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Blaise PASCAL: Deux sortes de grandeurs

Publié le 01/04/2005

Extrait du document

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Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans les qualités réelles et effectives de l'âme et du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force. Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais, comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d'établissement, nous leur devons les respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs. Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Blaise PASCAL

• Quelle est l'idée générale du texte ? Seules les grandeurs naturelles ont droit à notre véritable estime. Quant aux grandeurs de convention, elles ne sauraient recevoir cette estime profonde et ce respect réel, allant aux qualités objectives.  • Le problème posé par ces lignes est le suivant : la justice n'est-elle que ce qui est établi et, au-delà de cette justice de convention, ne peut-on discerner une autre justice ?  • Le passage qui nous est ici présenté se divise nettement en deux grandes parties, elles-mêmes divisées en sous-parties. Pascal distingue, tout d'abord, grandeur de convention et grandeur naturelle (première grande partie, « Il y a [...] force«), la première sous-partie analysant celle de convention et la seconde, la grandeur qui se fonde sur la nature et le réel. Pascal distingue, ensuite, deux sortes de respect (deuxième grande partie, « Nous devons [...] naturelles «), la première sous-partie examinant le respect de convention et la seconde l'authentique respect.

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« d'un autre principe de référence ? Le propos de Pascal, du moins dans les limites de cet extrait, laisse subsister undoute sur cette question.

Comment comprendre en effet l'expression « avec raison » de la deuxième phrase, relayéepar l'ex-pression « selon la raison » du milieu du troisième paragraphe ? Cela signifie-t-il que l'ordre social dont sontparties prenantes les grandeurs d'établissement possède malgré tout sa justification, et que toute perturbation oucontestation de cet ordre serait illégitime ? La dernière phrase du premier paragraphe le suggère assez nettement :« la chose était indifférente avant l'établissement : après l'établissement elle devient juste, parce qu'il est injuste dela troubler ».

Cette incitation au conformisme et à la soumission peut sembler difficilement conciliable avec larelativisation radicale du statut des grandeurs d'établissement qu'appelle tout le texte.

Tout se passe comme siPascal amorçait la révolte ou la contestation en en posant les principes, tout en la désamorçant par lacondamnation anticipée de toute velléité d'insoumission à l'égard des grandeurs d'établissement.

Singulièredialectique, car elle conjugue une éradication décisive du prestige attaché aux grandeurs d'établissement et unconformisme social dont la justification peut sembler énigmatique, d'autant qu'elle est simplement posée dans letexte – sans y être explicitement établie.

Dire qu'une attitude est « selon la raison », ou qu'il est injuste de troublerune chose établie du fait qu'elle est établie, ce n'est pas faire une réelle démonstration, mais présupposer desconceptions déterminées.

Cette difficulté se retrouve dans la distinction proposée entre les deux types de respectet de considération que requièrent les grandeurs naturelles et les grandeurs d'établissement.

Opposées dans leursessences, celles-ci le sont aussi dans leurs genèses respectives, et cette double opposition fonde, dans l'esprit dePascal, la hiérarchie qu'il convient d'établir entre deux types de respects : aux unes, les « cérémonies extérieures »; aux autres l'estime, l'adhésion intérieure que sous-tend la conscience intime de se trouver en présence d'unegrandeur authentique.

Mais là encore, Pascal semble atténuer ce qu'un tel propos pourrait avoir de subversif ou dedangereux pour les autorités en place (« établies »), en précisant que le « respect d'établissement » doits'accompagner d'une « reconnaissance intérieure ».

La question se pose de savoir ce que peut signifier cettedernière dès lors qu'on a procédé à une certaine désacralisation des autorités en place en leur ôtant le prestigedont elles tendent à s'envelopper.

La démystification idéologique des grandeurs d'établissement les dépouille, enfait, des qualités qu'elles prétendent avoir pour développer l'ascendant qui accroît ou renforce leur pouvoir.

Quereste-t-il alors, sinon justement le fait qu'elles sont établies – que cet établissement soit le résultat d'un rapport deforces, ou qu'il corresponde à une volonté commune des hommes ? Il n'entre pas apparemment dans les intentionsde Pascal d'effectuer cette dernière distinction – qui pourrait fonder la « reconnaissance intérieure » en permettantd'identifier l'éventuelle légitimité des grandeurs d'établissement, selon qu'elles relèvent ou non d'un libreconsentement, d'une volonté réelle des hommes.

