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ROUSSEAU dans la Confessions: L'euphorie de la liberté Livre Il, Folio (Gallimard), pp. 79-80

Publié le 17/01/2022

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Le livre I s'est clos sur la fuite de Jean Jacques, âgé de seize ans, hors de Genève, sa ville natale. Un monde nouveau, inconnu s'ouvre à l'adolescent.

Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avais pu souffrir: c'était là ce que j'allais faire; c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente! L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi l'univers, non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage. En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité. À force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève.

 

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« les airs», «le vaste espace du monde», «l'univers ») par un mouvement d'expansion irrésistible.

Les limites du monde s'effacent en même temps que celles de l'être : tout puissant ( «pouvoir tout faire »), ne rencontrant aucune résistance (« atteindre à tout»), le moi s'épanouit dans un envol euphorique ( «m'élever et m'envoler dans les airs»).

Cet envol est une image concrète d'un rêve de puissance, dans un monde pouvant tout contenir; car l'espace est doublement plein : plein de choses accumulées (» des festins, des trésors E...], des maîtresses»), surgies comme par enchantement; mais plein aussi des qualités du moi ( «mon mérite allait k remplir»).

Il suffit que le moi paraisse («en me montrant») pour qu'aussitôt l'espace soit comblé par cette présence ( «j'allais occuper de moi...

»). Le repli du moi dans un cercle idéal.

Dans le second temps de la rêverie, le moi s'épanouit autrement. L'imagination euphorique se stabilise, l'ivresse conquérante s'apaise (« Ma modération s'inscrivait....», « ...bornait mon ambition»).

Le monde se resserre («sphère étroite», «Un seul château ») mais ce qu'il perd en étendue, il le gagne en qualité: autour du moi qui en est le maître («j'étais assuré de régner»), un cercle idéal rassemble les êtres les plus favorables, les situations les plus flatteuses, les scénarios les plus plaisants («favori», « amant », « ami », « protecteur »).

Ce cercle du contentement et de la jouissance quasi égoïste ( « il ne m'en fallait pas tant», «me suffisait», «sans m'embarrasser du reste», «il ne m'en fallait pas davantage») est aussi, paradoxalement, celui de la fraternité, de l'amitié, de l'amour; le moi est placé à la fois au sommet de la société qu'il s'est inventée, et aucentre de celle-ci, élu de tous, objet de toutes les attentions.

Le haut lieu, ce ne sont plus les airs où l'on s'envole,mais le château, symbole d'une ascension sociale réussie. Les artifices de la narration La restitution du souvenir repose sur un travail d'écriture : Rousseau, écrivain, compose de manière délibérée cedébut du livre II.

Le mot «artifice» n'a ici rien de péjoratif: il désigne les moyens littéraires que l'artiste utilise pour donner à son récit le plus d'éclat et de signification. Un motif d'ouverture.

La fin tourmentée du livre I présentait l'entrée de l'adolescent dans le monde comme un moment funeste.

Le livre II démarre sur le rappel de ce motif sombre pour aussitôt partir dans une direction contraire, jouant sur une opposition d'autant plus marquée que Rousseau accentue le contraste entre l'ombre (laréalité objective) et la lumière (l'élan imaginaire).

En effet il noircit ce qui est sombre; il utilise des mots très forts (« me livrer», «m'exposer», «joug», «inflexible » etc.), accumule négations (« sans savoir », « sans voir », « aucun moyen »), pluriels funestes (» horreurs», « maux», etc.) et comparaison défavorable ( « bien plus...

que »); il agite quelques spectres de plus en plus inquiétants (« désespoir», « esclavage», « mort»).

Ainsi dramatisé, l'avenir s'encombre d'une multitude d'obstacles.

La syntaxe accentue l'opposition entre une réalité assombrie et l'éclat del'envol euphorique: d'abord une très longue phrase, qui se clôt, comme verrouillée sur deux tournures parallèles demise en relief ( « c'était...

ce que», «c'était ...que » — on notera aussi l'identité des trois syllabes d'attaque: « c'était la/ là ») ; puis un passage soudain à la tournure exclamative (» Que celle...

!») qui fait rebondir le texte vers autre chose. Le moi, personnage chevaleresque.

L'imagination de Rousseau est imprégnée de références littéraires.

C'est là un thème important des Confessions.

Ici, des souvenirs livresques implicites nourrissent la rêverie ; l'adolescent se transforme en héros d'un petit roman où tout concourt au triomphe du moi; ce roman se réfère aux codes, aux lieuxcommuns de la littérature courtoise (le « château», le « seigneur», la « dame »): le comportement du héros évoque celui du chevalier courtois, qui défend les faibles (protecteur des voisins), aventurier en quête d'amour et deréussite, en quête de prouesses montrant sa valeur.

Derrière le comportement chevaleresque, il y a parfois aussi ladésinvolture du grand seigneur (. »

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