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Cours: TEMPS & MEMOIRE (4 de 9)

Publié le 22/02/2012

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temps

3. La fonction sociale et culturelle de la mémoire

-        Analyse de Nietzsche (§ 1-2-3 de la Généalogie de la morale, Dissertation II) qui met en évidence la fonction sociale et culturelle de la mémoire à travers l’opposition mémoire / oubli. Cette opposition mémoire / oubli est analysée sous deux angles différents par Nietzsche : 1) analyse généalogique : il s’agit de comprendre la morale comme intériorisation de valeurs collectives rendant possible l’unité du corps social. La mémoire est le fondement de toute société. Cette mémoire est un travail contre l’oubli.  2) analyse morale (création de nouvelles valeurs) : l’oubli est la vertu de l’homme supérieur (actif) contre la mémoire qui est le propre de l’homme du ressentiment (réactif).

-        Nietzsche inverse l’opposition habituelle mémoire / oubli. Ce n’est pas la mémoire qui est première et l’oubli un processus de dégradation. L’oubli est premier et la mémoire se constitue contre l’oubli. L’oubli est la faculté vitale majeure : l’homme est un animal oublieux, nécessairement oublieux s’il veut vivre son présent et être tourné vers l’avenir. La fixation sur le passé (mémoire) est comprise à ce stade (état de nature) comme pathologique. L’homme ne peut plus alors en finir de rien, collé qu’il est à la trace du passé.

-        L’oubli est conçu comme la possibilité de s’abstraire de ce qui a eu lieu. Sans cette distance, aucune action n’est possible parce qu’aucun projet ne peut être formé. La conscience (psychologique) a pour condition l’oubli. L’oubli est une force active qui participe à la création, à la vie comme puissance. L’oubli est une « sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l'étiquette : on en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l'instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli « (Nieztsche, Généalogie de la morale, par. 1). L’oubli permet de faire de la place pour les choses nouvelles, « pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir… «.

 

-        Le processus de socialisation (culture) va se constituer contre cette faculté d’oubli (nature). La mémoire est la condition de toute société, car elle est la faculté qui rend possible la promesse. Nietzsche fait de la promesse un concept majeur de la philosophie politique. Les philosophies du contrat (Hobbes, Rousseau, Kant) ont le tort de prendre l’homme comme donné. L’homme n’est pas donné, il est constitué. Le contrat n’est pas le point de départ de la société parce qu’il présuppose l’homme socialisé : seul l’homme socialisé (discipliné, régulier, prévisible, digne de confiance) peut passer contrat. Il y a donc là un paradoxe apparemment insurmontable : le contrat ne peut être que le résultat de ce dont il est la condition (la société). C’est la promesse qui rend tout contrat possible. Et si la société ne peut avoir pour origine un contrat, il n’en reste pas moins vrai que les contrats régulent la société et qu’il n’est pas possible de concevoir une société sans contrats (économie – échanges -, droit, mariages etc.).

-        La socialisation a donc pour condition de possibilité la mémoire. Cette mémoire n’est pas la rétention de tout ce qui a eu lieu : c’est une mémoire de la volonté. C’est cette forme de mémoire qui assure l’identité de soi dans le temps : mémoire comme maîtrise de soi et maîtrise du temps. L’homme sort de la nature quand il peut s’anticiper et donc se saisir “ comme avenir ”. Les vertus sociales découlent de cette maîtrise (liberté / responsabilité).

-        Seulement, la mémoire n’est pas naturelle : elle doit être fabriquée contre l’oubli. Cette fabrication est la véritable origine de la société (processus de socialisation = dressage social). Elle consiste en un marquage physique et mental. Seul le marquage du corps conçu comme souffrance peut constituer une mémoire . La mémoire est d’abord mémoire du corps avant de devenir réflexe (évidence) mental. La moralité des moeurs, c’est cette camisole de force collective qui dresse l’individu à la socialité. La conscience morale (intériorisation des exigences sociales) est le produit ultime de ce dressage.

-        Dans " La société contre l'Etat ", Pierre Clastres montre que dans les “ sociétés sans Etat”, la loi s’inscrit initiatiquement jusque dans le corps des individus. Dans de nombreuses sociétés, le passage dans l’âge adulte est marqué par l’institution des rites dits de passage. Le rite initiatique passe presque toujours par la prise en compte du corps des initiés. Le cérémonial est en fait une prise de possession du corps par la société. Pour ce faire, il faut faire souffrir, de sorte que “ la torture est l’essence du rituel d’initiation ” (ibid.). Le but de l’initiation est, en effet, de marquer le corps par la torture : “ dans le rituel initiatique, la société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens ”. Le corps devient une mémoire, la marque est un obstacle à l’oubli de la loi sociale. La société “I nscrit le texte de la loi sur la surface des corps ”.

-        La mémoire n’est donc pas une faculté naturelle. C’est un forçage social. Et la société, pour perdurer, doit renouveler sans cesse ce marquage de façon à assurer la permanence de l’identité collective (cérémonies, rituels, commémorations, fêtes, etc.). La mémoire est, pour Nietzsche, ce qui, historiquement, a constitué l’homme comme homme. Mais c’est par là-même l’origine de sa grégarité. Les valeurs coercitives de la moralité des moeurs sont réactives. La mémoire a crée le ressentiment - sentiment qui marque la dépendance à l’égard de l’autre.

