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MERLEAU-PONTY: le philosophe et l'action

Publié le 19/02/2011

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merleau

« Le philosophe de l'action est peut-être le plus éloigné de l'action : parler de l'action, même avec rigueur et profondeur, c'est déclarer qu'on ne veut pas agir, et Machiavel est tout le contraire d'un machiavélique : puisqu'il décrit les ruses du pouvoir, puisque, comme on l'a dit, il « vend la mèche «. Le séducteur ou le politique, qui vivent dans la dialectique et en ont le sens ou l'instinct, ne s'en servent que pour la cacher. C'est le philosophe qui explique que, dialectiquement, un opposant, dans des conditions données, devient l'équivalent d'un traître. Ce langage-là est juste le contraire de celui des pouvoirs ; les pouvoirs, eux, coupent les prémisses et disent plus brièvement : il n'y a que des criminels. Les manichéens qui se heurtent dans l'action s'entendent mieux entre eux qu'avec le philosophe : il y a entre eux complicité, chacun est la raison d'être de l'autre. Le philosophe est un étranger dans cette mêlée fraternelle. Même s'il n'a jamais trahi, on sent, à sa manière d'être fidèle, qu'il pourrait trahir, il ne prend pas part comme les autres, il manque à son assentiment quelque chose de massif et de charnel... Il n'est pas tout à fait un être réel.

Cette différence existe. Mais est-ce bien celle du philosophe et de l'homme ? C'est plutôt, dans l'homme même, la différence de celui qui comprend et de celui qui choisit, et tout homme à cet égard est divisé comme le philosophe «.

MERLEAU-PONTY.

Le texte de Merleau-Ponty que nous commentons s'ouvre par une proposition qui peut, au premier abord, sembler paradoxale. En effet, l'auteur affirme que le philosophe de l'action, autrement dit celui qui cherche à décrire et à expliquer celle-ci, est sans doute l'homme qui en « est le plus éloigné n. Voilà une phrase qui, aux oreilles de l'opinion publique ne peut manquer de sonner comme l'un de ces nombreux sophismes propres aux philosophes, lesquels, « on « le sait bien, ne vivent pas dans la « réalité «. Il est après tout permis de raisonner ainsi, autrement dit de s'en tenir au bavardage de l'opinion. Mais il est aussi possible de comprendre qu'ici le propre du paradoxe — c'est-à-dire de ce qui, étymologiquement, va contre l'opinion (« para doxan « en grec) —, consiste précisément à secouer la propension qu'a parfois l'homme à somnoler sur le matelas de l'opinion. Et si nous réfléchissons, ne serait-ce qu'un bref instant, sur ce que veut dire Merleau-Ponty au début de ce texte, nous ne pouvons qu'acquiescer à la démonstration qu'il nous propose. Efforçons-nous donc à présent d'en préciser le sens et la portée. Pour ce faire, demandons-nous ce qui permet à Merleau-Ponty de dire que le philosophe de l'action est l'homme qui s'en trouve le plus éloigné. Pourquoi y a-t-il, en d'autres termes, un tel éloignement ?

merleau

« parfois l'oeuvre même d'un auteur.

Par exemple, quoi de plus éloigné du véritable sens de la théorie platonicienne del'amour que le sens courant de l'expression au demeurant un peu niaise d'« amour platonique » ? De même, rien n'estplus éloigné peut-être du type d'homme que prônait Epicure que l'individu jouisseur et bambocheur que l'on désigned'ordinaire par le terme d'« épicurien ».

Mais il ne suffit d'ailleurs pas de constater l'ampleur des détournements desens de ces concepts depuis leur provenance originelle jusqu'à leur usage courant, il faut également se demander enun second temps quelles ont été et quelles sont encore les raisons de tels détournements.

Si nous prenons le casdu mot « machiavélique », il importe de voir qui donc est Machiavel et quel est le sens authentique de son oeuvre.Machiavel, nous dit Merleau-Ponty, « décrit ce noeud de la vie collective où la morale pure peut être cruelle et où lapolitique pure exige quelque chose comme une morale » (Eloge de la philosophie et autres essais, p.

349 ; Signes, p.267).

Il convient peut-être de rechercher les raisons du contresens commis vis-à-vis de la pensée de Machiaveldans la position prise par ce dernier.

Machiavel en effet, parce qu'il cherche à dire ce qu'il en est de l'action, et plusparticulièrement de l'action politique, heurte non seulement l'opinion, laquelle, selon la formule bien connue, ne faitpas de politique, mais encore le Prince, c'est-à-dire le pouvoir, lequel entend « faire » à lui tout seul la politique.Machiavel apparaît ainsi comme étant deux fois traître, ce qui est beaucoup pour un seul homme et sans doute troppour un homme seul.

C'est pourquoi Machiavel affronta de son vivant les rigueurs du pouvoir, et c'est aussi pourquoison oeuvre, elle, souffrit du nivellement (et de la déformation) que l'opinion fait subir à tout ce qui trouble sonsommeil béat.

S'efforçant de décrire lucidement l'action politique, Machiavel « a l'audace de parler de vertu [« c'estla virtu sans aucune résignation » précise par ailleurs Merleau-Ponty en reprenant le mot de Machiavel] au momentoù il blesse durement la morale ordinaire » (Eloge, etc., p.

349, Signes, p.

267).

Du coup le voilà qui semble trahirtout autant le pouvoir que la morale ordinaire de l'opinion.

Mais c'est aussi dans l'effort sans cesse renouvelé qu'ilaccomplit pour saisir et décrire le sens de l'action politique que, selon Merleau-Ponty, Machiavel se montreauthentiquement philosophe : « Le philosophe est l'homme qui s'éveille et qui parle » (Eloge..., p.

