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COLETTE: ... ce bonheur à flamme sourde... Les Quatre-Saisons.

Publié le 14/02/2011

Extrait du document

Vides, elles l'étaient quasi, les poches et les mains de qui me venaient pourtant toutes grâces et toutes libéralités. Mais elles accomplissaient des miracles à leur portée. L'aube du premier janvier, rouge au ras de la neige, n'était pas née que les cent livres de pain, cuites pour les pauvres, tiédissaient la cuisine carrelée de ma maison natale, et les cent décimes de bronze sonnaient dans une corbeille. Une livre de pain, un décime, nos pauvres d'autrefois, modestes, s'en allaient contents et me saluaient par mon nom de petite fille. Debout, juchée sur mes sabots et grave, je distribuais le pain taillé, les gros sous ; je flairais sur mes mains l'apéritive odeur de la miche fraîche ; à la dérobée, je léchais, sur le ventre en bouclier d'un pain de douze livres, sa fleur de farine. Fidèlement, l'odeur du pain frais accompagne, dans mon souvenir, le cri des coqs sous la barre rouge de l'aube, en plein hiver, et la variation de baguettes jouée par le tambour de ville devant le perron, pour mon père. Qu'il est chaud à mon cœur, encore, ce souvenir d'une fête glacée, sans autres cadeaux que quelques bonbons, des mandarines en chemises d'argent, un livre... La veille au soir, un gâteau traditionnel, servi vers dix heures, saucé d'une brûlante sauce de rhum et d'abricot, une tasse de thé chinois, pâle et embaumé, avaient autorisé la veillée, Feu claquant et dansant, volumes épars, soupirs de chiens endormis, rares paroles — où donc mon cœur et celui des miens puisait-il sa joie ? Et comment le transmettre, ce bonheur sans éclats, ce bonheur à flamme sourde, à nos enfants d'aujourd'hui ? Colette. Les Quatre-Saisons.

Introduction. Depuis longtemps la sagesse prêche que le bonheur est dans la modération des désirs. A une époque où « le bébé zézayant convoite un appareil de prise de vues «, Colette, elle aussi, dans sa crainte de nous voir faire fausse route, nous confie, dans une page lyrique des Quatre Saisons, le bonheur modeste qui fut jadis le sien. — (Lecture du texte.)

« couleurs (« l'aube rouge au ras de la neige ») : un son clair (« les décimes de bronze sonnaient dans une corbeille »)et, l'emportant sur les sensations visuelles ou auditives, les sensations de froid qui font apprécier la bonne chaleur(« neige », « tiédissaient », « cuisine carrelée ») et les sensations de l'odorat et du goût (1' « apéritive odeur de lamiche fraîche »...

« je léchais...

—> sa fleur de farine »).

C'est que, plus que les premières sensations, les dernièrestouchent aux fibres profondes de l'être.

Colette, comme beaucoup d'auteurs modernes — on songe à Proust et autexte célèbre de la madeleine trempée dans du thé — leur accorde à juste titre une place de choix. — A la fin de la scène, les pauvres passent au second plan, supplantés qu'ils sont par les pains de douze livres avecleur pittoresque « ventre en bouclier » et leur non moins pittoresque « fleur de farine » non brossée, et surtout avecleur « apéritive odeur ».

C'est sur cette dernière impression que se fait la transition avec la phrase suivante : «Fidèlement..., —> pour mon père ». Les thèmes précédemment traités sont repris avec quelques variations.

Nous retrouvons l'« odeur du pain frais », «la barre rouge de l'aube », le froid (« en plein hiver »), des sensations auditives : « le cri des coqs », « la variationde baguettes du tambour », ce dernier détail constituant une autre preuve de la sympathie qui unit ici les humbleset les familles plus aisées.

Les mots « pour mon père » font écho à « pour les pauvres » et se trouvent chargésd'affection autant que de respect: « pour » signifie « pour l'amour de...

» autant que « pour faire honneur à...

».

En mêmetemps la fillette prend plus ou moins consciemment part à l'affection et à l'honneur qui vont à son père.