4)     Mémoire et oubli

-        La mémoire, c’est aussi l’expérience douloureuse de l’oubli, si l’on entend par oubli le fait que des souvenirs ne puissent être rappelés. On considère généralement l’oubli comme une défaillance pathologique de la mémoire (amnésie). Or, oublier est parfois salutaire, voire réconfortant. Il s’agit donc de s’interroger sur la fonction et la valeur de l’oubli, et voir ce que l’expérience de l’oubli nous révèle sur la mémoire elle-même. L’oubli, une pathologie ou une vertu ? Peut-on véritablement vivre sans oublier ?

 

-        Une mémoire exhaustive n’est pas souhaitable dans la mesure où retenir l’intégralité absolue des informations reçues constitue une forme de folie. La mémoire ne peut vivre que de sélection. Exemple de Funes (Borges, in Fictions, « Funes ou la mémoire «) pour qui le passé peut revenir intégralement dans le présent (il souffre " d'hypermnésie ") : il perçoit tout, se souvient de tout ; il se souvient de chaque chose perçue, mais aussi de chacune des fois où il a perçu la chose : « J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde «, déclare Funes.

-        Une telle mémoire est une mémoire délirante parce que trop concrète, incapable d’abstraire, de négliger, d’abréger, de sélectionner, de penser vraiment : « Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes, il n’y avait que des détails, presque immédiats « (Borgès, ibid.). Une mémoire parfaite est une mémoire morte. La mémoire vivante est imparfaite et oublie. D’où la valeur inestimable de l’oubli.

-        Il y a une vertu de l’oubli qui est nécessaire à la vie mentale (vertu = puissance, excellence, perfection d’un acte), même si certains oublis sont fâcheux (oublier, par exemple, de fermer le gaz et faire sauter l’immeuble) ou pathologiques (ceux qui rendent la vie impossible: exemple de l'obsession). L’oubli est souvent qualifié de négligence, de frivolité, d’insouciance et avoir une bonne mémoire rend incontestablement service. L'oubli peut alors être une faiblesse (exemple de l’Odyssée d’Homère, chant IX) : les lotophages offrent des aliments aux compagnons d’Ulysse ; ces aliments apportent l’oubli du pays natal et du retour ; Ulysse n’en mange pas et apparaît comme l’homme rusé qui se souvient.

-        Certes, l’oubli nous arrange, sert nos intérêts : « Nous oublions aisément nos fautes lorsqu'elles ne sont sues que de nous « (La rochefoucauld, Maximes). Il constitue une force de résistance et de défense : « Je l'ai fait «, dit ma mémoire, «Je ne puis l’avoir fait «, dit mon amour-propre, et il n’en démord pas.  En fin de compte, c’est ma mémoire qui cède « (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, par. 68). L’oubli permet de vivre, de penser sans avoir constamment sous les yeux l’insupportable

-        Pourtant, il y a des devoirs de mémoire : nos origines, les horreurs de la guerre et de l’histoire, notre mortalité. La mémoire, sur le plan moral, est une condition du jugement moral et de la responsabilité. La mémoire est de l’ordre de la volonté : c’est l’esprit humain qui décide ce qu’il ne faut pas oublier. L’oubli, au contraire, est involontaire et, en cela, il semble exclu du champ de la morale : il est impossible de devenir innocent, spontané si on nous dit de l’être ; impossible d‘oublier si on nous dit de l’être, si on décide d’oublier (décider, c’est penser, penser à oublier, c’est conserver dans sa pensée ce que l’on doit oublier).

-        Que peut-on, dès lors, oublier, au sens moral ? Que sommes-nous en droit d’oublier ? Tout ce qui alourdit notre vie, les événements tristes ? Mais le désir d’oubli n’est - il pas suspect ? Comment maintenir un juste équilibre entre le trop de mémoire, qui étouffe, et le trop d’oubli, qui rend idiot, dangereux ?

-        L’oubli est une puissance de discrimination et d’esprit critique : il est bon de tourner la page, de digérer. L’oubli, comme le signale Freud, est la condition d’une transformation des valeurs et des modes de fixation de la mémoire affective. Il permet le soulagement en évitant de faire sombrer le sujet dans le comportement pathologique de la « conduite de deuil « et de la mélancolie. L’oubli est la condition du travail du deuil (cf. Cours sur l'existence et la mort).

-        La véritable liberté ne peut être qu’active et créatrice. Elle ne peut consister que dans le détachement à l’égard du passé pour rendre possible la nouveauté. L’oubli devient alors une force morale. Celui qui est capable de pardonner l’offense est le fort. Nietzsche doit faire la différence entre le pardon chrétien et celui qu’il prône : le chrétien pardonne sans oublier, il pardonne par devoir. L’aristocrate (le fort, le meilleur) pardonne parce qu’il a oublié : sa distance est telle à l’égard de l’offense qu’il ne la ressent plus comme telle. Le pardon n’est pas un effort, mais une légèreté, une force, une poussée vitale.

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