La littérature de 1910 à 1919 : Histoire
Publié le 10/01/2019
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UN
Roman
À L’AGONIE OU EN GESTATION?
Le curieux qui s’attarde à parcourir la presse des années dix s’étonne de la constance avec laquelle les critiques déplorent la mort du roman à une époque qui, aujourd’hui, nous semble des plus créatives. Ainsi, la seule année 1913 voit la publication de Du côté de chez Swann, du Grand Meaulnes, des cahiers de Barnabooth et de la Colline inspirée, sans que les chefs-d’œuvre de Proust, Alain-Fournier, Larbaud et Barres parviennent à interrompre la belle régularité du glas funèbre ! Et, tandis qu’on enterre un roman dont on va jusqu'à se demander s’il a jamais existé, une génération d’écrivains apparaît, qui met en place, dans une surprenante indifférence, une poétique nouvelle et esquisse les débats qui trouveront leur ampleur autour de 1925.
Une crise du roman?
Depuis la thèse de Michel Raimond (la Crise du roman des lendemains du naturalisme aux années vingt, 1966), le terme de «crise» est devenu l'épithète obligée d’une écriture romanesque dont la presse contemporaine publia à l’envi l'acte de décès. C’est peut-être oublier un peu vite que jamais, jusqu’alors, le roman n’avait tenu une telle place dans le monde de l'édition ni dans la société.
De 1910 à 1920, le nombre de romans publiés chaque année augmente de presque 200 et atteint le millier malgré un très net affaissement de la production globale, qui, de 1900 à 1918, s'effondre de 13 000 à moins de 5 000 titres en une chute vertigineuse qu'on ne saurait imputer à la seule guerre. L'essentiel de la population active est désormais formé de la génération scolarisée par les lois Jules Ferry (école primaire gratuite en 1881, laïque et obligatoire l'année suivante). De plus, la période compte un grand nombre d'auteurs de second rayon d'une redoutable fécondité: Paul Adam, Paul et Victor Margueritte ou Rosny Aîné, par exemple, qui, comme Pierre Benoit à partir de 1918, publient imperturbablement un roman par an ou peu s’en faut. Enfin, la course aux prix littéraires, phénomène né au XIXe siècle mais qui ne trouve son ampleur qu'à l'aube de la Grande Guerre, alimente la fébrilité éditoriale.
Les maisons d'édition perçoivent les enjeux commerciaux qui s'esquissent: dès 1904, le public se voit proposer des collection
Le génie français, qui, trente ans auparavant, semblait fonder sa littérature sur le roman, n'aurait, en fait, produit que des poèmes ou des essais revêtus d’une défroque romanesque! On ne saurait ébranler davantage l’«énergie nationale» qui assurait le succès d'un Barres! C’est que, malgré le lyrisme cocardier qui fleurit certains fusils en 1914, il semble bien que la France des années dix ait été parcourue d'un profond courant francophobe.

«
UN
ROMAN À L:AGONtE OU EN GESTATION? En 1914,
André Gide publie les Caves du Vatican, •sotie • qui lui apporte le
succès.
Ci·dessus: Gide peint e11 1912 par Jacques· Émile Bla11che.
©Roger· Viol/et© SPADEM /991
immédiates de la conscience ( 1889), les problèmes de la liberté, de
l'impossibilité d'embrasser l'ensemble du savoir ou la totalité de
l'être; sa réflexion atteint, au début des années dix, avec la Conscience
et la Vie (1911), l'Âme et le Corps (1912) ou Falllgmes de vivants
(1913), une acuité aussi dérangeante que pénétrante.
A Vienne, Freud
explore l'inconscient; plus loin à l'Est, le marxisme-léninisme s'ap
prête à renverser un pouvoir séculaire.
Si la théorie de la relativité
restreinte avait résolu, en 1905, bien des interrogations en physique,
celle de la relativité générale, élaborée de 1907 à 1916, aboutit à une
véritable crise métaphysique.
