Rousseau – Les Confessions Je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent... » Le peigne cassé
Publié le 26/07/2013
                             
                        
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                                TEXTE DE ROUSSEAU
« J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la
cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle
Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un
côté de dents était brisé, A qui s'en prendre de ce dégât ? Personne autre
que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge ; je nie d'avoir
touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me
pressent, me menacent ; je persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction
était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût
la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut
prise au sérieux ; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge,
l'obstination parurent également dignes de punition ; mais pour le coup ce
ne fut pas par Mlle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon
oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non
moins grave : nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut
terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu
pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre.
Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et
mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais souffert la mort
et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique
entêtement d'un enfant ; car on n'appela pas autrement ma constance.
Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai
pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait. Hé bien ! je
déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni
touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y
avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se
fit ; je l'ignore, et ne puis le comprendre ; ce que je sais très
certainement, c'est que j'en étais innocent.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire,
mais ardent, fier, indomptable dans les passions ; un enfant toujours
gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité,
complaisance ; qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la
première fois, en éprouve une si terrible, de la part précisément des gens
qu'il chérit et qu'il respecte le plus. Quel renversement d'idées ! quel
désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa
cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! Je dis, qu'on
s'imagine tout cela, s'il est possible ; car pour moi, je ne me sens pas
capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait ayons
en moi.
Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les
apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je
me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un
châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur
du corps, quoique vive, m'était peu sensible, je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près
semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte
prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi
dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions
avec des transports convulsifs, nous étouffions ; et quand nos jeunes
cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions
sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute
notre force : Carnifex Carnifex Carnifex.
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ; ces
moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce
premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si
profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y
rapportent me rendent ma première émotion ; et ce sentiment, relatif à
moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est
tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au
spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en
quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi.
Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un
fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces
misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage, à
poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien,
un animal que j'en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se
sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il
l'est ; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y
fut trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. «
Plan
Lecture méthodique
Présentation du texte
I. Le récit de l'événement
a) La rapidité d'enchaînement des faits
b) La dramatisation des faits
II. L'analyse
a) Le décalage temporel
b) Le décalage se fait ainsi entre un passé à double valeur et un présent qui est
celui de l'écriture.
c) L'analyse à distance, le regard porté sur le passé
III. Les motivations d'un choix
a) Le désir de stigmatiser la cruauté et l'injustice des adultes
b) Le désir de se réhabiliter à ses propres yeux
 
                                «
                                                                                                                            l'indignation,  la  rage,  le  désespoir.
                                                            
                                                                                
                                                                     Mon  cousin,  dans  un  cas  à  peu  près 
semblable,  et  qu'on  avait  puni  d'une  faute  involontaire  comme  d'	un  acte 	
prémédité,  se mettait  en  fureur  à mon  exemple, et  se  montait,  pour  ainsi 
dire,  à  mon  unisson.
                                                            
                                                                                
                                                                     Tous  deux  dans  le  même  lit  nous  nous  embrassions 
avec  des  transports  convulsifs,  nous  étouffions  ;  et  quand  nos  jeunes 
cœurs  un  peu  soulagés  pouvaient  exh	aler  leur  colère,  nous  nous  levions 	
sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute 
notre force : 	Carnifex Carnifex Carnifex.	 	
Je  sens  en  écrivant  ceci  que  mon  pouls  s'élève  encore  ;  ces 	
m	oments  me  seront  toujours  présents  quand 	je  vivrais  cent  mille  ans.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ce 	
premier  sentiment  de  la  violence  et  de  l'injustice  est  resté  si 
profond	ément  gravé  dans  mon  âme,  que  toutes  les  idées  qui  s'y 	
rapportent  me  rendent  ma  première  émotion  ;  et  ce  sentiment,  relatif  à 
moi  dans  son  origine,  a  pris 	une  telle  consistance  en  lui	-même,  et  s'est 	
tellement dét	aché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au 	
spectacle  ou  au  récit  de  toute  action  injuste,  quel  qu'en  soit  l'objet  et  en 
quelque  lieu  qu'elle  se  commette,  comme  si  l'effet  en  retombait	 sur  moi.
                                                            
                                                                                
                                                                    	
Quand  je  lis  les  cruautés  d'un  tyran  féroce,  les  subtiles  noirceurs  d'un 
fourbe  de  prêtre,  je  partirais  volontiers  pour  aller  poignarder  ces 
misérables,  dussé	-je  cent  fois  y  périr.
                                                            
                                                                        
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poursuivre  à  la  course  ou  à  cou	ps  de  pierre  un  coq,  une  vache,  un  chien, 	
un animal que  j'en voyais tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se 
sentait  le  plus  fort.
                                                            
                                                                                
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l'est ; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai 	soufferte y 	
fut trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé.
                                                            
                                                                                
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Plan	 	
Lecture méthodique	 	
Présentation du texte	 	
I.
                                                            
                                                                                
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a) La rapidité d'enchaînement des faits	 	
b) La dramatisation des faits 	 	
II.
                                                            
                                                                                
                                                                    L'analyse	 	
a) 	Le décalage temporel 	 	
b)	 	Le décalage se fait ainsi entre un passé à double valeur et un présent qui est 	
celui de l'écriture.	 	
c) 	L'analyse à distance,  le regard porté sur le passé 	 	
III.
                                                            
                                                                                
                                                                    Les motivations d'un choix	 	
a) 	Le désir de stigmatiser la cruauté  et l'injustice des adultes 	 	
b)	 	Le désir de se réhabiliter à ses propres yeux	 	
 
Lecture méthodique	 	
Présentation du texte	 	
Le  livre  I  des 	Confessions	 rapporte  un  grand  nombre  d'épisodes  au 	
cours desquels  l'enfant qu'était  Rousseau  s'est  trouvé  en situation  diff	icile 	
face  aux  adultes,  sans  que  sa  responsabilité  soit  réellement  engagée.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Parmi  ces  épisodes  «  cuisants  »,  celui  des  peignes  semble  avoir  été.
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