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Avoir raison est-il suffisant pour convaincre ?

Publié le 27/02/2008

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Devant ses juges, Socrate s'en tient à la seule exigence de vérité. Il se propose de les convaincre, mais en s'adressant à leur seule raison : d'où son refus de recourir aux diverses sollicitations de la sensibilité dont usent ordinairement les avocats et les orateurs. Tout son discours ne vise à établir qu'une chose : qu'il a raison contre ses calomniateurs. Un tel courage a-t-il un sens? Au-delà d'une réponse hâtive évoquant la condamnation de Socrate comme une preuve de l'impuissance de la seule raison, il faut sans doute mesurer toutes les implications d'un choix proprement philosophique. Trop lucide pour surestimer les effets de son discours sur des personnes soumises depuis longtemps aux calomnies répandues sur son compte, Socrate fait-il un pari ultime sur un éventuel sursaut de leur esprit critique? Ou bien, plus vraisemblablement, entend-il affirmer jusqu'au bout la cohérence d'une attitude délibérée, en s'interdisant tout moyen de survie qui invaliderait le sens même de sa vie? Difficile maintien d'une exigence idéale qui fait tout le sens de la philosophie, l'attitude de Socrate répond à la simple volonté d'être cohérent avec soi-même. Et la condamnation finale ne vaut pas démenti infligé par les faits au pouvoir de la raison; pas plus qu'un déni de justice ne disqualifie l'idée même de justice. Les juges grecs étaient peut-être convaincus, mais ne semblaient pas prêts à se l'avouer à eux-mêmes. Avoir raison est-il suffisant pour convaincre ?

« de ses pensées.

Idéal dont Condorcet explicite la dimension pro prement politique en appelant de ses vœux une «raison populaire» (cf.

Premier mémoire sur l'instruction publique, conclusion, Édition Edilig) : l'instruction publique etgratuite, qui ouvre à tous les lumières de la connaissance et la puissance de la raison, est une condition essentiellede la liberté de chacun, de sa faculté de résistance aux tromperies multiformes.

(«Vous comptez sur la force de lavérité; mais elle n'est toute puissante que sur les esprits accoutumés à en reconnaître, à en chérir les noblesaccents...» Condorcet, s'adressant aux «amis de l'égalité», Premier mémoire sur l'instruction publique.

Édition Ediligp.

80).L'enjeu d'une telle conception est décisif.

Il est manifeste en effet que les hommes sont constamment l'objet, dansles multiples domaines de leur expérience existentielle, de sollicitations visant à obtenir leur assentiment, c'est-à-dire à les convaincre, quand ils ne sont pas purement et simplement soumis à des conditionnements destinés àobtenir d'eux un comportement défini.

Pour prendre une décision pratique dont la nécessité ne s'impose pasimmédiatement, ne faut-il pas délibérer, et se former une conviction soi-même? Les rapports à autrui, l'activitéprofessionnelle, l'exercice de la citoyenneté et le jugement politique, la conduite éducative d'un père ou d'une mère,ne doivent-ils pas appeler une élaboration aussi maîtrisée que possible de la conviction qui réglera l'action? Et n'est-ce pas justement en ces occasions concrètes que se trouve mise en jeu la façon dont chacun forge sesconvictions, ou les reçoit?La considération conjointe de l'idéal et des enjeux de la question conduit à envisager dès maintenant la réponse :pour convaincre, il devrait suffire d'avoir raison.

Une conviction rationnelle et librement formée ne devrait résulterque du consentement accordé à un discours de vérité.

Ce qui veut dire que la conviction rationnelle advient dans lesilence des passions, car elle requiert le libre arbitre du jugement.

On comprend dès lors qu'ainsi entendu le fait deconvaincre soit en quelque sorte homogène au fait d'avoir raison - car tous deux relèvent de la même exigence, quiest celle de la rationalité.

Mais cette exigence commune suffit-elle pour que l'un entraîne nécessairement l'autre?Descartes et Leibniz, chacun à sa manière, rappellent que la force des raisons qui se présentent à l'entendementn'empêche pas la volonté, ou la puissance du jugement (requise dans toute assertion) d'être libre : un êtrerationnel, disposant de son libre arbitre, peut toujours retenir son jugement, suspendre l'élaboration de sesconvictions.