En s'enterrant dans la boue de Verdun,
la Grande Guerre achève de balayer les demi-certitudes qui demeu
raient encore.
Comment le personnage serait-il sorti intact d'un boulever
sement affectant à ce point la personne? Comment allait-on le mon
trer en action, organisant sa vie en destin à la manière des héros de
Dumas ou de Hugo, quand l'homme sc voyait placé sous le double
joug de l'emprise sexuelle et sociale? La fiction ne pouvait que pâtir
de ce que la réalité fût ainsi battue en br�che.
À côté d'une production
abondante, qui rassure une partie du public par ses certitudes sans
failles, comme les romans à thèse de Barrès (Greco ou le Secret de
Tolède, 1911, la Colline inspirée, 1913) et de Bourget (le Démon de
mi di, 1914, le Sens de la mort, 1915), on voit donc apparaître des récits
qui s'attachent à des êtres indécis, perçus comme troubles, voire mal
sains.
Gide affectionne les infirmes comme le petit garçon éclopé
d'Isabelle ou la jeune aveugle de la Symphonie pastorale (1919);
Proust s'attache à !'«homosexualité virile» de Charlus; Colette té
moigne déjà de sa sympathie pour les femmes déclassées, mises en
échec par l'amour (la Vagabonde, 1910) ou leur inculture (Mitsou,
1919).
Aux héros triomphants du siècle précédent se substituent des
adolescents timides qui sont prétextes à des méditations sur la fragilité
des amours enfantines et la fuite du temps, comme dans Fermina
Marquez (Larbaud, 1911) ou le Grand Meaulnes (Alain-Fournier,
1913).
Enfin, les grandes passions romantiques, faites d'amours
souvent impossibles mais sublimées, cèdent place à la désillusion d'un
Swann, qui a conscience d·avoir gllché sa vie pour une femme n'étant
«même pas son genre».
En outre, les écrivains se complaisent à plonger leurs anti
héros dans les avenrures morbides.
Dès 1910, le prix Goncourt cou
ronne un recueil de récits animaliers de Louis Pergaud, De Goupil à
Margot, qui met en scène la cruauté des hommes; deux ans plus tard,
Anatole France fait revivre dans Les dieux om soif le Paris de la
Terreur où son héros, Évariste Gamelin, membre du tribunal révolu
tionnaire, répand des flots de sang.
Même le truculent Gaston Leroux
choisit, avec Chéri-Bibi (1914), un personnage monstrueux.
Bientôt,
au meurtre gratuit du Lafcadio des Caves du Vati
can (Gide, 1914), vont s'ajouter les 1 358 000 tués de la Grande
Guerre, qui fige définitivement Alain-Fournier dans son rôle
d'homme d'un seul livre.
Ils sont 450 écrivains à avoir gagné au front
leur «croix de bois».
Ceux qui rentrent racontent l'horreur.
Au prix de
quatre ans de souffrances, ils accèdent enfin à une communion avec
leurs lecteurs: les évocations de Barbusse et Duhamel se voient consa
crées par le jury Goncourt (le Feu, 1916, Civilisation, 1918) et quand,
en 1919, Marcel Proust obtient ce prix pour À l'ombre des jeunes filles
en fleurs, la presse s'insurge qu'il soit donné à un intellectuel mondain
et non à un écrivain combattant, alors que les sobres Croix de bo i
s de
Dorgelès étaient en lice.
UNE CRISE POÉTIQUE?
De tels bouleversements dans le concept de roman et de
personnage semblaient devoir se répercuter sur la conduite du r(!cit,
voire la notion même de fiction.
Or si la presse se fait bien l'écho d'un
débat critique, la nature de celui-ci ne nous permet guère de cerner les
objectifs des écrivains.
