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Les Confessions, Livre I - Rousseau: Je sentis avant de penser...

Publié le 17/01/2022

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Je sentis avant de penser : c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans ; je ne sais comment j'appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l'intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : «Allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.» En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvais coup sur coup, n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore ; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir. Rousseau, Les Confessions, Livre I, coll. « Folio », Éd. Gallimard, 1995, p. 36-37.

« C'est avec les livres, et non au contact de la vie réelle, qu'il s'éveille à la conscience de lui-même : « c'est le tempsd'où je date sans interruption la conscience de moi-même » (I.

4 - 5).

Le temps des premiers livres, c'est donc lecommencement absolu de son existence consciente.

C'est aussi, pour le lecteur, le point de départ d'une confessionqui pourra désormais être parfaitement continue : les deux pages qui précèdent sont en effet une reconstitution parRousseau de ses origines, à partir de ce qu'il a pu apprendre, non le récit linéaire de ses souvenirs propres. La période de l'apprentissage de la lecture est oubliée, comme si Jean-Jacques n'avait jamais eu à apprendre à lire(«je ne sais comment j'appris à lire», 1.

3), comme s'il avait hérité de sa mère le savoir-lire en même temps que leslivres.

Le goût de la lecture semble chez lui être également inné (« bientôt l'intérêt devint si vif», 1.

8). « Livres amusants », les romans ne sont pourtant pas des livres d'enfants.

Jean-Jacques est, par leur biais, très tôtimmergé dans le monde des passions romanesques des adultes.

Sa conscience en reste durablement marquée. La maladie des romans Tout le deuxième paragraphe évoque les conséquences de cette expérience décisive; par un mouvement quideviendra très vite familier au lecteur des Confessions, l'adulte Rousseau réexamine l'épisode à la lumière de ce qu'il devenu.

C'est ce que l'on nomme la perspective généalogique : il s'agit pour l'adulte de comprendre et de retracer lagenèse, la formation de sa personnalité et de son individualité. L'autobiographe fait ici de ses premières lectures la cause de sa conception romanesque de la vie (elles « medonnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques », I.

20).

C'est une sorte d'empoisonnement dontRousseau confesse qu'il n'a jamais pu « guérir » (I.

21).

Une « intelligence » affective s'éveille en lui qui se substituepar avance à la raison dont le développement est par là même compromis : « ces émotions confuses [...]n'altéraient [=corrompre] point la raison que je n'avais pas encore ; mais elles m'en formèrent une autre d'une autretrempe [=d'une autre variété] » (I.

17- 19).

La complexité syntaxique de cette dernière phrase tient à l'audacephilosophique de Rousseau : il élève ici la connaissance pourtant «confuse » éveillée par les lectures romanesques àla dignité d'une authentique faculté rationnelle («une autre [raison] », « intelligence »).

Le jugement porté à la finde notre texte sur ces « idées bizarres » n'enlève rien à cette audace : pour Rousseau, cette « raison »-là vautbien l'autre.

S'il n'a jamais pu se « guérir» de cette maladie de la lecture, c'est qu'il continue de considérer, aumoment où il rédige les Confessions, que la vérité et l'intelligence authentique sont toujours de l'ordre de la sensation et de la sensibilité. À lire ces quelques lignes, on conçoit que la vie ait pu être régulièrement vécue par Jean-Jacques comme un roman,au prix de quelques déboires que les Confessions vont retracer.

Mais c'est aussi cette sensibilité particulière, très tôt éveillée chez Jean-Jacques, qui explique les qualités littéraires de l'autobiographie de Rousseau.. »

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