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Le bonheur a la queue glissante

Publié le 07/04/2011

Extrait du document

Abla Farhoud est une écrivaine québécoise, d’origine libanaise. Dans les années 50, pour fuir la guerre qui sévit dans son pays, elle et sa famille immigrent à Québec dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. Le roman à analyser,  Le bonheur a la queue glissante parait pour la première fois  en 1998 et sera récompensé un an après sa publication par le prix France - Québec. Le Canada est un pays où l’immigration est assez forte et ce se ressent dans la littérature. En effet, la culture de chaque écrivain transparaît d’une manière ou d’une autre dans ses oeuvres littéraires. Dans le cas d’Abla Farhoud, l’auteur dramaturge tente de s’adapter dans un pays où la culture et la langue lui sont complètement étrangères.  Ce roman, proche de la biographie illustre la pensée d’un grand nombre d’hommes et de femmes venus des pays du Moyen-Orient et d’ailleurs, exilés, et qui ont du pour une raison ou une autre immigraient dans les pays occidentaux. Dans cette littérature venue d’ailleurs, le narrateur, intradiégétique homodiégetique, Dounia, raconte sa propre histoire, l’histoire d’une mère de famille libanaise immigrée au Canada. Entre le passé le présent et le futur, la vieille femme, âgée de soixante-quinze ans se recueille, elle se souvient, elle oublie. Dounia raconte sa vie, elle médite sur son passé et sur le malheur qu’elle a subi durant de longues années. Dans l’exil physique et psychologique, face à un mari qui ne prend pas soin d’elle et des enfants préoccupés à vivre leur vie, Dounia survit, solitaire, prisonnière d’un destin et d’une langue qu’elle ne maîtrise pas. Sa seule raison de vivre est sa famille, ses enfants et petits-enfants, elle veut vivre pour les voir vivre dans le bonheur. Ainsi, tout au long de la narration, Dounia partage avec son lecteur une partie de son secret enfoui au fond de sa pensée. Ce roman dont le titre est très significatif, traite du bonheur et de la fuite de celui-ci. On peut alors se demander jusqu’à quel point, le bonheur apparaît comme une émotion fragile et éphémère dans ce récit. Pour répondre à cette problématique, nous verrons tout d’abord que Dounia vit dans un enfermement continuel puis nous étudierons la manière selon laquelle la narratrice de plus en plus âgée met sur pied un système de communication à travers le plaisir culinaire qui lui permettra de tisser des liens plus ou moins étroits avec sa famille. 

 

L’idée de l’enfermement est prédominante dans ce texte, Dounia est prisonnière, et ce, autant au sens réel qu’au sens figuré du terme.  Après son mariage, Dounia a été contrainte de quitter à plusieurs reprises les lieux où elle s’établissait. À chaque fois elle était forcée d’essayer de s’adapter à un pays ou un village où culture et langage étaient différents de ce qu’elle connaissait auparavant, un pays.

Ce sentiment commence par l’exil, le fait d’avoir quitté un pays où elle a toujours vécu, l’arrivée au Canada est un élément déclencheur de toutes les formes d’isolement. Grâce à sa mémoire et les souvenirs qui lui restent de son passé. Dounia tente de se reconstruire une identité.

«Émigrer, s’en aller, laisser derrière soi ce que l’on va se mettre à appeler mon soleil,  mon eau, mes fruits, mes plantes, mes arbres, mon village. Quand on est dans son village natal, on ne dit pas mon soleil, on dit le soleil et c’est à peine si on en parle puisqu’il est là, il a toujours été là, on ne dit pas mon village puisqu’on l’habite...»                                                                          

Par le procédé le l’énumération, la femme témoigne ici de la difficulté à quitter un pays qui est notre, de plus, par la répétition des déterminants  mon et mes, elle s’approprie des choses et des lieux qui jadis ne signifiaient rien à ses yeux. Tout dans son pays d’origine est pour elle un symbole d’appartenance.  Ce sont de petites choses qui font d’elle la personne qu’elle est aujourd’hui. Ainsi, le fait de raconter ses souvenirs, bon ou mauvais, Dounia tente de se persuader que là-bas elle est quelqu’un, une personne dont on se souci, un être humain a qui on donne de l’importance, elle cherche à s’enraciner quelque part. Dans un monde où tout lui est étranger,  par crainte du changement, mais surtout à cause de la peur du regard des autres. C’est par le biais des souvenirs de Dounia que Abla Farhoud nous décrit la situation inconfortable que vivent les nouveaux arrivants dans un pays étranger.  

