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Article de presse: Yougoslavie, un mort-né de soixante-treize ans

Publié le 22/02/2012

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25 juin 1991 -   Depuis plus de soixante-dix ans, tout le monde se demande comment peut vivre encore cet Etat nommé Yougoslavie, ou Slavie du Sud. Il naquit en décembre 1918 et se donna pour premier père un membre de la dynastie des Karageorgevitch. C'était alors le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, constitué par l'ancienne Serbie indépendante, qui avait ramassé dans le voisinage les débris de l'empire des Habsbourg. Pour gagner à leur cause Croates et Slovènes, les Serbes avaient promis, pendant la guerre, de créer un ensemble qui les mettrait en valeur. Sitôt après avoir établi sa propre dictature, le roi s'empressa d'oublier cet engagement. Les nouveaux territoires furent traités en pays annexés. Entre les deux guerres, la Yougoslavie fut, pour son malheur et celui de l'Europe, un Etat centralisé. Des Croates révoltés par le " chauvinisme serbe " voulurent riposter par la violence à ce qu'ils tenaient pour l'oppression. Sous la conduite de Pavelitch, qui avait fait de Mussolini son modèle, ces extrémistes se retrouvèrent dans une société secrète, celle des oustachis, qui prétendait conquérir par la terreur pouvoir et indépendance. Ce sont eux qui commanditèrent l'assassinat à Marseille, par un Macédonien, le 9 octobre 1934, du roi Alexandre, et par la même occasion, de Louis Barthou, ministre français des affaires étrangères.    Les oustachis se crurent vainqueurs en 1941 lorsque Hitler envahit la Yougoslavie. Ils avaient choisi le camp de l'Axe. Avec la bénédiction de leur protecteur, ils s'empressèrent de proclamer l'Etat indépendant et fasciste de Croatie, qui allait bien au-delà de l'actuelle République de ce nom. Certes, ils n'avaient pas la Dalmatie, cédée à l'Italie, ni, bien sûr, l'essentiel de la Slovénie, que se partageaient Allemands et Italiens, mais ils mangeaient un bon morceau de la Serbie puisque leur territoire s'étalait jusqu'à la porte de Belgrade, l'Albanie-en fait l'Italie, qui avait fait de ce pays son protectorat-annexant le Kosovo. La Hongrie prenait la Voïvodine, peuplée de Magyars. La Bulgarie s'étendait en Macédoine. Les oustachis croates croyaient prendre leur revanche en massacrant par dizaines de milliers les Serbes qui refusaient leurs choix et leurs pratiques. A la Libération, la note fut lourde. On estime à environ 100 000 le nombre de Croates exécutés pour avoir combattu parmi les oustachis.    Qui aurait osé prédire à cette époque la reconstitution d'une Yougoslavie ? La notion de Slaves du Sud était et reste, dans une large mesure, artificielle, d'autant qu'elle enveloppe des gens, Magyars ou Albanais, qui n'ont rien de slave. Quant aux autres, ils n'ont en commun ni l'Histoire, ni la religion, ni le niveau économique. Un peu la langue, mais sur ce point, ils s'acharnent à marquer leur différence.    La ligne de démarcation sépare ceux qui, au nord et à l'ouest, furent imprégnés de la civilisation des Habsbourg, et ceux qui au sud et à l'est furent marqués par Constantinople et l'empire ottoman. Les premiers, Slovènes et Croates, professent le catholicisme les seconds, Serbes, Macédoniens, Bosniaques, pratiquent la religion chrétienne orthodoxe ou l'islam. Les disparités économiques sont aussi grandes. C'est au milieu de ce pays que passe la frontière nord-sud.    Et la langue ? Les Serbes écrivent en cyrillique, les Croates en caractères latins. Pour le lecteur, ces deux peuples vivent, pensent, s'expriment dans des univers complètement étrangers l'un à l'autre. En fait, quand ils parlent, ils se comprennent fort bien pour peu qu'ils consentent à s'écouter.    La construction de 1918 n'aurait pu résister à l'épreuve de 1941-1945, si Tito n'avait bénéficié d'un exceptionnel concours de circonstances pour la remettre d'aplomb. Avec son armée de partisans, il disposait en 1945 de la seule force qui fût en état de contrôler le pays. Croate lui-même, bien que son communisme d'alors l'éloignât du nationalisme, il offrait à ses compatriotes une chance de prendre dans l'Etat nouveau la place qui leur était refusée avant la guerre. Tout en laissant, ou en faisant, tuer les Croates oustachis, il luttait avec autant de vigueur et parfois de cruauté contre ce qu'il appelait le " chauvinisme grand-serbe ". Mihaïlovitch, ainsi que ses tchetniks, fut condamné à mort ( il avait quand même combattu lui aussi l'occupant) parce qu'il faisait obstacle à l'instauration du communisme et aussi parce qu'il pouvait réincarner le chauvinisme serbe.    Afin d'empêcher la reprise des déchirements de l'entre-deux-guerres, Tito se mit d'accord avec le roi Pierre en décembre 1944 pour mettre sur pied un Etat fédéral et démocratique. Il se débarrassa des monarchistes à la première occasion. Il ne se soucia guère de la démocratie telle que l'entend le sens commun ( au tout début de son règne, Tito passait non sans raison pour le plus farouche des nouveaux chefs communistes). Du moins fut-il convaincu, dès la victoire, que, hors des structures fédérales, il n'y avait point de salut pour la Yougoslavie.    Il constitua donc un Etat composé jusqu'à ce jour de six Républiques fédérées : la Serbie, de loin la plus importante par la population; la Slovénie et la Croatie, qui se hissent au niveau des nations développées le Monténégro, qui apparaît comme une excroissance de la Serbie la Bosnie-Herzégovine, suffisamment hybride pour que beaucoup de ses habitants, même s'ils professent l'athéisme intégral, se réclament ouvertement d'une nationalité musulmane, ce qui n'existe nulle part ailleurs en queue de peloton, la Macédoine. Deux enclaves ont le statut de région autonome, à l'intérieur de la République serbe : le Kosovo albanais et la Voïvodine magyare.    La Fédération yougoslave prend véritablement son essor après la rupture avec l'URSS. Condamné par Staline, contraint de chercher à l'Ouest les concours indispensables, Tito cultiva sa différence et joua l'ouverture.    Cela ne marchait pas toujours très bien d'ailleurs du temps de Tito.    Déjà les Républiques se chamaillaient, les riches du Nord répugnaient à subventionner les pauvres du Sud qui gaspillaient cette aide en dépenses de prestige. Les sudistes prétendaient que pour décoller il leur fallait tous les équipements de base, même si ceux-ci faisaient double emploi avec ceux des Républiques voisines. Le pouvoir exécutif se concentrait dans les Républiques. Le pouvoir fédéral ne représentait presque plus rien. Tito gommait cette réalité.    La crainte du pire-le pire étant évidemment la menace soviétique-a disparu depuis que l'URSS a suffisamment à faire avec ses propres problèmes sans se charger de ceux des autres. Avec cette crainte a peut-être disparu le ciment de l'unité yougoslave. BERNARD FERON Le Monde du 20 mars 1991

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