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C. E. 24 nov. 1961, MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS c. CONSORTS LETISSERAND, Rec. 661

Publié le 01/10/2022

Extrait du document

« RESPONSABILITÉ - PRÉJUDICE MORAL C.

E.

24 nov.

1961, MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS c.

CONSORTS LETISSERAND,-Rec.

661 (S.

1962.82, concl.

Heumann, note Vignes; D.

1962.34, concl.

Heumann; R.

D.

P..

1962.330, note Waline; J.

C.

P.

1962.II.12425, note Luce; A.

J.

1962.22, chr.

Galabert et Gentot). ...

En ce qui concerne le sieur Letisserand (Camille) : Considérant qué s'il n'est pas établi - ni mê_me allégué - que le décès du sieur Letisserand (Paul) ait causé au sieur Letisserand (Camille) un dommage matériel ou ait entraîné des troubles dans ses conditions d'existencë, la douleur morale qui est résultée pour ce dernier de la disparition prématu­ rée de son fils est par elle-même génératrice d'un préjudice indemnisable; qu'il sera fait une exacte appréciation des circonstances de l'affaire en allouant de ce chef au sieur Letisserand (Camille) une indemnité de 1 000 NF; ...

(Annulation : indemnité). OBSERVATIONS Le 3 mai 1955, un camion des· Ponts et Chaussées entra en collision avec une motocyclette conduite par le sieur Paul Letisserand et sur le tansad de laquelle avait pris place le jeune fils de ce, dernier, âgé de sept ans.

Les deux passagers de la motocyclette furent tués.

Des demandes d'indemnité furent adressées à l'administration, d'une part par la dame Letisserand agissant tant en son nom personnel que comme tutrice de ses trois enfants mineurs, d'autre part par le sieur Camille Letisse­ rand, père et grand-père des victimes.

Si le principe même de la responsabilité du département de l'Allier,, pour le compte duquel le camion des Ponts et Chaussées ·circulait, ne soulevait guère de difficulté, il en allait autrement pour certaines des demandes d'indemnité.

Sans doute la dame Letisserand pou­ vait-elle faire état de divers dommages d'ordre matériel (frais de réparation de la motocyclette, privation des revenus du ménage, troubles dans ses conditions d'existence).

Le père de la victime, en revanche, ne pouvait guère invoquer que la douleur morale, le chagrin, que lui avait causés la mort prématurée de son fils.

Une indemnité pouvait-elle être accordée de ce chef? Telle est la question qu'avait à résoudre l'assemblée plénière statuant au contentieux. La jurisprudence administrative exige traditionnellement que, pour être susceptible de réparation, le préjudice subi soit évaluable en argent.

Le Conseil d'État accepte cependaµt depuis longtemps de réparer,, .outre le dommage matériel pro­ prement dit, certains préjudices moraux qui lui paraissent susceptibles d'être appréciés en argent et qui constituent ce qu'un commissaire du gouvernement (Fougère, concl.

sur C.E. 29 oct.

1954, Bondurand, D.

1954.767) a appelé la « partie sociale du patrimoine moral».

C'est ainsi qu'il a accepté de réparer le préjudice esthétique (C.E.

11 juill.

1947, Salgues, Rec.

315; 23 mars 1962, Caisse régionale de sécurité sociale de Normandie, Rec.

211, concJ.

Heumann), les atteintes à l'hon­ neur (C.

E.

8 déc.

1948, Epoux Brusteau, Rec.

465; R.

D.

P. 1949.228, concl.

Chardeau, note Jèze : préjudice résùltant de mentions diffamatoires contenues dans une décision adminis­ trative), à la réputation (C.E.

3 avr.

1936, Sudre, Rec.

452; D.

1936.3.57 : préjudice subi par un sculpteur qui avait fait don à son village natal d'une fontaine qui fut mal entretenue et dut finalement être démolie) ou aux convictions religieuses (C.E. 7 mars 1934, Abbé Belloncle, Rec.

309 : préjudice résultant pour un ministre du culte de sonneries de cloches illégalement ordonnées par le maire), le préjudice moral résultant de la saisie d'un journal (C.E.

4 nov.

1966, Ministre de l'intérieur c. société « Le Témoignage Chrétien», Rec.

584; J.

C.

P. 1967.II.14914� note Drago; A.

J.

1967.32, chr.

Lecat et Massot; A.

J.

1967.40, concl.

Mme Questiaux).

De même, après avoir refusé de réparer la souffrance physique (pretium doloris), le Conseil d'État accepta d'indemniser, d'abord la souffrance physique « exceptiopnelle» (C.E.

24 avr.

1942, Moreil, Rec.

136; R.

D.

P.

1943.80, concl.

Léonard, note Bonnard), puis toute souffrance physique « de nature à ouvrir droit à réparation», c'est-à-dire toute souffrance tant soit peu sérieuse (C.E.

6 juin 1958, Commune de Grigny, Rec: 323; S.

1958.319 et D.

1958.551, concl.

Chardeau; A.

J.

1958.Il.313, chr.

Four­ nier et Combarnous).