«La vie à Beyrouth m’offrait quand même quelques avantages: je pouvais faire mon marché seule. Je n’avais pas besoin d’aller bien loin, au rez-de-chaussée de l’immeuble: l’épicier, le boucher, le boulanger.» . L’énumération ici permet de montrer la quantité des lieux où la pauvre femme peut se rendre dans son pays d’origine. De plus la forte présence  du son [e], cette voyelle aiguë donne une légèreté au passage. On ressent de la joie dans la voix de la narratrice. Elle n’a pas peur de sortir de chez elle, elle est libre et heureuse de pouvoir faire les courses avant de se donner à son activité préférée, la cuisine. De plus, cette joie transparaît également dans le fait qu’elle comprenne tout ce qui se passe autour d’elle.

 

«Deuxième avantage: la radio et la télévision... Je pouvais suivre les informations sans toujours demander à Salim ou à Abdallah ce qui se passe dans le monde. Les émissions américaines que j’avais vues au Canada, je n’avais plus à en deviner les intrigues, je comprenais. Devant les émissions de comédie réalisées au Liban, je riais en même temps que tout le monde.»

Chacune de ces phrases sont assez longue, elles sont entrecoupées de virgules, ce qui  donne l’impression que la narratrice insiste sur l’effet que lui procure de comprendre ce qui se passe dans les programmes télévisés. On ressent de la fierté dans la tonalité de ces phrases. Dounia semble être libérée de sa prison. Cependant, avec la migration et le temps, la pauvre femme paraît de plus avoir de pays à elle, où qu’elle aille elle est étrangère. «Au Liban, on nous appelait « les Américains » ; au Canada, les premières années, on nous appelait « les Syriens » ; au village de mon mari, on m’appelait par le nom de mon village. Quand j’y pense, je n’ai été appelée Dounia que dans mon village natal...». La répétition du groupe de mots « on nous appelait » pousse la narratrice  dans une crise identitaire. Elle est constamment à la frontière entre l’étranger et le natif. En effet, où qu’elle soit, quoi qu’elle dise, qu’elle fasse ou qu’elle porte, va être le fruit de commentaires ou de réflexions de la part des autres.  Ceci va peu à peu l’inciter à ne plus avoir de contact avec le monde extérieur. 

