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Paul Ricoeur, Philosophie de la volonté, t. II Finitude et culpabilité, I : L'homme faillible

Publié le 16/03/2011

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   Caractère    « Ces divers aspects de la finitude, — perspective, dilection originaire de soi même, persévération et inertie, — viennent se rassembler dans la notion de caractère-Ce que ceci leur ajoute, c'est la considération d'une totalité, la totalité finie de mon existence. Le caractère, c'est l'ouverture finie de mon existence, prise comme un tout.    Mais comment puis-je considérer mon existence comme une totalité finie? Cette limitation se distinguera-t-elle de celle d'une grandeur? Il ne le semble pas, du moins pour le sens commun qui ne voit pas autre chose dans le caractère que cette possibilité que chacun offre à autrui de tracer son « portrait «; or le portrait est à la fois une figure close, un contour fermé qui détache la forme du fond, et une somme finie de marques distinctives, dressée par un spectateur étranger. Cette métaphore du « portrait « oriente vers une idée tout à fait inexacte du caractère et de son type de finitude. La caractérologie elle-même, mal comprise, risque d'entretenir l'illusion qu'on pourrait reconstituer le caractère avec un nombre fini de composantes simples, telles que l'émotivité, l'activité, la secondarité, combinées de façon variable; mais cette finitude de la formule caractérologique exprime seulement l'impuissance de notre combinatoire abstraite; elle manifeste la pauvreté des types moyens, de ces « êtres de raison « qui nous aident à reconnaître pragmatiquement un individu et nous autorisent à attendre de lui un comportement probable. Par rapport à la finitude de la formule caractérologique l'individu est infini : une telle formule en effet reste tributaire de la pensée classificatrice; or, comme l'avait bien vu Kant, la loi de la spécification exige la division à l'infini des genres en espèces et sous-espèces parce que aucune espèce ne peut être considérée en elle-même comme une espèce dernière (De l'usage régulateur des Idées de la Raison Pure, A 656).    La finitude du caractère n'est donc pas celle de la formule caractérologique dans une science des caractères. Qu'est-elle donc?    C'est ici qu'il faut tenter d'interpréter l'idée de caractère par l'idée de perspective ou de point de vue qui nous a paru originairement liée à celle d'ouverture; elle seule peut nous faire comprendre que le caractère est une limite inhérente à la fonction médiatrice du corps propre, l'étroitesse originelle de mon ouverture.    Mais comment passer de l'idée de perspective, à celle de caractère? Ma perspective était une finitude perceptive, c'est-à-dire l'aspect fini de mon ouverture sur le monde en tant que monde des choses; la notion de point de vue était donc corrélative de l'apparition de certaines constantes d'apparition, que Hegel appelle le « résultat tranquille « dans lequel s'enfonce le devenir; le flux de l'apparaître se noue dans des concrétions du devenir, dans des centres de réalités, et ma vie de conscience se dépasse et se repose dans ces unités réelles : à elle va ma croyance originaire.    La notion de perspective désignait ainsi ma finitude relativement à la choséité de la « chose «. La perspective, c'est ma finitude pour la chose.    Comment parler de ma finitude à tous égards?    Il faudrait pouvoir remonter du portrait extérieur, de la formule caractérologique, à l'unité de style, à la valeur physionomique du caractère « en première personne «. Ce n'est pas absolument impossible si l'on est attentif à la portée révélatrice des « expressions « au sens large du mot. Bergson, dans sa célèbre analyse de l'acte libre, a aperçu tout le parti que la réflexion philosophique pouvait tirer de ces actes et de ces sentiments qui « représentent chacun l'âme entière, en ce sens que tout le contenu de l'âme se reflète en chacun d'eux «; entre certains actes expressifs et « la personnalité entière « il existe, dit-il, « cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste «. La question de savoir si ces actes hautement expressifs sont précisément ce que l'on cherche sous le nom d'acte libre ne nous intéresse pas ici, mais seulement la totalité qui se révèle à travers eux. Le fait remarquable, c'est que le caractère est une totalité qui ne se donne que dans les indices d'une expression. Certains sentiments sont expressifs en ce sens : « chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière «. La « profondeur « du sentiment n'est pas autre chose que cette puissance d'expression totale : « Ces sentiments, pourvu qu'ils aient atteint une profondeur suffisante, représentent chacun l'âme entière « ; le caractère — Bergson dit la personnalité — est tout entière dans un seul d'entre eux, « pourvu qu'on sache le choisir «.    On pourrait appeler cette totalité manifestée par un seul acte ou un seul sentiment bien choisi le champ total de motivation (ce que Bergson suggère encore par cette belle expression : « notre idée personnelle du bonheur et de l'honneur «); l'idée de champ de motivation a un aspect moins éthique et plus psychologique que la notion bergso-nienne; elle a en outre l'avantage de rappeler que le caractère n'est pas du tout un portrait qu'on peut tracer du dehors, mais qu'il doit être repris en coïncidant avec un de ces actes hautement expressifs, avec un de ces sentiments profonds vécus en moi-même ou compris en autrui.    Que signifie alors la finitude du caractère? Loin d'être une chose bornée, c'est l'ouverture limitée de notre champ de motivation considéré dans son ensemble. Nous appliquons ainsi la dialectique d'ouverture et de fermeture, élaborée à l'occasion de la perspective de perception, à la notion de champ total de motivation, atteinte par le moyen de l'expression. Le caractère, que nous avons appelé ailleurs la manière finie de la liberté, nous apparaît maintenant, après le détour par l'idée de perspective, comme l'orientation perspectiviste de notre champ de motivation considéré dans son ensemble.    