Il s'agit, en effet, le plus souvent, d'opérer un
classement impossible, d'étiqueter une littérature qui, par sa diversité,
se dérobe à toute taxinomie: tel roman était-il «artiste», «poétique>>,
«psychologique>>, «lyrique», «catholique», «exotique», «fantai
siste>>, «régionaliste>> ou encore simplement.
..
«romanesque»? Pour
le seul Rosny Aîné, il fallut inventer le roman «préhistorique» (la
Guerre du feu, 1911), sans oublier qu'une part de sa production se
montrait «futuriste» -puisqu·on ne parlait pas encore de «science
fiction» (la Mon de la Terre, 1910)! Albert Thibaudet propose (dans la
NRF, en 1912) une tripartition plus opérante, mais les termes de
romans «actif», «brut» et «passif» demeurent bien flous.
Singulièrement, c'est peut-être d'un truisme de Bourget
qu'on peut tirer l'enseignement le plus intéressant: «Un roman n'est
pas de la vie représentée.
C'est de la vie racontée>>, rappelle-t-il dans
Pages de critique et de doctrine (1912), avant de conclure à l'impor
tance du «regard>> du narrateur.
Or ce regard devient, effectivement,
primordial dans nombre de romans des années dix.
Ainsi, c'est en
apercevant son portrait puis son écriture que le narrateur second
d'Isabelle s'éprend d'une jeune femme qu'il cesse d'aimer dès qu'il ia
voit! Certes, avec son château en ruine, sa belle héroïne au regard
rêveur, l'imagination fertile et la désillusion de son narrateur, le récit
rappelle, jusque dans l'éclatement de ses voix narratives, les romans
personnels du début du x1x' siècle comme Adolphe de Benjamin
Constant ou la Confession d'un enfant du siècle de Musset.
De plus,
depuis la Princesse de Clèves (1678), on ne compte plus les amours
romanesques nées d'un simple regard ni les portraits se substituant à
l'être aimé.
Mais Gide marque une distance amusée avec son récit; de
plus, c'est en lui faisant suivre les méandres d'une pensée et en ad
mettant que les yeux du narrateur peuvent être source d'erreur qu'il
parvient à susciter l'intérêt de son lecteur pour une historiette bien
banale.
L'économie d'un tel système narratif exclut donc ipso facto
tout portrait «Objectif» de style balzacien ainsi que toute «Omni
science» du narrateur, généralement impliqué dans l'histoire qu'il
raconte.
Les corrections optiques sont fréquentes dans la Recherche
du temps perdu, dès la présentation, au début du premier volume, des
relations de Swann et de la famille de Marcel, fondées sur «l'igno
rance [ ...
] de [la] brillante vie mondaine que menait» leur ami.
Il est fréquent que ce tamis de la subjectivité serve à cerner
un individu dans sa totalité, par exemple dans les romans de forma
tion, en narrant les étapes d'une initiation parfois multiple, comme
dans le Grand Meaulnes où elle se répartit en trois instances -Fran
çois, Augustin et Franz -qui.
deux par deux, narrent ct inter
viennent dans les amours d'autrui, qu'ils favorisent ou interrompent.
Gide, qui avait perçu clairement les enjeux de la première personne.
avait longuement hésité à y recourir dans les Caves du Vatican (1914),
mais, même mené à la troisième personne, son récit se fait clairement
l'écho, dans les moments essentiels (comme le meurtre de Fleuris
soire, par exemple), du point de vue de son «héros».
Il va de soi que
l'invention du «je» narratif n'est pas davantage le fait du roman des
années dix que celle de l'importance du regard ou de _la technique des
points de vue, mais elle revêt, ne serait-ce que dans A la recherche du
temps perdu, une importance capitale et marque une étape compa
rable, dans le domaine romanesque, à celle des Confessions ( 1782-
1789) de Jean-Jacques Rousseau dans l'histoire de l'autobiographie.
En revanche, on peut s'étonner que, malgré l'influence d'Henry
James, les écrivains n'aient pas exploité le monologue intérieur,.
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