C'est encorelà une source de joie, m Fidèlement » insiste — comme plus loin le mot « traditionnel » — sur le caractère immuabledes impressions que la fête du Jour de l'An fait sur la petite fille, impressions qu'elle aime à retrouver et qui, selonColette, contribuent à former une véritable « religion domestique ».

Le mot, mis en relief par la ponctuation et parsa place au début de la phrase, est dit avec effusion ; il constitue un commentaire lyrique qui nous fait sentir à quelpoint l'auteur considère ses souvenirs heureux comme des amis, — car c'est dans l'amitié surtout qu'il est questionde fidélité —, et ainsi n'est-ce pas tout dire sur leur douceur ? —- « Qu'il est chaud à mon cœur...

—^ à nos enfants d'aujourd'hui ? » Dans les dernières lignes du texte nousretrouvons le même thème du bonheur simple chanté avec les mêmes accents lyriques. Voici les sensations de froid : « fête glacée » ; l'évocation des détails familiers tantôt pittoresques : « feu claquantet dansant ».

(Noter la valeur évocatrice des sonorités de « claquant » et le rythme dansant des groupes égaux «feu claquant (3) et dansant (3) »), tantôt d'un réalisme tout intime : ce « gâteau traditionnel, servi vers dix heures,saucé d'une brûlante sauce de rhum et d'abricot » cette « tasse de thé chinois, pâle et embaumé » ont toujourspour l'enfant le prestige poétique des choses rares ; « livres épars, soupirs de chiens endormis » montrent quel'amour des mêmes livres et des mêmes bêtes est aussi un élément de la « religion domestique »...

Et comme, par lechoix de ces détails, Colette rend sensible en quelques touches l'atmosphère de paix, de détente, qui règne ! — «traditionnel » souligne ce qui fait la valeur morale — rituelle — du gâteau ; « rares paroles »: nous apprécieronsl'atmosphère d'amour qui règne dans cette famille si nous nous rappelons la maxime suivante de La Bruyère (chapitredu Cœur) : « Etre avec des gens qu'on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux,penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal ».

Cette atmosphère d'amour est labaguette magique qui idéalise jusqu'aux plus humbles des réalités familières précédemment évoquées...

jusqu'aux «soupirs de chiens endormis » — comme, dans « les Pauvres Gens », de V.

Hugo, l'amour du foyer transfigure l'humblelogis des pêcheurs, où l'on sent quelque chose Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur. « Où donc mon cœur et celui des miens puisait-il sa joie ? » De bien petites choses en effet suffisent à la créer siles désirs sont « modestes », si, au lieu de rechercher les satisfactions de la vanité ou de l'orgueil, l'on sait jouirsimplement des sensations régulièrement retrouvées dans le cadre de la famille et si, de cette manière, on s'aime davantage : « Joie des cinq sens, dit plus loin Colette.

De telles délices, qu'on nommerait païennes, créent unereligion domestique, et l'âme se chauffe à la plus petite flamme, si la petite flamme persévère.

» L'inquiétude qui perce dans la dernière phrase — tant les désirs des enfants d'aujourd'hui sont immodérés — révèlele souci généreux de l'auteur de faire partager sa joie aux autres. Au point de vue de la forme, la vivacité des sentiments détermine des mouvements exclamatifs (« qu'il est chaud...») ou interrogatifs (« Où donc...

? Et comment le transmettre...

? »), des inversions affectives nécessitant desannonces à l'aide de pronoms personnels («Qu'il est chaud..., ce souvenir...» «Et comment le transmettre, cebonheur...

»), un type de phrase déjà vu (Cf.

Un pain, un décime...) où des mots hors-phrase attirent l'attentionémue du lecteur sur de menus détails du décor intime : « Feu claquant et dansant, etc...

», des répétitionsinsistantes (« ce bonheur sans éclats, ce bonheur à flamme sourde »), l'emploi de termes forts, souvent imagés, etde comparaisons : « chaud », « à mon cœur », disent la profondeur du sentiment.

(Ces mots se retrouvent dans lesonnet de Ronsard : « Afin que ton honneur coule parmi la plaine»...

où le poète, consacrant une fontaine à Hélène,souhaite que le voyageur y boive l'amour en même temps que son eau : Et puisse, en la humant, une flamme puiser. »

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