On sait le rôle que jouera plus tard l'idée de contrat dans lareprésentation du fondement idéal de l'État.

Pour l'heure, Pascal s'attache plutôt à disqualifier, dans une certainemesure, la volonté humaine, qu'il semble d'ailleurs assimiler à la fantaisie, voire au caprice (« il a plu aux hommes ») ;disqualification nuancée, puisque Pascal stipule qu'il convient, malgré tout, de respecter les grandeurs ainsi établies.L'ambiguïté de la position défendue ici n'est-elle qu'apparente ? Apparenter la volonté des hommes à la fantaisie,c'est suggérer que livrée à elle-même elle ne peut rien produire de ferme et de constant, d'incontestablement fondé: Pascal semble se plaire à souligner la relativité et la fragilité, voire le caractère arbitraire, de toute donnée établiepar l'homme.

En d'autres textes, d'ailleurs, il insiste sur la finitude de l'homme, sur son caractère intrinsèquementfaillible, et sur la cécité qui s'attache à une telle condition (cf.

les Pensées : « Misère de l'homme sans Dieu »).

Ladifficulté est de comprendre ici que les productions d'une telle volonté puissent avoir une raison au sens strict,puisque la fantaisie – synonyme pour Pascal de la volonté – ne peut donner naissance à rien de bon.

Sauf àconsidérer que le simple fait d'être établies, indépendamment de toute légitimité ou de toute justification parréférence à une idée de justice, suffit à fonder le respect des grandeurs mises en place – ou imposées – parcertains hommes.

Mais il est paradoxal, alors, d'écrire qu'un tel respect doit aussi s'entendre « selon la raison ».

Laraison, par définition, se distingue de la croyance, en ce qu'elle cherche à élucider le fondement de toute chose.

S'ils'agit de comprendre qu'il n'y a rien à comprendre, et que les autorités établies doivent être respectées du seul faitqu'elles sont établies, la référence à la raison devient à la limite contradictoire et intenable : on invoque la raisonpour stipuler que la raison n'a pas à connaître de ce qui est, bref pour l'inviter à justifier elle-même sa propredéfection.

La seule issue, si l'on peut dire, serait de considérer que la raison.

ne vaut en l'occurrence que pourconstater un ordre établi dont elle ne peut ressaisir le principe interne.

Soit parce que celui-ci n'existe pas(radicalisation de l'absurde : un ordre social n'est pas meilleur qu'un autre.

Autant s'y soumettre plutôt que des'engager dans de perpétuels bouleversements qui n'ont pas de sens).

Soit même parce que ce principe échappe àl'homme, car il relève d'une sorte de providence divine, Dieu « arrangeant » les désordres humains de telle sorte qu'ilen émerge une sorte d'ordre indiscutable.Le deuxième cas de figure ressortit à une croyance religieuse où se conjuguent le pessimisme ontologique d'unenature humaine jugée déchue et le relatif optimisme historico-religieux d'un ordre social préordonné par Dieupour éviter les catastrophes que peut laisser prévoir le constat de la finitude et de l'aveuglement des hommes. Ontologie : discipline philosophique dont l'objet est l'être lui-même, considéré comme tel. Pascal, pour illustrer ce qu'il entend par grandeurs d'établissement, ne laisse aucun doute sur ce qu'il a en vue :l'ordre social et politique.

L'ordre social, avec l'exemple des nobles et des roturiers (que l'on pourrait transposeraujourd'hui en évoquant les groupes sociaux ou les classes qui se différencient dans une société).

L'ordre politique,avec l'exemple des rois et des princes (que l'on pourrait aussi transposer historiquement – non sans avoir introduitune distinction critique entre l'idéal républicain, qui assujettit l'institution des gouvernements à une Constitutionlégale où prend forme la souveraineté populaire, et le despotisme, où le pouvoir relève de volontés particulièress'imposant de façon multiforme).

Il est vrai qu'un troisième exemple intervient pour souligner plus encore la relativitédes conventions humaines en matière morale et juridique : celui des aînés et des cadets.

Le conformisme de Pascalse traduit dans le texte d'une façon tout à fait singulière, qui en dit long sur sa propre autolimitation, c'est-à-diresur l'esprit critique et la relativisation consciente qui le travaillent de l'intérieur : il est question de « cérémonies. »

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