Cette liaison entre l'ouverture et la fermeture au niveau de « l'âme entière «peut être explicitée de la manière suivante : l'ouverture de mon champ de motivation, c'est mon accessibilité de principe à toutes les valeurs de tous les hommes à travers toutes les cultures. Mon champ de motivation est ouvert à l'humain dans son ensemble. C'est le sens du fameux mot : « rien d'humain ne m'est étranger «. Je suis capable de toutes les vertus et de tous les vices; il n'est point de signe de l'homme radicalement incompréhensible, point de langue radicalement intraduisible, pas d'œuvre d'art à quoi mon goût ne puisse s'étendre. Mon humanité est cette accessibilité de principe à l'humain hors de moi. Elle fait de tout homme mon semblable.    Mon caractère, ce n'est pas le contraire de cette humanité : c'est cette humanité aperçue de quelque part; c'est la ville entière aperçue sous un certain angle. C'est la totalité partiale; pour parler comme Alain qui mieux que personne a compris la paradoxale synthèse de l'universel et du singulier dans la personne : « en n'importe quel corps humain, toutes les passions sont possibles, toutes les erreurs sont possibles... toujours il est vrai selon la formule de vie inimitable que chacun a pour lui. 11 y a autant de manières d'être méchant et malheureux qu'il y a d'hommes sur la planète. Mais il y a un salut pour chacun aussi, et propre à lui, de la même couleur, du même poil que lui «.    Il faut croire que toutes les valeurs sont accessibles à tous les hommes mais par un côté qui soit propre à chacun; c'est en ce sens que « chacun « est « homme «.    C'est pourquoi mon caractère n'est jamais aperçu en lui-même; il ne l'est pas plus que l'origine de la perception n'est elle-même objet de perception. Je ne vise pas « mon « idée personnelle du bonheur et de l'honneur; mais « le « bonheur et « l' « honneur; « mon « caractère est impliqué dans l'humanité de mon existence singulière comme l'origine zéro de mon champ de motivation; je ne le rencontre pas non plus comme une borne extérieure; car il n'est pas un destin qui gouverne ma vie du dehors, mais la manière inimitable dont j'exerce ma liberté d'homme; je ne le devine et ne le désigne que par allusion, dans le sentiment de la différence qui me fait autre que tout autre; ou plutôt : autre que mon semblable; car autrui, c'est un homme semblable et un caractère autre, aussi ne puis-je pas plus saisir la singularité d'un caractère à part de son universelle humanité que je ne puis disjoindre l'étroitesse d'un point de vue perceptif de son ouverture sur un panorama d'objets et, par delà ceux-ci, sur un horizon de perceptibilité sans fin.    Le caractère est l'étroitesse de cette « âme entière « dont l'humanité est l'ouverture. Ensemble mon caractère et mon humanité font de ma liberté une possibilité illimitée et une partialité constituée.    Cette idée de partialité constituée nous aidera à faire le dernier pas le caractère, disions-nous, n'est pas un destin qui me gouverne du dehors; et pourtant il est d'une certaine façon destin, et cela doublement : d'abord comme immuable, et ensuite comme reçu, comme hérité.    Comment introduire ces deux aspects « destinaux « du caractère sans le réduire à nouveau à une chose? Une ultime réflexion sur le thème de la perspective nous y aidera.    L'immutabilité du caractère n'est rien d'autre finalement que l'aspect le plus radical, le plus originaire, si l'on peut dire, de l'idée d'origine perspectiviste. L'origine zéro de la perception, ce que nous appelons notre point de vue, n'est pas encore une vraie origine; je peux changer l'origine de tous mes spectacles : c'est l'affaire du mouvement. Mais si je peux changer de place, je ne peux changer de caractère; il n'y a plus de mouvement par lequel je changerais l'origine zéro de mon champ total de motivation; il n'y a même pas de mouvement spirituel qui ait la vertu de changer l'origine de mes plus fondamentales évaluations; la conversion la plus radicale ne saurait être un changernent de caractère, sous peine de faire de moi non seulement une « nouvelle créature «, mais un autre individu : ma vie peut être orientée par rapport à une nouvelle constellation d'étoiles fixes, c'est-à-dire par rapport à un nouveau noyau de valeurs qui ne sont pas remises en question par les valeurs médiates et plus proches de la vie ordinaire : mais c'est encore de la même main et du même poil, comme disait Alain, que je serai généreux et que j'aurai été avare.    J'atteins ici l'idée d'une origine immobile, au sens propre, de tous les changements, de points de vue, d'une perspective immuable, en ce sens que je ne puis y « entrer « et que je ne saurais la « quitter «; c'est en ce sens que mon caractère est l'origine radicalement non choisie de tous mes choix.    Du caractère comme immuable au caractère comme hérité on peut passer par la considération suivante.    Si je ne peux changer de caractère, si je ne peux élire ni renier sa perspective, il faut dire non seulement que le caractère est immuable, mais qu'il est indiscernable du fait de mon existence. Que veux-je dire quand j'appelle mon caractère un fait? Ceci : aussi loin que je me souvienne, j'étais déjà cette ouverture finie sur l'universelle condition humaine. Il n'y a point de commencement à cette situation qui appartienne à la conscience et soit susceptible d'être reprise dans un choix de moi-même. Tous les points de vue sont à partir de cette origine non posée de toutes mes positions prises : mon caractère n'est pas issu d'une prise de position.    Or, je ne dis rien d'autre quand je dis que je suis né. Ma naissance désigne ce fait premier que mon existence est elle-même une limite fuyante en deçà de tous mes souvenirs les plus lointains, le commencement toujours antérieur vers lequel s'enfonce la mémoire balbutiante de ma petite enfance; cet événement pour les autres me signale à moi-même mon état d'être déjà né. Ma naissance n'est donc pas autre chose que mon caractère; dire que je suis né, c'est seulement signaler mon caractère comme cela que je trouve; ma naissance désigne le « ayant été «, l'indice de passé qui adhère à l'état d'exister. Ma naissance, c'est le déjà là de mon caractère.    Cette origine originaire, il suffit que je me l'oppose à moi-même; que je la traite en objet, par conséquent que j'oublie sa fonction de pôle de perspective, pour qu'elle m'apparaisse comme une fatalité extérieure, comme un décret irrévocable qui pèse du dehors sur ma vie. Ainsi naît cette caricature du caractère que nous avons appelée le portrait ou la formule caractérologique. Mais il fallait le long détour de l'interprétation perspectiviste du caractère pour découvrir le destin lui-même comme une fonction de l'existence en première personne. «    Paul Ricœur.

