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L'Espoir, IIIe partie « L'Espoir », ni, Folio (Gallimard), pp. 558-559

Publié le 27/05/2015

Extrait du document

Après un combat contre la chasse ennemie, un avion de l'escadrille dirigée par Magnin s'est écrasé dans la Sierra de Teruel, au-dessus de Linares. Secourus par des paysans, les avia­teurs blessés sont transportés sur des civières.

Le regard de Magnin errait du tronc aux gorges sans âge. L'une après l'autre, les civières passaient. Comme au-dessus de la tête de Langlois, les branches s'étendaient au-dessus du roulis des brancards, au-dessus du sou­rire cadavérique de Taillefer, du visage enfantin de Mireaux, du pansement plat de Gardet, des lèvres fendues de Scali, de chaque corps ensanglanté porté dans un balancement fraternel. Le cercueil passa, avec sa mitrailleuse tordue comme une branche. Magnin repartit.

Sans qu'il comprît trop bien comment, la profondeur des gorges où ils s'en­fonçaient maintenant comme dans la terre même s'accordait à l'éternité des o arbres. Il pensa aux carrières où l'on laissait jadis mourir les prisonniers. Mais cette jambe en morceaux mal attachés par les muscles, ce bras pendant, ce visage arraché, cette mitrailleuse sur un cercueil, tous ces risques consen­tis, cherchés ; la marche solennelle et primitive de ces brancards, tout cela était aussi impérieux que ces rocs blafards qui tombaient du ciel lourd, que 15 l'éternité des pommes éparses sur la terre. De nouveau, tout près du ciel, des rapaces crièrent. Combien de temps avait-il encore à vivre ? Vingt ans?

« Pourquoi qu'il est venu, l'aviateur arabe ? «

L'une des femmes revenait vers lui, avec deux autres.

Là-haut, les oiseaux tournaient, leurs ailes immobiles comme celles des 20 avions.

«C'est vrai que ça s'arrange, les nez, maintenant?«

A mesure que la gorge approchait de Linares, le chemin devenait plus large ; les paysans marchaient autour des civières. Les femmes noires, fichu sur la tête et panier au bras, s'affairaient toujours dans le même sens autour des

25 blessés, de droite à gauche. Les hommes, eux, suivaient les civières sans jamais les dépasser ; ils avançaient de front, très droits comme tous ceux qui viennent de porter un fardeau sur l'épaule. À chaque relais, les nouveaux porteurs abandonnaient leur marche rigide pour le geste prudent et affec­tueux par lequel ils prenaient les brancards, et repartaient avec le han! du

30 travail quotidien, comme s'ils eussent voulu cacher aussitôt ce que leur geste venait de montrer de leur coeur. Obsédés par les pierres du sentier, ne pen­sant qu'à ne pas secouer les civières, ils avançaient au pas, d'un pas ordonné et ralenti à chaque rampe ; et ce rythme accordé à la douleur sur un si long chemin semblait emplir cette gorge immense où criaient là-haut les derniers

 

35 oiseaux, comme l'eût emplie le battement solennel des tambours d'une marche funèbre. Mais ce n'était pas la mort qui, en ce moment, s'accordait aux montagnes: c'était la volonté des hommes.

Une cérémonie funèbre. La marche est assimilée à une cérémonie visant à célébrer ceux qui ont consenti à risquer leur vie pour la lutte contre le fascisme. Elle emprunte en effet à la cérémonie son caractère « solennel «, «impérieux «, mais aussi son rituel (voir le respect de règles : la séparation des femmes et des hommes ; les hommes suivent les civières

sans jamais les dépasser«; «à chaque relais «, les porteurs abandonnent leur

 

marche rigide «; le pas est «ordonné«; le rythme est «accordé« à la douleur).

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