73).A propos de l'exemple de Machiavel, une question se pose, et l'on peut même dire qu'elle se pose aujourd'hui, àl'époque de la technique, avec une intensité et une urgence beaucoup plus grande qu'à l'époque de la Renaissance.Si nous admettons que ce n'est vraiment qu'à notre époque qu'il est possible de parler, avec toute l'extension querevêt ce concept, d'une « opinion publique », nous pouvons alors nous demander s'il n'existerait pas entre cetteopinion et le pouvoir un jeu subtil que le philosophe dénoncerait uniquement en le faisant apparaître.

Labienheureuse léthargie de l'opinion publique n'est-elle pas savamment entretenue par le pouvoir ? Bien plus, il sepourrait même que cette léthargie fût l'oeuvre du pouvoir qui aurait ainsi les mains libres pour gouverner.

Et si lepouvoir lui-même n'était plus aujourd'hui que la façade de la puissance qui émane du déploiement forcené de latechnique, où en serions-nous ? Là précisément où nous en sommes.

En tenant compte de la différence énorme quisépare l'époque de Machiavel de la nôtre, nous remarquons que le Prince se présente comme la description des «ruses du pouvoir » et la mise au jour de sa véritable action.

Parce qu'il met en évidence les ressorts du pouvoir,Machiavel « vend la mèche ».

Mais à peine est-ce encore si, à notre époque, sa parole parvient à se faire entendred'une opinion hypnotisée par les idoles que le pouvoir, — lui-même devenu la proie de la puissance technicienne — asu lui fabriquer.

« On s'accommoderait d'un cynique qui nie les valeurs ou d'un naïf qui sacrifie l'action.

On n'aimepas, dit Merleau-Ponty en parlant de Machiavel, ce penseur difficile et sans idole » (Eloge...

p.

349; Signes, p.

267,nous soulignons).

Au fond, l'emploi usuel du mot machiavélique est peut-être révélateur de ce singulier nivellementde l'opinion « et le désaveu de Machiavel, si commun aujourd'hui, prend alors un sens inquiétant...

Il y a une manièrede désavouer Machiavel qui est machiavélique, c'est la pieuse ruse de ceux qui dirigent leurs yeux et les nôtres versle ciel des principes pour les détourner de ce qu'ils font.

Et il y a une manière de louer Machiavel qui est tout lecontraire du machiavélisme puisqu'elle honore dans son oeuvre une contribution à la clarté politique » (Eloge...

p.376, Signes, p.

283).Ce que Merleau-Ponty nommait dans une citation précédente à propos de Machiavel « le noeud de la vie collective »constitue sans doute un aspect très important de ce qu'il nomme dans le texte que nous commentons : la «dialectique ».

Avant d'analyser l'emploi particulier que fait Merleau-Ponty de ce concept, il nous paraît nécessaired'en préciser le sens général.

Plus exactement, nous nous proposons de marquer à grands traits l'évolution de ceconcept.

Sans prétendre en effet retracer ici l'histoire complète du concept de dialectique, nous devons néanmoinsrappeler quels ont été les emplois les plus marquants de ce concept.

Si nous n'agissions pas ainsi, nous nouscondamnerions à ne comprendre que très imparfaitement ce que nous dit Merleau-Ponty.

Nous constatons que serejoignent ici l'injonction husserlienne qui commande d'aller droit à la question même (« Zur Sache selbst ! ») et leprécepte platonicien qui recommande, lorsqu'il est question de quelque chose d'important, de ne pas s'étonner si lecircuit est long et comporte maints détours (cf.

Phèdre, 274 a).Le mot « dialectique » apparaît, en tant que concept philosophique, chez celui avec qui commence à proprementparler la philosophie comme métaphysique, c'est-à-dire chez Platon.

Ainsi, le mot « dialectique », comme la plupartdes mots fondamentaux de la philosophie, est d'origine grecque.

Il vient du verbe dialégein qui lui-même est formé àpartir du verbe légein.

Légein signifie recueillir, rassembler, puis choisir et enfin dire.

Dialégein signifie donc toutd'abord trier, mettre à part, puis parler, expliquer et enfin discourir et raisonner.

C'est surtout le double sens deséparer ou de diviser et de discourir que Platon retient dans le verbe dialégein.

La dialectique est le discours qui nonseulement court à travers, mais encore court en séparant.

Elle est en ce sens inséparable chez Platon de l'exercicedu dialogue, et le dialecticien est « celui qui sait interroger et répondre » (Cratyle, 390 c).

Ce n'est certes pas unhasard si l'oeuvre de Platon se déploie en une magistrale suite de dialogues.

Le dialecticien est fondamentalementcelui qui sait voir l'unité à travers la multiplicité (cf.

Le Sophiste, 253 d, et Phèdre, 266 b, c) et qui, en divisant pargenres, remonte ainsi tout en dialoguant jusqu'au principe de chaque chose ; il peut de ce fait « rendre raison(logon didone) » de ce principe aux autres aussi bien qu'à lui-même (cf.

République VII, 534 b).

Pour Platon, « ladialectique est pour ainsi dire le faîte et le couronnement des sciences » (République VII, 534 e).

En d'autres termesla « méthode dialectique » (ibidem, VII, 533 c) ne fait qu'un avec le déploiement du discours philosophique, et l'onpeut dire qu'il y a chez Platon une synonymie entre philosophie et dialectique.Avec Aristote le sens et la portée du concept de dialectique vont subir une restriction qui témoigne d'un profond. »

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