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« après le détour par l'idée de perspective, comme l'orientation perspectiviste de notre champ de motivation considérédans son ensemble. Cette liaison entre l'ouverture et la fermeture au niveau de « l'âme entière »peut être explicitée de la manièresuivante : l'ouverture de mon champ de motivation, c'est mon accessibilité de principe à toutes les valeurs de tousles hommes à travers toutes les cultures.

Mon champ de motivation est ouvert à l'humain dans son ensemble.

C'estle sens du fameux mot : « rien d'humain ne m'est étranger ».

Je suis capable de toutes les vertus et de tous lesvices; il n'est point de signe de l'homme radicalement incompréhensible, point de langue radicalement intraduisible,pas d'œuvre d'art à quoi mon goût ne puisse s'étendre.

Mon humanité est cette accessibilité de principe à l'humainhors de moi.

Elle fait de tout homme mon semblable. Mon caractère, ce n'est pas le contraire de cette humanité : c'est cette humanité aperçue de quelque part; c'est laville entière aperçue sous un certain angle.

C'est la totalité partiale; pour parler comme Alain qui mieux que personnea compris la paradoxale synthèse de l'universel et du singulier dans la personne : « en n'importe quel corps humain,toutes les passions sont possibles, toutes les erreurs sont possibles...

toujours il est vrai selon la formule de vieinimitable que chacun a pour lui.

