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LE SENS HUMAIN DES MYTHOLOGIES SELON LUCRÈCE (Trad. Ernout, Belles-Lettres)

Publié le 06/02/2011

Extrait du document

Ainsi jamais les êtres ne cesseront de naître les uns des autres, et la vie n'est la propriété de personne, mais l'usufruit de tous. Regarde maintenant en arrière ; et vois quel néant fut pour nous cette vieille période de l'éternité qui a précédé notre naissance. Voilà donc le miroir où la nature nous présente ce que nous réserve l'avenir après la mort.

Y voit-on apparaître quelque image horrible, quelque sujet de deuil ? N'est-ce pas un état plus paisible que n'importe quel sommeil ? De même assurément, tous les châtiments que la tradition place dans les profondeurs de l'Achéron, tous, quels qu'ils soient, c'est dans notre vie qu'on les trouve. Il n'est point, comme le dit la fable, de malheureux Tantale craignant sans cesse l'énorme rocher suspendu sur sa tête et paralysé d'une terreur sans objet : mais c'est plutôt la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels, et la peur des coups dont le destin menace chacun de nous. Il n'y a pas non plus de Tityos gisant dans l'Achéron, déchiré par des oiseaux ; et ceux-ci d'ailleurs dans sa vaste poitrine ne sauraient trouver de quoi fouiller pendant l'éternité. Si effroyable que fût la grandeur de son corps étendu, quand même, au lieu de ne couvrir que neuf arpents de ses membres écartelés, il occuperait la terre tout entière, il ne pourrait pourtant endurer jusqu'au bout une douleur éternelle, ni fournir de son propre corps une pâture inépuisable. Mais pour nous Tityos est sur terre : c'est l'homme vautré dans l'amour que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une crainte anxieuse, ou dont le cœur se fend dans les peines de quelque autre passion. Sisyphe lui aussi existe dans la vie ; nous l'avons sous nos yeux, qui s'acharne à briguer auprès du peuple les faisceaux et les haches redoutables, et qui toujours se retire vaincu et plein d'affliction. Car solliciter le pouvoir qui n'est qu'illusion et n'est jamais donné, et dans cette recherche supporter sans cesse de dures fatigues, c'est bien pousser avec effort sur la pente d'une montagne un rocher qui, à peine au sommet, retombe et va aussitôt rouler en bas dans la plaine. De même repaître sans cesse les désirs de notre âme ingrate, la combler de biens sans pouvoir la rassasier jamais, à la manière des saisons lorsque, dans leur retour annuel, elles nous apportent leurs produits et leurs grâces diverses, sans que jamais pourtant notre faim de jouissances en soit apaisée, c'est là, je pense, ce que symbolisent ces jeunes filles dans la fleur de l'âge, que l'on dit occupées à verser de l'eau dans un vase sans fond, que nul effort ne saurait jamais remplir. Cerbère, et les Furies encore, et le manque de lumière (lacune) le Tartare dont les gorges vomissent d'effroyables flammes, qui n'existent nulle part et ne peuvent en effet exister. Mais il y a dans la vie pour d'insignes méfaits une crainte insigne des châtiments, et pour le crime, l'expiation : prison, effroyable chute du haut de la roche, verges, bourreaux, carcan, poix, lame rougie, torches ; et même en l'absence de ces punitions, l'âme consciente de ses crimes et prise de terreur à leur pensée s'applique à elle-même l'aiguillon, se donne la brûlure du fouet, sans voir cependant quel peut être le terme de ses maux, quelle serait à jamais la fin de ses peines, et craignant au contraire que les uns et les autres ne s'aggravent dans la mort. Enfin c'est ici-bas que la vie des sots devient un véritable enfer.   

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