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Algérie : questions sans réponses

Publié le 17/01/2022

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16 décembre 2000 LA PUBLICATION récente dans nos colonnes d'extraits du livre Qui a tué à Bentalha ? a suscité des réactions indignées des autorités algériennes. Elles étaient prévisibles, tant l'idée centrale de l'ouvrage est scandaleuse : le massacre de Bentalha - plus de 400 personnes assassinées à l'automne 1997 - serait l'oeuvre de militaires algériens, et non pas d'islamistes, comme la vérité officielle le prétend. Ce n'est pourtant pas la première fois que la responsabilité de l'armée et des services secrets dans les tueries de civils a été évoquée, que ce soit dans des articles de la presse étrangère ou des livres. Mais jamais jusqu'ici une enquête fouillée n'était venue de l'intérieur conforter cette thèse. Il en va différemment cette fois. L'auteur, Nesroulas Yous, vivait à Bentalha, dont il connaissait les habitants. Et il était sur place la nuit du massacre. Son travail, à base de témoignages, est sérieux. La faiblesse principale de l'ouvrage tient, si l'on peut dire, au mobile du crime. Comme le reconnaissent honnêtement dans leur postface l'éditeur François Gèse et la journaliste Salima Mellah, « les causes » , autrement dit les mobiles de l'implication des forces armées dans les massacres, restent mystérieuses. Une multitude d'indices, mais aucune preuve irréfutable, viennent étayer le « sinistre scénario » , celui d'une « planification des massacres par tout ou partie du commandement militaire » . Le massacre de Bentalha - comme ceux de Raïs et de Beni-Messous à la même époque - est une illustration supplémentaire de cette opacité tragique à base de manipulations de l'opinion dans laquelle vit l'Algérie contemporaine. Dès l'indépendance du pays, en 1962, la séparation des pouvoirs a été formelle dans l'ancienne colonie française, et les institutions - le Parlement, la justice - n'ont jamais servi de contrepoids face à un pouvoir autoritaire et secret. Mais depuis la disparition du président Houari Boumediène, en 1978, et le retour en force de l'armée sur le devant de la scène, les événements sont devenus insaisissables. Les faits tragiques se succèdent mais, observés de l'extérieur, faute de mieux, ils échappent à l'entendement. A chaque fois, une vérité officielle tente bien de s'imposer ; mais vite contredite par d'autres faits, elle apparaît, en général, peu crédible, et ajoute à la confusion. La liste est longue des meurtres politiques jamais élucidés. Qui a assassiné le président Boudiaf, incarnation fugace des rêves des jeunes Algériens ? Un islamiste isolé, la « mafia politico-financière » ou des généraux ? Qui a tué le secrétaire général de l'UGTA, le syndicat unique, Abdelhak Benhamouda ? Son assassin présumé est mort en prison, criblé de balles. Qui a commandité le meurtre du numéro trois de l'ex-Front islamique du salut (FIS), Abdelkader Hachani ? Et celui du chanteur kabyle Lounès Matoub ? Un commando islamiste ou des agents des services secrets ? Une justice indépendante du pouvoir politique aurait tenté de répondre à ces questions, d'établir les responsabilités et de sanctionner les coupables. En Algérie, il n'en est pas question. Le pouvoir judiciaire est sous tutelle et sa marge de manoeuvre étroite. Les rares fois où il est intervenu dans des affaires sensibles, il l'a fait sans convaincre l'opinion publique de son impartialité. DOSSIERS DÉVASTATEURS Face à une justice déficiente, la presse aurait pu enquêter. Malheureusement, sa liberté s'arrête là où commencent les intérêts de certains cercles du pouvoir. Quant aux ONG issues de la société civile, elles sont trop faibles pour pouvoir travailler en toute liberté. Faute de repères fiables, toutes les vérités se valent aux yeux d'une opinion publique désorientée. D'où le succès du site Internet animé par de mystérieux officiers « libres » en rupture de ban. Au fil des mois, ils ont publié des dossiers dévastateurs pour le pouvoir à propos de l'assassinat du président Mohamed Boudiaf, de celui de l'ancien premier ministre Kasdi Merbah et, tout récemment, de l'enlèvement mystérieux de fonctionnaires français à Alger, en 1993. Chacun des dossiers fourmille de détails qui accréditent leurs propos. Ils n'en restent pas moins invérifiables, et donc suspects. Il ne faut pas attendre une aide quelconque de ceux qui furent les acteurs de premier plan de cette histoire récente. Retirés de la vie publique, ils observent un silence que rien ne semble devoir briser. L'omerta est de mise. Critiqué de tous côtés, l'ancien président Chadli - l'homme de la « décennie noire » - n'a jamais cherché à justifier son action. Lui aussi poussé vers la sortie par ses pairs, son successeur à la présidence, le général Zeroual, est tout aussi muet. L'opacité du système politique algérien, le silence de ses responsables, la puissance prêtée aux services secrets autorisent en retour toutes les accusations. Tel ministre d'Etat se voit reprocher, sans l'ombre d'une preuve, d'être l'oeil de la puissante sécurité militaire au sein du gouvernement. Tel autre, dirigeant d'un parti politique, est tenu pour un agent des services secrets. Puisque la vérité s'avère impossible à connaître, tous les mensonges sont possibles. L'arrivée à la tête de l'Etat du président Abdelaziz Bouteflika n'a guère modifié cette culture. En témoignent les interrogations sur son pouvoir réel face aux militaires. Officiellement, le président assume sa charge dans toute sa plénitude. Il a remercié son premier ministre, avec lequel il était en désaccord sur le rythme des privatisations, au profit d'un de ses fidèles. Il dirige la diplomatie de son pays à laquelle il a redonné du lustre. Bref, le président Bouteflika donne l'impression de diriger l'Algérie. Est-ce la réalité pleine et entière ? S'il a limogé quantité de hauts fonctionnaires, il n'a pas touché à la poignée de militaires réputés être les patrons véritables du pays. Mieux, son nouveau directeur de cabinet est un général à la retraite, Larbi Belkeir, considéré à tort ou à raison comme « le parrain du système algérien » . L'arrivée - qui n'est toujours pas officielle - de cet homme discret et courtois va immanquablement relancer les spéculations sur le partage du pouvoir en Algérie.

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