11 y a autant de manières d'être méchant et malheureux qu'il y a d'hommes sur laplanète.

Mais il y a un salut pour chacun aussi, et propre à lui, de la même couleur, du même poil que lui ». Il faut croire que toutes les valeurs sont accessibles à tous les hommes mais par un côté qui soit propre à chacun;c'est en ce sens que « chacun » est « homme ». C'est pourquoi mon caractère n'est jamais aperçu en lui-même; il ne l'est pas plus que l'origine de la perception n'estelle-même objet de perception.

Je ne vise pas « mon » idée personnelle du bonheur et de l'honneur; mais « le »bonheur et « l' » honneur; « mon » caractère est impliqué dans l'humanité de mon existence singulière commel'origine zéro de mon champ de motivation; je ne le rencontre pas non plus comme une borne extérieure; car il n'estpas un destin qui gouverne ma vie du dehors, mais la manière inimitable dont j'exerce ma liberté d'homme; je ne ledevine et ne le désigne que par allusion, dans le sentiment de la différence qui me fait autre que tout autre; ouplutôt : autre que mon semblable; car autrui, c'est un homme semblable et un caractère autre, aussi ne puis-je pasplus saisir la singularité d'un caractère à part de son universelle humanité que je ne puis disjoindre l'étroitesse d'unpoint de vue perceptif de son ouverture sur un panorama d'objets et, par delà ceux-ci, sur un horizon deperceptibilité sans fin. Le caractère est l'étroitesse de cette « âme entière » dont l'humanité est l'ouverture.

Ensemble mon caractère etmon humanité font de ma liberté une possibilité illimitée et une partialité constituée. Cette idée de partialité constituée nous aidera à faire le dernier pas le caractère, disions-nous, n'est pas un destinqui me gouverne du dehors; et pourtant il est d'une certaine façon destin, et cela doublement : d'abord commeimmuable, et ensuite comme reçu, comme hérité. Comment introduire ces deux aspects « destinaux » du caractère sans le réduire à nouveau à une chose? Une ultimeréflexion sur le thème de la perspective nous y aidera. L'immutabilité du caractère n'est rien d'autre finalement que l'aspect le plus radical, le plus originaire, si l'on peutdire, de l'idée d'origine perspectiviste.

L'origine zéro de la perception, ce que nous appelons notre point de vue,n'est pas encore une vraie origine; je peux changer l'origine de tous mes spectacles : c'est l'affaire du mouvement.Mais si je peux changer de place, je ne peux changer de caractère; il n'y a plus de mouvement par lequel jechangerais l'origine zéro de mon champ total de motivation; il n'y a même pas de mouvement spirituel qui ait la vertude changer l'origine de mes plus fondamentales évaluations; la conversion la plus radicale ne saurait être unchangernent de caractère, sous peine de faire de moi non seulement une « nouvelle créature », mais un autreindividu : ma vie peut être orientée par rapport à une nouvelle constellation d'étoiles fixes, c'est-à-dire par rapportà un nouveau noyau de valeurs qui ne sont pas remises en question par les valeurs médiates et plus proches de lavie ordinaire : mais c'est encore de la même main et du même poil, comme disait Alain, que je serai généreux et quej'aurai été avare. J'atteins ici l'idée d'une origine immobile, au sens propre, de tous les changements, de points de vue, d'uneperspective immuable, en ce sens que je ne puis y « entrer » et que je ne saurais la « quitter »; c'est en ce sensque mon caractère est l'origine radicalement non choisie de tous mes choix. Du caractère comme immuable au caractère comme hérité on peut passer par la considération suivante. Si je ne peux changer de caractère, si je ne peux élire ni renier sa perspective, il faut dire non seulement que lecaractère est immuable, mais qu'il est indiscernable du fait de mon existence.

Que veux-je dire quand j'appelle moncaractère un fait? Ceci : aussi loin que je me souvienne, j'étais déjà cette ouverture finie sur l'universelle conditionhumaine.

Il n'y a point de commencement à cette situation qui appartienne à la conscience et soit susceptibled'être reprise dans un choix de moi-même.

Tous les points de vue sont à partir de cette origine non posée de toutesmes positions prises : mon caractère n'est pas issu d'une prise de position. Or, je ne dis rien d'autre quand je dis que je suis né.

Ma naissance désigne ce fait premier que mon existence estelle-même une limite fuyante en deçà de tous mes souvenirs les plus lointains, le commencement toujours antérieur. »

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