Reconnaître la vérité d'un discours, ce n'est pas exactement «être déterminé» par lui, mais plutôt sedéterminer soi-même librement : la raison me fait identifier le vrai - et me conduit à y consentir sans jamais que lejugement subisse une contrainte.(Cf.

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Édition Garnier-Flammarion, p.

148 : «l'entendement peutdéterminer la volonté, suivant la prévalence des perceptions et raisons, d'une manière qui, lors même qu'elle estcertaine et infaillible, incline sans nécessiter». - Troisième partie du développement La considération de l'idéal n'épuise pas la question, puisque demeure le constat des résistances tenaces souventrencontrées par l'exigence rationnelle.

Être convaincu, c'est reconnaître que quelqu'un a raison.

Que se passe-t-illorsque l'intérêt, par exemple, empêche une telle reconnaissance? En présence d'un tel intérêt et des préventionsplus ou moins conscientes qu'il détermine, le seul déploiement d'une argumentation rationnelle, et son inlassableréitération, peuvent-ils susciter la conviction? On saisit ici toute la portée d'une interrogation complémentaire :qu'atteste, et quel type de traitement requiert, le constat qu'il ne suffit pas d'avoir raison pour convaincre?Question rencontrée par le philosophe lui-même, dès lors que son idéal rationnel - faire vivre en toutes chosesl'exigence de vérité - achoppe sur des représentations ou des préventions qui semblent le tenir en échec.

L'allégoriede la caverne (Platon, République, Livre VII) donne une expression symbolique radicale d'un tel rejet : celui quirecherche la vérité, puis entreprend d'en instruire ses compagnons après l'avoir découverte, se heurte à leurincompréhension, et même à leur hostilité : le voeu proprement philosophique de s'en tenir à la seule raison suffit sipeu à lever l'emprise des représentations sensibles et des faux semblants du vécu qu'il fait passer le philosophe pourun fou ou pour un marginal dangereux.

Prendre conscience de cela, n'est-ce pas assumer non seulement le soucid'avoir raison, mais aussi celui de se faire comprendre de ceux-là mêmes qui ne sont pas prêts, spontanément dumoins, à l'admettre? Un tel souci appelle une étude des facteurs qui sont en jeu dans la résistance évoquée.

C'est àcette démarche d'élucidation que se sont livrés par exemple des philosophes comme Platon, Spinoza, et Marx.

Leursperspectives, certes, présentent des différences notables en ce qui concerne les domaines envisagés.

Mais ellesrelèvent d'une même préoccupation : repérer les processus qui font obstacle soit à la recherche du vrai soit à sareconnaissance.

Une telle analyse génétique répond au désir de promouvoir une lucidité agissante, qui puisseconjuguer l'exigence de vérité et de raison et la conscience réfléchie de ce qui constitue la réalité effective.

Il s'agitde comprendre que la capacité de jugement rationnel des hommes s'exerce rarement seule : sont en jeu aussi, avecdes effets divers, la sensibilité et les préférences affec tives, les intérêts plus ou moins conscients que détermine la position existentielle - ou plus simplement la crédulité humaine, qui est la tendance à céder aux apparences et auxfaux semblants du vécu.

Avoir raison et chercher à convaincre, ce peut être alors en appeler à la seule capacitérationnelle de jugement, invitée à se délivrer de tout ce qui la détourne d'elle-même.

Mais en cas d'échec, ne faut-ilpas envisager une sorte d'action pédagogique dont le but serait d'obtenir une telle délivrance par la mise en jeu demédiations adéquates? Voie difficile et risquée si l'on oublie que c'est à chacun de former ses convictions et de faireadvenir en soi le jugement rationnel -l'action pédagogique n'ayant pas d'autre rôle que de rendre possible une telleautonomie.

Autre chose est « l'action psychologique» de la persuasion qui joue au contraire sur l'affectivité ou lasensibilité pour produire des effets de pouvoir, et neutraliser la puissance du jugement.

Dans le premier cas, oncherche à instruire et à éclairer la faculté de juger avant même de susciter le jugement, si bien que l'interlocuteurtend à rester maître de lui-même, les incitations pédagogiques devant s'ordonner entièrement à l'idée d'une tellemaîtrise.

Dans le second cas, on exerce une pression pour « produire la croyance sans la connaissance » (cf.Platon, Gorgias, déjà cité à propos de la caractérisation de la rhétorique).

Il peut se faire alors que persuader àl'aide de sollicitations psychologiques passe pour convaincre, par des raisons intellectuelles, selon un art de la. »

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