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LE DÉSIR FONDAMENTAL

Publié le 22/02/2012

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Telles qu'elles nous apparaissent, déguisées par les «refoulements» et les «compensations», enrichies par notre expérience, modelées par les normes et les habitudes sociales, nos tendances n'ont plus leur forme primitive. On peut alors se demander si leurs aspects multiples et complexes ne pourraient se ramener à l'unité. Ne dérivent-elles pas d'une tendance fondamentale, originaire ? Ceci rejoindrait l'opinion bien connue de La Rochefoucauld pour lequel, déjà, toutes nos inclinaisons n'étaient que les manifestations sous des formes diverses, plus ou moins déguisées, de l'amour-propre, «amour de soi-même et de toutes choses pour soi-même». On cite souvent ses formules bien frappées : «L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » « Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois. » « La pitié est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. » « La reconnaissance n'est qu'une secrète envie de recevoir de plus grands bienfaits. » « L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »

« D'autre part, le caractère centrifuge de la tendance n'empêche pas celle-ci de se rapporter à moi-même quant à sesfins dernières.

Si le but d'abord manifeste de la tendance est un objet extérieur, sa fin dernière est le rétablissementde l'équilibre organique rompu par la «tension» du désir.

Qu'on songe à l'Harpagon de Molière.

D'une certaine façon, ils'oublie lui-même, ne songe qu'à sa cassette, est prêt, pour la retrouver, à tous les efforts, à tous les sacrifices.

«Puisque tu m'es enlevée, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie; tout est fini pour moi et je n'ai plus quefaire au monde; sans toi il m'est impossible de vivre.» Il n'en reste pas moins que l'attitude d'Harpagon est égoïste,que son avarice se rattache (d'une façon qui peut d'ailleurs être très complexe) aux besoins et aux exigences deson moi. Sans doute n'y a-t-il pas une tendance bien déterminée, bien définie qui s'appellerait l'amour-propre.

Mais on peutadmettre que des tendances fondamentales, originaires comme la tendance alimentaire, la tendance sexuelle, sontdes tendances égoïstes.

En les satisfaisant, l'individu ne vise primitivement qu'à rétablir un équilibre de l'organisme.Peut-être même faudra-t-il réserver le nom de tendances à ces pulsions biologiques. Mais faut-il affirmer que toutes nos attitudes ne sont que des expressions directes ou dérivées de ces tendancesoriginaires ? A côté de ces tendances biopsychologiques, à côté de ces fonctions, comme dit le Docteur Odier ouplutôt au-dessus d'elles, il y a un monde de valeurs auquel l'homme semble pouvoir participer.

Et c'est ce monde devaleurs que La Rochefoucauld paraît méconnaître.

En effet, comme écrit le docteur Odier, «on ne peut parler devaleurs que dès l'instant où le moi esquisse ou accomplit un pas en dehors de la sphère délimitée des fonctions,c'est-à-dire de ses besoins biologiques instinctifs et affectifs d'une part, et dans le domaine social, de ses intérêtsd'autre part».

Envisageons le cas d'un témoignage de reconnaissance, que nous supposerons sincère, ou bien letravail d'un peintre, d'un sculpteur, guidés par un pur idéal de beauté.

Ces attitudes, dans la terminologie classiqueétaient, elles aussi, rangées sous la rubrique des tendances; on parlait de tendance altruiste dans le premier cas, detendance idéale dans le second exemple.

Tendances égoïstes, altruistes (sympathie), idéales (recherche du beau,du vrai, du bien) constituaient trois grands chapitres dans la classification des tendances.

Nous ne ferons pas auxconceptions traditionnelles une querelle de mots ; toutefois, il faut reconnaître que les «tendances» altruistes ouidéales diffèrent du tout au tout des tendances biologiques. Celles-ci visent un objet (nourriture, partenaire sexuel).

« Activées» par la promesse de l'objet, elles deviennent«latentes» (d'après les termes de Pierre Janet) lorsque la satisfaction est obtenue.

Celles-là au contraire ne sontpas susceptibles d'une satisfaction qui interromprait provisoirement leur exercice.

C'est qu'elles visent non desobjets mais des valeurs transcendantes.

Comme dit très bien le docteur Odier, « un sentiment de reconnaissanceque l'intérêt ne dictait pas acquiert une valeur dans la mesure où il révèle qu'un individu s'est lié de façon durable àune conception des relations avec son prochain qui dépasse ses intérêts et survit à leur satisfaction».

L'Autre estici envisagé non comme objet, mais comme personne.

De même une exigence esthétique n'est pas susceptible d'êtrecomplètement assouvie.

Car le Beau n'est pas objet mais Valeur.

Les plus grands peintres, les plus grandsromanciers (par exemple Flaubert) ont dit leur désespoir de s'égaler à leur Idéal, et cela au moment même où ilsréussissaient leurs chefs-d'œuvre.

C'est qu'il ne s'agit plus ici de retrouver son équilibre en «réduisant» une«tension» organique mais bien au contraire de se dépasser toujours soi-même. Ceci dit, on peut apprécier la thèse de La Rochefoucauld à la lumière des distinctions du docteur Odier.

LaRochefoucauld a mis l'accent sur un fait que la psychanalyse devait illustrer par une foule d'exemples : les fonctionspeuvent pour mieux se satisfaire se déguiser en pseudo-valeurs.

C'est ainsi que tel névrosé, croyant dans saconscience claire faire preuve d' « humilité chrétienne », acceptera en fait pour assurer sa sécurité un état dedépendance abjecte.

L'humilité c'est le prétexte, l'alibi invoqué, la rationalisation de la peur et de la lâcheté (qui estle vrai mobile de son attitude).

Mais cela ne veut pas dire (et c'est ici que certaines formules de La Rochefoucauldsont inquiétantes) que la véritable humilité n'existe pas.

De même ceux qui contemplent avec ravissement desphotographies de «nus artistiques» satisfont souvent sous le couvert d' «émotions esthétiques» des tendancessexuelles frustrées.

Mais cela ne veut pas dire que les valeurs purement esthétiques n'existent pas ! Si La Rochefoucauld a voulu dire qu'il n'y avait pas de valeurs et que les soi-disant valeurs étaient toujours desimples instruments de «l'amour-propre», il s'est trompé, il est tombé dans l'erreur du psychologisme (c'est uneerreur qui menace précisément les psychanalystes dans la mesure où ils ne connaissent que des névrosés).

Mais siLa Rochefoucauld a seulement pensé que l'égoïsme prenait souvent le déguisement d'une pseudo-valeur, sa thèsedevient acceptable.

En déclarant que l'«hypocrisie n'est qu'un hommage du vice à la vertu», La Rochefoucauldsemble reconnaître l'existence de valeurs transcendantes.

«L'amour-propre, dit-il, corrompt la raison.» C'est doncqu'il y a un ordre de vérités et de valeurs que les tendances égoïstes peuvent certes corrompre mais qui, dans sonessence, leur est étranger.. »

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