« Ça faisait à peu près cinq ans que nous habitions au Canada et c’était la première fois que je sortais seule de la maison ». La forte concentration de la consonne fricatative fait penser au sifflement du serpent. c’est comme si tout ce qui était hors de la maison familiale était porteur de mal. Dounia préfère alors se réfugier dans sa maison, elle se tient à distance de tout ce qu’elle ne connaît pas. Elle fuit l’inconnu en s’emprisonnant elle-même, elle crée ses propres frontières qu’elle ne laisse pas traverser par qui que ce soit. Seuls les membres de sa famille ont l’autorisation de franchir les limites de son espace privé. « À la maison, j’étais protégée par les murs, par le toit, par tout le travail que j’avais à faire, par Salim qui parlait la même langue que moi. À la maison, j’avais raison d’être, dehors, je n’étais plus rien. » Cette anaphore montre que cette maison est un lieu où la narratrice se sent à l’aise, elle ressent du réconfort, elle y est comme dans un cocon, loin de la peur, de l’étranger. L’état de solitude dans lequel se plonge la pauvre femme est dû à l’accumulation du chagrin et de l’angoisse qu’elle se fait pour les membres de sa famille. Il s’inquiète du bien-être et de la santé de ses enfants, en particulier son fils aîné Abdallah qui souffre de traumatisme. Cependant, le fait de vouloir coute que coute surprotéger ses enfants va amener Dounia à s’éloigner peu à peu du fruit de ses entrailles. « Mon regard passait de l’un à l’autre plusieurs fois et je n’ai pu m’empêcher de me demander s’ils étaient bien mes enfants ou les enfants de la voisine comme on dit. » Ce sentiment est traduit dans le texte par le fait qu’elle ne comprend pas le français.  En effet, Dounia, ne sait pas parler le français cette seule langue dans laquelle ses enfants et petits-enfants s’expriment. Ceci l’empêche d’entretenir des liens serrés avec ses petits-enfants qui l’adorent quand même. Cette femme de soixante-quinze ans ne sait ni lire ni écrire que ce soit le français ou l’arabe, sa langue maternelle. « Kaokab est professeure de langues, moi, je parle à peine ma propre langue et quelques mots de français et d’anglais.» Par la répétition du mot « langue », le narrateur montre l’importance de ce moyen de communication. La parole est essentielle lorsqu’on veut comprendre quelqu’un et se faire comprendre par la même personne. Ici l’opposition entre elle et sa fille mon une coupure, une fois de plus, Dounia est isolée du monde qui l’entoure, mais cette fois, elle est mise à l’écart par rapport à ses enfants. Même quand vient le temps de communiquer avec ses enfants ou son mari qui la comprenne très bien, Dounia va droit au but, elle ne parle pas beaucoup, et elle se contente du strict nécessaire pour se faire comprendre. Cependant, le mutisme de cette pauvre femme n’est pas apparu seul, par enchantement.  Après son mariage, Dounia, comme  un certain nombre de femmes orientales, laisse la place centrale à son époux. « Je ne suis pas très bonne en mots. Je ne sais pas parler. Je laisse la Parole à Salim.» Ces phrases courtes montrent la résignation de la narratrice. Plus que jamais, face à son mari, elle se plonge volontairement dans le mutisme. Sans doute, considère-t-elle qu’elle n’a pas le droit à la parole.

 

Bien que le mutisme de la narratrice soit dû au manque de connaissance de la langue, on peut se demander quels sont autres moyens selon lesquelles la narratrice s’exprime. Car c’est le lien qu’elle entretient avec sa famille qui sera la seule source de son bonheur.

Tout d’abord, pour révéler sa pensée, Dounia a recours à de nombreux proverbes. Elle utilise ces phrases toutes faites comme une échappatoire. Pour elle, ce sont des masques derrière lesquelles elle peut se cacher. Pour chaque situation, chaque problème, elle donne une réponse toute faite, et c’est à la personne en face d’elle d’essayer d’analyser et de comprendre cette réponse.

« Seuls tes ongles gratteront ta peau en te soulageant.» Cette métaphore permet à Dounia d’expliquer à sa fille, Myriam, que chacun est maître de son destin. Ainsi, la pensée de la vieille femme illustre le fait qu’elle-même ne peut compter sur personne. Toute sa vie, cette femme a souffert, et ce, pour diverses raisons. Tantôt l’égoïsme d’un mari, tantôt la méchanceté d’une belle mère, d’autres fois les barrières de la langue pousseront Dounia à garder pour elle ses sentiments, à jamais. Se dévoiler c’est ce qui a toujours compté pour elle, c’est le bien-être de ses enfants. L’autre moyen de communication que Dounia entretient avec sa famille passe par la nourriture. Il est bien connu, que bien des choses se disent devant une tasse de café. Dans ce roman, le café est un outil qui permet la conversation, c’est une occasion de se réunir. Bien souvent c’est un moment de joie, de bonheur. À la fin du récit, Dounia rêve que son défunt mari l’amène prendre un café. « Ça fait cent ans que j’attends ce moment Salim, j’attends depuis si longtemps que tu m’invites pour un café en tête à tête.». Ici les indicateurs temporels  « cent ans » et  « longtemps » montrent l’espoir de la vieille femme. Jusqu’à la fin de sa vie elle aura gardé espoir qu’un jour, elle et son époux partageraient de bons moments, un moment où son mari l’écoute  devant une banale tasse à café. Dounia et Salim n’étaient jamais sur la même longueur d’onde.      « À la maison, c’est Salim qui prépare le café, il n’aime pas le goût de la cardamome, il n’en met jamais. »Cette métaphore peut-être comprise comme une comparaison entre le café et le sens que chacun donne à la vie. Les deux vieux n’ont pas les mêmes goûts, ni les mêmes opinions face à la vie, notamment par rapport à la culture occidentale. En d’autres termes, on peut dire qu’ils ne parlent pas le même langage. Dounia transmet son amour, ses pensées, ses envies à travers la nourriture qu’elle cuisine. « Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir, les pommes de terre que j’épluche, les feuilles de vigne  et les feuilles de chou que je roule. »  Cette métaphore montre comment Dounia émet un message sans réellement prononcer des mots, elle communique en utilisant divers autres moyens, ses mots sont des ingrédients, qu’elle assaisonne selon son goût et son humeur.Elle se questionne sur ce qui se passe en elle. 

