FOURIER: LA « MORISOPHIE » OU SCIENCE DES MOEURS
Publié le 07/02/2011
Extrait du document
Dix mille systèmes de morale enseignent à réprimer les passions, vingt et trente mille systèmes excitent à les satisfaire. Au théâtre et dans les romans, on ne voit que la CONTRE-MORALE un peu fardée, mais tendant presque ouvertement à servir les passions, les faire naître, les stimuler, leur indiquer les ruses pour atteindre au but... La contre-morale n'a été que peu ou point étudiée : c'est une analyse qui pourrait fournir un ouvrage spécial très intéressant, et fâcheux pour les moralistes, dont elle confondrait les systèmes... Examinons cette galerie de contre-moralistes, où l'enseignement donné par les théâtres et les romans est si bien pratiqué par le monde galant. Quel cas fait-il des 10 000 systèmes de morale douce et pure qui défend à la grisette d'avoir un amant, et plus encore d'en avoir deux ou trois ? Conseillez-lui de quitter ses amants pour goûter les charmes de la vertu morale : elle répondra que la vertu consiste à n'avoir qu'un amant de cœur, avec le milord pot-au-feu. Et dans toutes les branches du monde galant, on trouve des contre-morales bien établies, ayant leurs principes, leurs doctrines exactement suivies ; tandis que les dogmes de la morale ne sont pratiqués de personne. Ce sont des masques dont s'affuble l'hypocrisie. Passons aux consciences de métier. Persuaderez-vous à un fermier qu'il est immoral quand il grivèle sur la part du propriétaire ? Et tous les commerçants qui attrapent leurs acheteurs écouteront-ils les remontrances de la morale qui leur apprend, selon Fénelon, qu'il vaut mieux mourir que de dire un mensonge ? Essayez de prêcher cette morale aux maquignons. Chaque métier a sa contre-morale et ses principes : un domestique dit:« qui mange bien et bien boit ne fait point de tort à son maître « ; en vertu de ce principe, il fait main basse sur les provisions coûteuses et les vins fins. Le haut commerce est une classe à part en contre-morale ; il place la vertu dans les grands crimes ; affamer le pays, paralyser les fabriques par des accaparements, c'est dans le commerce un titre à la considération générale et à celle des moralistes, même, qui prônent tous les crimes heureux. Quelquefois le commerce, par ses menées d'accaparement, renverse un empire (Napoléon). C'est du grandiose en contre-morale. Les femmes de bonnes mœurs y ont un rôle déguisé ; elles sont toutes d'accord à esquiver les lois sacrées de la fidélité conjugale, sauf à éviter la publicité. Leur thème est : « Si on prévient les éclats, et que tout se passe discrètement, il n'y a aucun mal «. A ce prix, elles ont le droit de gloser sur les travers du monde galant dont elles ne font pas partie, à ce qu'elles disent. Les enfants sont les échos de la nature contre la morale ; ils sont tous ligués pour s'en affranchir ; ils ne trouvent leur bonheur que dans les passe-temps défendus par leurs moraux précepteurs, briser, ravager, quereller, insulter ; ils honorent celui qui excelle dans ces prouesses, et ils raillent, ils maltraitent celui qui a du penchant à obéir aux pédants. Les extra-sociaux, et d'abord les passifs ou esclaves : Aristote ne sait quelle vertu peut convenir à un esclave : pourquoi donc votre civilisation perfectible crée-t-elle des classes qui ne peuvent convenir ni à la vertu, ni aux bonnes mœurs ? Un maître viole ou séduit la femme, la fille de son esclave, et la morale oblige l'esclave à tout endurer, même les coups de knout qu'on lui donnera s'il se plaint du viol de sa femme. Les extra-sociaux actifs, tels que chevaliers d'industrie, prostituées, agitateurs ; et, dans le genre subalterne, les filous et voleurs de grand chemin, les forçats libérés imbus de la contre-morale du bagne ou des prisons : les mendiants spéculatifs, ayant leur chef, leurs statuts ; toute cette catégorie qui rompt en visière à la société forme encore une puissante cohorte dans l'échelle de la contre-morale. Enfin le grand monde et les gens de cour : ils ne se croient pas tenus de pratiquer la morale ; ils la regardent comme un ressort bon à contenir le peuple et la bourgeoisie ; ils voient dans la morale une gendarmerie intellectuelle qui veille à leur sûreté ; ils commandent à la morale et ne lui obéissent pas, ne suivent que leurs fantaisies antimorales. Les asservis, entraînés par les circonstances : des militaires qui, par état, ne peuvent pas songer à mariage, à moins de bonne dot, sont obligés à rechercher des unions illicites, adultères, fornications : il en est de même des voyageurs..., des jeunes gens pauvres... toute cette classe est entraînée par la contre-morale... Déduisant cette kyrielle de classes abonnées à la contre-morale, quelle classe reste-t-il pour la morale ? Ceux qui la prêchent par métier. S'enduit-il qu'ils la pratiquent ?
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- La « science des moeurs » épuise-t-elle l'ensemble des problèmes moraux qui se posent à la conscience ?
- Les moeurs sont-ils l'objet d'une science ?
- qu'est-ce que la science des moeurs ?
- Molière fait dire au bourgeois Chrysale dans « les Femmes savantes : Il n'est pas bien honnête et pour beaucoup de causes Qu'une femme étudie et sache tant de choses : Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfants, Faire aller son ménage, avoir l'oeil Sur ses gens Et régler sa dépense avec économie Doit être sa science et sa philosophie. Dégagez l'idée générale contenue dans ces vers et discutez-la. En quoi est-elle juste? En quoi est-elle excessive ?
- La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la morale, au temps d'affliction; mais la science des moeurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures. Pensées (1670), 67 Pascal, Blaise. Commentez cette citation.