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RABELAIS : Douleur de Gargantua à la mort de sa femme Badebec

Publié le 04/05/2011

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TEXTE COMMENTÉ

Pour un texte de Rabelais, comme pour ceux du moyen âge, les explications dé vocabulaire sont si nombreuses, que nous les plaçons en notes. Le morceau doit en effet être tout à fait éclairci avant qu'on puisse en entreprendre une explication littéraire et morale.

Douleur de Gargantua à la mort de sa femme Badebec  

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien esbahy et perplex ? Ce fut Gargantua son pere. Car, voyant d'un cousté sa femme Badebec morte et de l'aultre son filz Pantagruel né tant beau et tant grand, ne scavoit que dire ny que faire. Et le doubte que troubloit son entendement estoit assavoir s'il devoit plorer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joye de son filz. D'un costé et d'aultre il avoit argumens sophisticques qui le suffocquoyent, car il les faisoit très bien in modo et figura, mais il ne les povoit souldre, et, par ce moyen demouroit empestré comme la souriz empeigée ou un milan prins au lasset. " Pleureray je ? disoit il. Ouy, car pourquoy ? Ma tant bonne femme est morte, qui estoit la plus cecy, la plus cela, qui feust au monde. Jamais je ne la verray, jamais je n'en recouvreray une telle ; ce m'est une perte inestimable ! O mon Dieu, que te avoys je faict pour ainsi me punir ? Que ne envoyas tu la mort à moy premier que à elle, car vivre sans elle ne m'est que languir ? Ha, Badebec, ma mignonne, m'amye, mon petit con (toutesfois elle en avait bien troys arpens et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantofle, jamais je ne te verray ! Ha, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mere, ta doulce nourrisse, ta dame très aymée ! Ha, faulce mort, tant tu me es malivole, tant tu me es oultrageuse, de me tollir celle à laquelle immortalité appartenoit de droict ! " Et ce disant pleuroit comme une vache. Mais tout soubdain rioit comme un veau quand Pantagruel luy venoit en memoire. " Ho, mon petit filz (disoit il), mon coillon, mon peton, que tu es joly ! et tant je suis tenu à Dieu de ce qu'il m'a donné un si beau filz, tant joyeux, tant riant, tant joly ! Ho, ho, ho, ho, que suis aise ! Beuvons, ho ! laissons toute melancholie ! Apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme ceste porte, taille ces souppes, envoye ces pauvres, baille leur ce qu'ilz demandent ! Tiens ma robbe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commeres. " Ce disant, ouyt la letanie et les Mementos des prebstres qui portoyent sa femme en terre, dont laissa son bon propos et tout soubdain fut ravy ailleurs, disant : " Seigneur Dieu, fault il que je me contriste encores ? Cela me fasche ; je ne suis plus jeune, je deviens vieulx, le temps est dangereux, je pourray prendre quelque fiebvre : me voylà affolé. Foy de gentil homme, il vault mieulx pleurer moins et boire dadvantaige ! Ma femme est morte, et bien, par Dieu (da jurandi), je ne la resusciteray pas par mes pleurs ; elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieulx ne est ; elle prie Dieu pour nous ; elle est bien heureuse ; elle ne se soucie plus de nos miseres et calamitez. Autant nous en pend à l'œil ! Dieu gard le demourant ! Il me fault penser d'en trouver une aultre. Mais voicy que vous ferez, dict il es saiges femmes (où sont elles ? Bonnes gens, je ne vous peulx veoyr) ; allez à l'enterrement d'elle, et ce pendent je berceray icy mon filz, car je me sens bien fort alteré, et serois en danger de tomber malade ; mais beuvez quelque bon traict devant, car vous vous en trouverez bien, et m'en croyez, sur mon honneur. " A quoy obtemperantz, allerent à l'enterrement et funerailles, et le pauvre Gargantua demoura à l'hostel.

(Liv. II, chap. III)

François Rabelais, moine, médecin, érudit, archéologue, ne doit pas être jugé superficiellement d'après les plaisanteries souvent excessives de son roman burlesque : Gargantua et Pantagruel (1533-1563 ; le livre V est posthume). Il y a dans cette œuvre des idées très sérieuses, très profondes, très hardies. Mais, d'autre part, il ne faut pas chercher des symboles ou des satires dans les parties simplement burlesques, destinées à provoquer le rire. Enfin, il est indispensable, pour ne pas s'exposer à de ridicules erreurs, d'observer que quelques-unes de ces plaisanteries, en apparence les plus fortes, sont- traditionnelles à cette époque, et ont été la monnaie courante du moyen âge. Comme écrivain, Rabelais est le premier de nos prosateurs de génie, par l'abondance et par la propriété de sa langue. — Pour le texte de Rabelais, nous suivons l'édition de la Bibliothèque elzvirienne.

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