« Qu'est-ce qui est arrivé pour que mes mots se transforment en grains de blé, de riz, en feuilles de vigne de chou? Pour que mes pensées se changent en huile d’olive et en jus de citron? Qu'est-ce qui est arrivé? Quand est-ce que cela à commencé? Ce n’est  quand même pas Salim qui a provoqué cela? Si je lui ai cédé ma place, ma langue, si rapidement c’est que j’avais commencé à le faire avant. Mais quand?» 

L’accumulation de phrases interrogatives montre la remise en question de Dounia. Elle prend peu à peu conscience qu’elle vieillit et profite de cette situation pour se remettre en doute. Elle s’interroge sur son passé, sur son présent. Qu'est-ce qui s’est passé dans sa vie pour qu’autour”hui elle ne soit plus capable de s’exprimer comme elle le souhaite? Cette femme qui vieillit veille à conserver un lien puissant avec ses enfants. Le passage où Dounia partage avec sa  Fille Kaokab, les secrets de la recette des courgettes au yogourt est symbolique. Cette image symbolise la passation d’une histoire, d’un passé, d’une culture que la fille réhabilitera au goût du jour. Quelles que soient les difficultés que Dounia ait dû surmonter tout au long de sa vie, cette femme, qui tente de faire preuve de courage pour le bonheur de ses enfants, elle est prête à tout pour satisfaire leurs envies, leurs besoins. Mais se rendent-ils compte du travail que leur mère effectue pour eux? Lorsque la pauvre Dounia rentre à l’hospice, on lui rend très peu visite. Ceci est sans doute dû au fait que la vieille femme n’est plus capable de cuisiner (nous voulons bien entendu dire par là communiquer) que personne ne prend soin d’elle. Le début du dernier chapitre est écrit à la troisième personne.         « Pour l’aider à manger, quelqu’un vient, une femme habillée de blanc »,  ceci symbolise la perte de tout moyen de communication, elle n’est plus capable de s’exprimer.

 

Dans ce récit, la voix de l’auteur avance de manière progressive. Le narrateur met l’accent sur son enfermement et sur ses  problèmes de communication. Dounia, qui signifie univers en arabe, raconte sa vie, la vie d’ une mère de famille libanaise qui  part d’exil en exil. Pour éviter les critiques de l’autre et pour se protéger de la peur et du secret qui envahit son existence, elle s’enferme dans sa demeure. Honteuse des horreurs qu’elle a vécues durant son passé, elle s’est volontairement plongée dans le mutisme. Cette vieille femme retrouve petit à petit sa voix à travers l’écriture de sa fille qui écrit un livre sur elle. Après toutes ces années de silence et de honte, la maturité lui permet enfin d’accepter de délier sa langue et ainsi dévoiler son secret. 

Le titre de ce roman est en effet révélateur, car à chaque fois que la narratrice pense s’approcher du bonheur, celui-ci lui file entre les doigts. 

 Farhoud, Abla, édition Typo, 1998,p42

 Ibid,p109

 Ibid,p109

 Ibid,p109

 Ibid,p123

 Ibid,p124

 Ibid,p13

 Ibid,p12

 Ibid,p14

 

 Ibid,p159

 Ibid,p27

 Ibid,p14

 Ibid,p16

 Ibid,p157

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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