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Les Confessions, Livre I: J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine

Publié le 17/01/2022

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J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mile Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s'en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge : je nie d'avoir touché le peigne. M. et Mile Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination parurent également dignes de punition ; mais pour le coup ce ne fut pas par Mue Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit, non moins grave : nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant, car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait; eh bien, je déclare à la face du Ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit : je l'ignore et ne puis le comprendre ; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais innocent. Rousseau, Les Confessions, Livre I, coll. « Folio », Éd. Gallimard, 1995, p. 48-49.

« l'enfant mis «en pièces » (I.

23), c'est le monde de l'innocence et de la transparence des âmes qui s'estirrémédiablement fracturé.

Car le drame n'est évidemment pas celui du « dégât », mais celui du procès qui luisuccède : c'est alors que se révèle une rupture essentielle entre l'enfant et ses tuteurs et, plus généralement, entre«moi » et les autres.

D'où une opposition systématique des pronoms « je » et « on » («on m'interroge : je nie...», (I.5)) et le recours à des tournures impersonnelles : « la conviction était trop forte», (I.

8), «[l'exécution] futterrible».

Ces impersonnels désignent moins des individus (M.

et Mue Lambercier forment une entité presqueindistincte) qu'un regard extérieur incapable de discerner la sincérité de l'enfant.

Le mal que révèle cet épisode n'estpas la méchanceté des Lambercier mais la dissociation tragique entre l'apparence de la faute et la réalité d'uneinnocence qui ne peut être prouvée : «La méchanceté, le mensonge [...] parurent [...] dignes de punition» (I.11-12).La force du récit de Rousseau est de rendre le lecteur sensible à cette rupture entre apparence et réalité enlaissant d'abord planer un doute sur l'innocence de l'enfant.

C'est ce qu'indique notamment l'usage de l'impersonneldans l'évocation du « dégât » : «il se trouva [un peigne] dont tout un côté de dents était brisé » (I.

4).

Il fautattendre le dernier paragraphe de l'extrait pour entendre Rousseau proclamer deux fois cette innocence, « à la facedu ciel » et devant le lecteur, seuls interlocuteurs possibles désormais.

II.

Un événement fondateur Mais paradoxalement, ce qui se présente comme une déchirure dans la vie d'un enfant innocent et studieux(«J'étudiais un jour seul ma leçon...», (I.

1)), et un ébranlement menaçant l'unité de son être («Je sortis...

enpièces ») est aussi l'événement fondateur d'une individualité.

D'abord parce que l'identité de Jean-Jacques se forgedans une résistance héroïque à l'oppression.

Ensuite parce que la véhémence du narrateur maintient une parfaitecontinuité avec la fermeté de l'enfant : le sentiment de l'injustice s'est prolongé à travers les années pour imposer lacertitude d'une innocence fondamentale de l'individu Rousseau. L'enfant héroïque et purifié On sait que la lecture favorite de Jean-Jacques enfant est celle de Plutarque (cf p.

37).

Les exemples illustres de l'héroïsme romain semblent clairement servir de modèles à la résistance et à la « constance », 1.

23) de l'enfant,comme le suggèrent aussi les termes « inébranlable » et « triomphant ».

Ce qui triomphe, dans cet épisode, c'est lavertu de Jean-Jacques, c'est-à-dire à la fois la force virile (sens premier du latin virtus) et l'intégrité morale d'un être essentiellement incorruptible. La violence de l'injustice est aussi le moyen paradoxal d'une régénérescence de l'individu (« le remède dans le mal »,1.

16) : la douleur procurée par les fessées de l'oncle Bernard purifie l'enfant (fût-ce provisoirement) du plaisirinterdit qu'il a découvert avec celles de Mlle Lambercier.

Cette épreuve lui fait retrouver son innocencefondamentale. Naissance d'un individu Le dernier paragraphe l'affirme hautement, il n'existe aucune rupture entre l'enfant et le narrateur : le récit doit nonseulement garantir l'innocence de Jean-Jacques mais indiquer qu'elle est restée absolue, cinquante ans après, chezRousseau.

Réaffirmer l'ignorance des causes du « dégât » (I.

30), c'est notamment refuser de faire porter lesoupçon sur la servante, ce qui reviendrait à répéter la faute des Lambercier. La construction du texte, qui juxtapose le récit passé et le commentaire présent, suggère une fondamentalecontinuité : l'enfant est le germe de l'adulte et reste présent dans le vieil homme.

C'est ce que souligne le caractèrequelque peu infantile des protestations du narrateur, attestant le ciel qu'il n'a pas cassé un peigne cinquante ansplus tôt...

Mais ce sentiment de continuité s'explique aussi par le fait que Rousseau projette sur cette injusticeancienne sa hantise présente du complot et de la persécution. Tout à la fois accident mineur et événement traumatique, déchirure profonde et fondement même de l'identité del'être, l'épisode du peigne cassé réunit de manière saisissante tous les paradoxes inhérents au projet même desConfessions où Rousseau ne cesse de rechercher les origines de son individualité. »

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