Enfin, sous le_couvert de la réparation des « troubles de toute nature apportés dans 'les conditions ô'existence >> du requérant, le Conseil d'État en était arrivé à indemniser des préjudices moraux fort proches de la simple douleur morale; il avait ainsi accordé des indemnités aux parents, même naturels; d'un enfant mineur décédé dans ·un accident imputable à l'administration, alors que la perte de l'enfant ne leur causait aucun préjudice matériel (C.

E.

17 déc. 1948, Epoux Marx, Rec.

484; R.

D.

P.

1949.232, concl.

Gazier, note Jèze; � 18 nov.

1960, Savelli, Rec.

640), ou à une jeune fille injustement soupçonnée d'avoir transmis une maladie véné- rienne et contrainte pour ce motif de se soumettre à un examen médical (C.E.

5 juill.

1957, Département de la Sarthe c.

Dlle Artus, Rec.

454; D.

1958.188, note Blaevoet; A.

J.

1957.11.320, ·concl.

Tricot; A.

J.

1957.II.395, chr.

Fournier et Braibant). Mais le Conseil d'État refusait traditionnellement d'aller plus loin et d'indemniser ouvertement la « partie affective du patri­ moine moral», c'est-à-dire la douleur morale, le chagrin.

Cette exclusion du petrium affectionis se fondait sur l'affirmation péremptoire que « la douleur morale, n'étant pas appréciable en argent, ne constitue pas un dommage susceptible de donner • lieu à réparation».

Elle était d'autant plus vivement combattue .que les tribunaux judiciaires acceptent depuis la fin du XIXe siè, cle de réparer la douleur morale et qu'ils admettent aujourd'hui l'indemnisation, non seulement pour la rupture des liens d'af­ fection entraînée par la mort, mais aussi pour les inquiétudes et les angoisses causées aux proches parents par les blessures ou l'infirmité de la victime ou par le spectacle d'un être souffrant (C!tsS.

civ.

22 oct.

1946, D.

1947.59).

La position du Conseil d'Etat.

était tellement contestée qu'à plusieurs reprises des tribunaux administratifs prirent l'initiative d'accorder une répa­ ràtion, pour la douleur morale (T.

A.

Lille 28 févr.

1958, Dame Vve Cousinard, Rec.

689; S.

1958.153 et D.

1958.216, concl. Delevallé; A.

J.

1958.II.105, concl.

Delevallé; - T.

A.

Nantes 14 mars 1958, Époux Rigollet, Rec.

699; - T.

A.

Bordeaux 15 févr.

1961, Meunier, A.

J.

1961.361, concl.

Luce; Rev.

Adm. 1961.154, concl.

Luce, note Liet-Veaux).

D'autre part le com­ missaire du gouvernement Foug�re, concluant en 1954 devant l'assemblée plénière du Conseil d'État dans une affajre particu­ lièrement douloureuse (un jeune homme avait perdu toute sa famille dans un accident d'automobile), demanda instamment l'abandon d'une jurisprudence dont il démontra la faiblesse: le Conseil d'État se contenta pourtant de reprendre son affirma­ tion traditionnelle (C.E.

29 oct.

1954, Bondurand, Rec.

565; D.

1954.767, concl.

Fougèr�, note de Laubadère). La doctrine et la pratique redoublèrent leurs critiques contre une jurisprudence aussi peu défendable : il _était difficile d'ex­ pliquer aux justiciables que le Conseil d'Etat se considérait comme incapable d'évaluer en argent un préjudice que les juges judiciaires réparent depuis plus d'un demi-siècle; pourquoi, d'autre part, l'idée que « les larmes ne se monnayent pas» aurait-elle cours devant l'un des ordres juridictionnels et non devant l'autre? Ces critiques furent notamment évoquées lors des débats parlementaires qui ont conduit à la loi du 31 déc. 1957 transférant aux tribunaux judiciaires le contentieux des accidents causés par des véhicules administratifs. Aussi le commissaire du gouvernement Heumann crut-il pouvoir faire l!ne nouvelle tentative devant l'assemblée plénière du Conseil d'Etat dans l'affaire Letisserand.

Il montra d'abord que l'indemnisation de la douleur morale était possible.

En quoi est-il plus difficile d'évaluer en argent le chagrin que, la souffrance physique? Sans doute la réparation pécuniaire n'ef­ facera-t-elle jamais tout à fait l'atteinte aux sentiments d'affec­ tion; mais « cette imperfection ne saurait cependant justifier le refus de toute indemnité, car mieux vaut une réparation impar­ faite qu'une absence totale de réparation».

Au surplus, ·ajoutait M.

Heumann, « il ne s'agit pas de remplacer, dans un patri­ moine, un élément de valeur déterminée par une indemnité équivalente...

L'octroi d'une somme en argent tend seulement à procurer une satisfaction, un plaisir, qui peut atténuer, voire même effacer, le sentiment de peine».

Mais une telle répara­ tion ne heurte-t-elle pas le sentiment moral? Le commissaire du gouvernement ne le pensitit pas : « un avantage.... »

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