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Article de presse: L'ensevelissement judiciaire de Maurice Papon

Publié le 22/02/2012

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Mémoire 1993 - C'est une étrange affaire. Un énorme dossier quasiment en état d'apesanteur. Maurice Papon, quatre-vingt-deux ans, accusé d'avoir organisé le transfert de 1 690 juifs du camp de Mérignac à celui de Drancy sous l'Occupation, est, depuis plus de dix ans, sous le coup de poursuites judiciaires. Un délai qui, à lui seul, résume la langueur dont la justice est ici saisie. " J'ai l'impression que personne ne souhaite la fin rapide de cette instruction ", note lucidement l'un de ses avocats, Me Marcel Rouxel, ancien bâtonnier de Bordeaux. Confrontés eux aussi à cette justice assoupie, les avocats des victimes ou de leurs descendants cherchent la parade, sans grand succès. Me Michel Touzet déplore la totale inertie du ministère public censé représenter la société : " Jamais nous n'avons reçu l'once d'un coup de main du parquet. Ce sont les parties civiles qui font l'intégralité du travail en cherchant et retrouvant des documents d'archives. " " Tout le monde parie sur la lenteur, s'indigne Me Gérard Boulanger. Je demande que l'on retire au conseiller-instructeur ses autres dossiers. Libérez Mme Léotin ! Laissez-la travailler sur cette instruction. Tout le reste est littérature. " Me Jean-Marc Varaut, qui défend depuis seulement deux ans Maurice Papon, ne se satisfait pas davantage de la lenteur de la justice. " Il est manifeste, écrit-il, que les agissements qui lui sont reprochés ne peuvent être considérés ni comme des actes accomplis pour le compte de l'Allemagne ni même comme des actes de collaboration. " Et l'avocat d'ajouter qu' " aucun acte de coopération directe et volontaire avec la puissance occupante n'a pu être caractérisé à sa charge ". Bref, comme le dit le bâtonnier Rouxel, " Papon n'a jamais mis les pieds chez un fonctionnaire de la Gestapo, il n'en a jamais reçu chez lui. Il s'est contenté d'obéir aux ordres de Vichy ". Un raisonnement balayé par les parties civiles. " Vichy obéissait à Berlin et Papon aux Allemands ", déclare Michel Slitinsky, soixante-huit ans, qui, voilà un demi-siècle échappait à une rafle organisée à Bordeaux par la police française. Le cheveu blanc rebelle, Michel Slitinsky veille sur un trésor de papiers : les archives relatant les persécutions dont fut accablée sa communauté. Posté en vigie dans sa petite maison de la banlieue bordelaise, il a accumulé une masse de documents sur le " Service des affaires juives " de la préfecture de Bordeaux durant l'Occupation qui ont nourri son livre sur l'Affaire Papon, paru en 1983 (Ed. Alain Moreau). Quelques lignes d'une note du secrétariat général de la préfecture à l'intendant de police résume tout un climat : " J'ai l'honneur de vous prier de bien vouloir transmettre au personnel sous vos ordres l'expression de ma satisfaction pour la manière dont a été menée à bien l'opération de police effectuée le 15 courant sur l'invitation de la police allemande de sûreté, et conformément à l'accord intervenu entre les autorités allemandes et le gouvernement français. " " Je suis intervenu personnellement " Maurice Papon a naturellement déjà eu l'occasion de s'expliquer largement sur ces années noires et sur son rôle devant le conseiller-instructeur. Il en ressort, entre les lignes, l'autoportrait d'un fonctionnaire d'autorité incarnant à la perfection la toute-puissance de l'administration. Mémoire prodigieuse, Maurice Papon est incollable sur les attributions de ses services : " Le bureau des questions juives traitait essentiellement de deux questions. D'une part, la détermination du statut des juifs (identité, filiation, baptême, etc.) et d'autre part, l'aryanisation des biens juifs (mise sous séquestre, nomination d'un administrateur provisoire, détermination de l'identité des sociétés, etc.) " Maurice Papon confie que des informations lui font entrevoir pour la première fois " le spectre de la déportation avec toute sa charge émotive ". Le camp de Drancy, à l'évidence, ne représente pas un terminus pour les juifs traqués, parqués. L'administration, la police, la Compagnie française des tramways électriques et omnibus de Bordeaux et les Chemins de fer français continueront pourtant à concourir, chacun à sa manière, au transfert de centaines de juifs vers Drancy. Lors de ses interrogatoires, Papon décrit fort bien l'engrenage de la collaboration : " Je m'évertue, sans succès apparent d'ailleurs, à essayer de reconstituer l'atmosphère dramatique dans laquelle l'administration française, et la magistrature aussi, étaient appelées à exercer leur métier et à accomplir leur mission. " Maurice Papon est à l'évidence une personnalité trop circonspecte et organisée pour avoir versé dans un collaborationnisme débridé. " J'étais en opposition permanente avec ce qui se passait ", affirme-t-il au conseiller-instructeur. Mais il demeure à son poste, quitte à se rapprocher insensiblement de la Résistance, donnant des gages, aidant ici et là. " Les technocrates français qui ont géré la " solution finale " étaient antisémites par indifférence ", relève M Gérard Boulanger. Maurice Papon tentera pour sa part, à partir de 1943, " indirectement ou directement ", de faire prévenir des familles juives promises à la déportation, veillant à s'occuper des " juifs intéressants ", hébergeant même à plusieurs reprises, dit-il, un résistant juif, membre du réseau de renseignements militaires Kléber. Ainsi s'explique son passage, tel un passe-muraille, du vichysme au gaullisme. Sans un accroc de carrière, le jeune secrétaire général de la préfecture de la Gironde sera promu, aux premiers jours de la Libération, préfet. Son talent d'organisateur est précieux. A Bordeaux même, il seconde le Commissaire de la République. Il se rappelle, dit-on, avoir été acclamé par une foule en liesse : " Papon ! Papon ! ". Vieux souvenirs. Aujourd'hui, le palais de justice de Bordeaux traîne le dossier Papon comme une charge. Cette étrange affaire en forme de blessure l'ennuie. Bordeaux, cette succession de façades somptueuses qui devint en juin 1940 l'éphémère capitale d'une France plongée dans la débâcle, voudrait bien oublier. Il semble qu'on veuille attendre la mort de Papon, analyse Me Serge Klarsfeld, l'un des avocats des parties civiles. Cela ne dépend ni de la droite ni de la gauche. C'est une réaction sociologique. La justice ne se voit pas jugeant un ministre du général de Gaulle, pas plus qu'elle n'imagine lui accorder un non-lieu dans la mesure où il a été un rouage trop important. LAURENT GREILSAMER Le Monde du 14 avril 1993

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