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Les joies de la liberté (Incipit du livre II) - Confessions de ROUSSEAU

Publié le 13/07/2010

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rousseau

 

«Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources ; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir Thon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir ; dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir : c'était là ce que j'allais faire ; c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente ! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j'allais occuper de moi l'univers, non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content ; il ne m'en fallait pas davantage.«

La lecture méthodique

Enjeu : Comment l'auteur peut-il concilier lucidité rétrospective et sincérité du souvenir ? Situation : Les dernières lignes du livre précédent laissaient présager un récit des «misères« qui devaient suivre immanquablement la fin de l'enfance à Genève et les remords dûment exprimés sur la vie tranquille qu'il aurait pu y mener. Au lieu de cela, un vent d'ivresse et de folie emporte ici le jeune garçon, dans de grandes espérances dont l'auteur vieillissant ne peut s'empêcher de sourire.

 

rousseau

« (les infinitifs de la première longue phrase), qui sont le mortier d'une architecture puissante.Les formes repérables du discours appartiennent à une culture immédiatement reconnaissable, celui de la rhétoriqueromaine, que Rousseau, en plus de sa teinture latine de jeunesse, raconte avoir étudiée aux Charmettes, et dont il adonné des exemples éclatants dans les Discours.

Mais il ne s'agit pas seulement de se donner une légitimité littéraire: de l'effroi à l'imagination puis la modération, la forme épouse toujours le sens, par un souci de vérité dans lesfrayeurs présentes et dans les rêves passés, mais non sans grandiloquence.

Or, justement, cette exagération n'est-elle pas volontaire ? Énonciation : superposition des voix Distance et ironieL'écrivain d'âge mûr ne saurait souscrire à la folie de la jeunesse, d'où le long réquisitoire sur l'inconscienceadolescente : «voilà la perspective que j'aurais dû envisager».

Le lecteur, après avoir bien tremblé à cetteévocation, se gausse d'autant plus, avec l'auteur, des chimères démesurées de La lecture méthodiquel'enfant qu'elles sont poussées au ridicule par un vocabulaire hyperbolique (le double «tout» initial étant décliné en :le monde, l'univers, trésors, festins, à chaque pas, prêts, empressées), et, même dans la correction finale, par unirréalisme cocasse (château, amour romanesque pour la demoiselle) et la conviction enfantine qu'il s'agit là de peude chose (dans les formules restrictives : «il ne m'en fallait pas tant», «me suffisait», «modération»,...

, «il ne m'enfallait pas davantage»). L'enthousiasme : passé, présent ?Il y a, dans l'évocation détaillée de tous ces rêves romanesques, un réel plaisir à rappeler à la vie un état debéatitude et d'enthousiasme conquérant qui fait tant défaut à l'écrivain au moment où il écrit.

Ce temps de lapremière liberté est un souvenir enivrant pour celui qui n'a cessé de la revendiquer tout au long de sa vie.

Son ironiemanifeste n'est peut-être qu'un masque de bon aloi qui le protège des accusations éventuelles de naïveté.

Pouvait-on en attendre moins d'un écrivain qui cherche en permanence l'accord de son lecteur niais qui affirme en mêmetemps l'importance de l'enfance ? Il a déjà montré sa grande compréhension des divers stades de la croissancementale, au point d'en faire le fondement de son traité d'éducation.Ou bien encore ces rêves ne se sont-ils jamais éteints ? Curieusement, ce n'est pas le conditionnel passé qui estemployé pour illustrer l'irréel du passé, mais l'imparfait de l'indicatif.

Certes, l'auteur cherche par là à alléger sontexte dans une sorte de discours indirect libre, la voix de l'adolescent se superposant à celle de l'auteur ; mais ilefface aussi tout rappel de l'échec à venir.

L'ambition qui germe dans le coeur du jeune garçon, et exprimée avectant de force, lui montre les splendeurs d'une vie aristocratique à laquelle il ne sera forcé de renoncer que parnécessité (impossibilité pathologique à fréquenter des cercles mondains), mais qui sera comme une strate jamaiseffacée de ses désirs.

La récompense de son «mérite» aussi lui semblera toujours un dû, et son «règne», naturel.

Lastructure de son idéal sentimental ne changera pas non plus : celui d'un amour aristocratique (il avoue dans le livreIII son goût pour les «demoiselles» de condition) et des hautes protections, comme plus tard chez Mme d'Épinay.

Lerôle de la jeune fille sera alors tenu par Sophie d'Houdetot, comme dans la transposition romanesque de cet épisodedans La Nouvelle Héloïse, entre les Wolmar et Saint-Preux.

Plus généralement, la «société charmante»«délicieusement choisie» comprenant femme, ami et voisins bienveillants est l'idéal de bonheur qu'il poursuivra toutesa vie, et que l'on retrouve dans les digressions sur les vies possibles qui émaillent Les Confessions. Conclusion Dans ce texte à la solidité et à la complexité toute latine, Rousseau donne une preuve de son talent de rhétoricienen le mettant au service de l'émotion, pour un souvenir qui lui est cher : les illusions de la première liberté, à peineégratignée par une distance ironique obligée.

Il réalise ainsi l'idéal pascalien, en conciliant esprit de finesse et espritde géométrie, dans un passage emblématique de la complexité autobiographique.. »

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