Devoir de Philosophie

Blaise Pascal par Georges Gusdorf Professeur à l'Université de Strasbourg Pascal n'appartient à personne.

Publié le 05/04/2015

Extrait du document

pascal
Blaise Pascal par Georges Gusdorf Professeur à l'Université de Strasbourg Pascal n'appartient à personne. Un éditeur bien pensant publiait naguère un recueil des Pensées catholiques de Pascal (Spes, 1935) L'auteur de ce choix, Maurice Souriau, affirmait dans sa préface la nécessité d'expurger Pascal, en procédant à la " discrimination du bon et du mauvais ", afin qu'il puisse être mis entre toutes les mains. Cette audace naïve fait bien voir que l'on ne peut lire Pascal sans danger, car Pascal sans danger ne serait plus Pascal. Bayle, compilateur intrépide du Dictionnaire historique et critique, et précurseur des Encyclopédistes, fut peut-être le premier à dénoncer dans Pascal un " individu paradoxe de l'espèce humaine " ; Sainte-Beuve, dans son Port-Royal, reprend la formule et l'approuve, sans savoir qu'au même moment le Danois Kierkegaard revendique comme des titres de noblesse de la condition chrétienne ces notions d'Individu et de Paradoxe, liées selon lui à toute affirmation dans le temps de la vérité éternelle. Dans l'histoire de l'esprit humain, Pascal intervient comme un signe de contradiction, qui n'a cessé de fasciner, de scandaliser d'âge en âge les penseurs les plus valables. Il est ridicule de prétendre lever la contradiction dont Pascal a vécu et dont il est mort. Il faut, pour lui rendre justice, essayer de le reconnaître tel qu'il est, sans oublier que la contradiction et le scandale demeurent à travers le temps l'une des marques les plus certaines de la sainteté. Et tout d'abord, il faut comprendre Pascal en son temps, qui est un temps d'insécurité où les structures sociales et mentales menacent bien souvent de se dissoudre. 1623-1662 : quarante ans à peine, mais en 1623 il n'y a pas si longtemps que le bon roi Henri IV est mort, le pacificateur des guerres de religion ; il y a trente ans que Montaigne a disparu. Élevé parmi les troubles de l'âge de Richelieu, Pascal arrive à l'âge d'homme parmi les troubles de l'âge de Mazarin ; le petit Pascal a cinq ans au moment du siège de La Rochelle, il en a vingt-cinq au temps de la Fronde ; son père, agent du pouvoir central, subit dans sa carrière le contrecoup des vicissitudes du temps. Et ceci explique assez bien le réalisme politique de Pascal ; son scepticisme en ce domaine est une réaction naturelle à tous les désordres dont il est le témoin. Lorsque Pascal meurt, le grand âge classique français commence à peine ; le siècle de Louis XIV s'annonce seulement dans sa prestigieuse splendeur. Le temps de Pascal est donc une période critique plutôt qu'une période organique. Ou plutôt, il faut voir que Pascal se situe entre deux âges, entre l'effervescence renaissante, le grand tremblement de terre du XVIe siècle, et la stabilité de l'ordre classique. Le Moyen Âge chrétien s'était logé comme un bernard-l'ermite dans la coquille vide du cosmos aristotélicien. Renaissance et Réforme ont rompu le charme, brisé à jamais la carapace d'évidences unanimes au sein de laquelle l'humanité d'Occident poursuivait son paisible sommeil dogmatique. Des mondes nouveaux sont apparus aux navigateurs des océans comme aux explorateurs des espaces célestes ; des valeurs inédites se sont affirmées, d'autres, qu'on avait oubliées, ont retrouvé leur prestige ancien. Cette nouvelle naissance de l'homme d'Occident au seuil des temps modernes, obligé d'assumer la pluralité des mondes, des religions et des sociétés, impose au penseur la tâche démesure d'un renouvellement de toutes les valeurs. Il faut refaire l'unité de la tunique déchirée de la foi, de la raison, de la civilisation, - et les lignes de partage ne sont pas au dehors seulement, sur la carte du monde ; elles divisent aussi chaque homme contre lui-même. Les systèmes de sécurité traditionnels de la théologie et de la piété, de la logique et de la science, ont perdu toute efficace. Une existence qui se veut lucide se découvre radicalement exposée, comme en porte-à-faux sur le vide, en proie à une désorientation ontologique. Pascal est, de la manière la plus exemplaire, cet homme qui a perdu son lieu, et qui lutte, en un combat douteux et sur plusieurs fronts, désespérément, pour le retrouver. Il paraît dès lors tout à fait normal que la formation intellectuelle de Pascal ait été celle d'un amateur. Pas d'école, pas de séminaire, ni les collèges à l'ancienne mode, ni les institutions modernes des Jésuites où s'instruisit Descartes. Pascal n'est l'ancien élève de personne, sinon de son père qui invente, pour ses années d'apprentissage, une méthode nouvelle, selon des normes toutes rationnelles. Cette robinsonnade pédagogique, où l'on retrouve comme un écho des enfances de Montaigne, révèle chez Estienne Pascal, le père, la prise de conscience d'une situation où il importe de partir à zéro, dans un vide de significations. L'histoire de la redécouverte par l'enfant Pascal d'un théorème d'Euclide, digne de figurer comme un épisode dans l'épopée de l'Emile, est plus vraie que la vérité même. Le père a aidé son fils à devenir ce qu'il était ; Pascal s'est fait lui-même, ce qui lui vaudra l'incompréhension de tous les pédagogues patentés. Un commentateur, l'abbé Baudin, déplore que sa bibliothèque n'ait contenu " ni un Platon, ni un Aristote, ni aucun des philosophes anciens "..., et que son bagage théologique n'ait comporté aucune connaissance bien sérieuse de saint Thomas, de Duns Scot ni de Suarez... Pascal n'est pas un docteur en théologie, ni un professeur de philosophie, ni un savant de profession ; Pascal ne possède aucun diplôme pour authentifier son génie. Il n'est en toutes ses tentatives qu'un amateur distingué. Mais en cette période confuse où tout est possible, où le sort de la vérité se trouve mis en question dans sa totalité, peut-être l'amateur, libre de toute tradition et de toute orthodoxie, est-il seul capable d'oser l'entreprise. Il faut découvrir le nouveau visage de l'homme, du monde et de Dieu, puis difficilement négocier leurs rapports. Montaigne fut un amateur aussi, gentleman-philosophe retranché dans sa tour, au-dessus de la mêlée des guerres de religion ; et Descartes lui-même, soldat, voyageur, exilé, conscient de s'avancer seul dans les ténèbres. Comme Montaigne et comme Descartes, ses grands interlocuteurs, ses ennemis intimes, Pascal mènera une existence en marge, volontairement obscure ; mais il n'est ni prudent, ni sage, ni stoïcien, et c'est en quelque sorte malgré lui qu'il se trouvera mêlé de toute sa passion aux grand...
pascal

« par Georges Gusdorf Professeur à l'Université de Strasbourg. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles