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Cours: TEMPS & MEMOIRE (8 de 9)

Publié le 22/02/2012

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temps

 

3) Bergson

-        Bergson distingue deux types de temporalité : un temps spatialisé, mesuré, celui des horloges, pure élaboration conceptuelle mise en place à partir de cette construction de l’esprit qu’est l’espace, et un temps vrai, manifestation de la réalité ultime de l’être qui est durée créatrice et élan vital. A l’espace abstrait, formel et purement conceptuel, s’oppose la durée créatrice, constitutive du fond même des choses, qui est, chez l’être vivant ou dans la conscience, non mesurable.

-        Bergson oppose donc un temps calqué sur l’espace et fait, comme lui, d’extériorité, de quantité, d’objectivité, et un temps concret, fait d’une pure création qualitative, temps intérieur que Bergson compare volontiers à une mélodie, où les thèmes s’engendrent les uns les autres sans qu’il soit possible de distinguer des moments. Elle est continue, tout ce qui s’y passe est lié, s’interpénètre, de sorte que nous ne pouvons pas vraiment déterminer le début d’un événement ni sa fin : notre conscience, sous la forme de la mémoire, lie les préliminaires de l’événement à l’événement lui-même, l’événement à ses conséquences.

-        C’est donc la durée qui représente le temps véritable, qui possède une existence effective, contrairement au temps mathématique qui n’est qu’une abstraction. Cette durée continue est appréhendée par l’intuition, qui appartient à tout être vivant et qui est saisie immédiate. Le temps est, au contraire, appréhendé par l’intelligence ou la raison, faculté analytique qui sépare, divise. L’intelligence ne peut pas saisir la durée, continue et fuyante; elle est cependant apte à saisir l’espace. Aussi appréhende-t-elle la durée à travers l’espace, et le temps est précisément cette durée  spatialisée.

-        Temps et durée s’opposent donc. La durée est hétérogène, elle est ressentie comme longue, interminable ou au contraire comme trop rapide, fugace, selon nos occupations ou nos états d’esprit. Elle est aussi continue, en ce sens que tout s’y enchaîne et s’interpénètre comme dans une mélodie. La succession n’est pas une juxtaposition d’états ou d’événements, mais un déroulement sans ruptures. La durée n’est pas quantitative, on ne peut mesurer l’importance plus ou moins grande d’un événement, on ressent son intensité.

-        L’intelligence est calculatrice, elle peut saisir ce qui est spatial et s’exprime en quantités, elle ne peut saisir ni la durée ni la vie, puisque pour les saisir elle les divise, elle les dissèque, elle les détruit en même temps. Le temps est homogène, il est formé d’instants distincts, il est le lieu de la quantité (on y mesure et compare des longueurs), il est discontinu, divisible à l’infini, comme l’espace sur lequel il est calculé. Il ne correspond à rien de vivant, puisqu’il est abstrait, créé par la raison sur le modèle de l’espace.

-        Le vrai temps est la durée, le temps mathématique, le temps des sciences, qui est mesure, nombre, n’est qu’un outil forgé par la raison pour avoir prise sur l’espace. Mais la saisie de la durée, dit Bergson, n’est pas chose facile : elle ne nous est pas familière, recouverte qu’elle est par les exigences de la vie (besoins), nos habitudes mentales venues de la société, les connaissances que nous avons acquises.

-        Nos besoins découpent notre perception en sélectionnant dans la totalité donnée (voir la théorie de la forme), ce qui est utile à leur satisfaction. Ces besoins introduisent dans notre perception la discontinuité. Les exigences sociales nous amènent aussi à un découpage du temps, pour permettre l’action commune. La conception mathématique du temps nous devient habituelle et contamine notre intuition de la durée. Le temps devient ainsi une ligne droite, orientée, sur laquelle nous appliquons les mouvements. Nous prenons donc l’habitude de nous représenter les mouvements pris dans ce système de représentation spatiale, défini par des coordonnées. Le langage lui-même, en fixant les concepts formés par la raison, influence notre perception.

-        La durée pure est la forme que prennent nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. La durée représente l’étoffe même de notre moi. Elle est un devenir ininterrompu, souple, qualitatif, un déroulement fluide. Ce devenir est toujours imprévisible.

-        Bergson distingue un moi authentique, qui est liberté, d’un moi superficiel : ce dernier désigne la partie de notre psychisme modelée par les conventions et la société, ne se ramenant le plus souvent qu’à une suite d’automatismes. Nous sommes libres quand nous dépassons la croûte superficielle des mots, du social, quand nos actes émanent de notre personnalité tout entière et l’expriment. La liberté s’expérimente au contact de notre moi profond, par un accord réel avec lui.

-        Notre vie intérieure est mémoire.  Bergson distingue deux mémoires. La mémoire habitude est faite d’automatismes et de mécanismes moteurs : quand, par exemple, j’apprends un texte par coeur, j’accomplis et je répète un certain nombre de gestes connus. La mémoire pure est celle de mon histoire : le passé survit en moi, sous forme de souvenirs purs, inaltérables, indépendants du corps. La mémoire pure contient notre passé et elle représente notre essence spirituelle authentique.

-        Contrairement à ce qu’établit la théorie déterministe, nous n’allons pas du passé au présent puis vers l’avenir comme un mouvement va dans l’espace de son impulsion de départ vers sa fin, poussés vers l’avenir par le passé. Notre passé pénètre notre présent, est présent, et ce présent s’ouvre sur un avenir ouvert à tous les possibles. Continuellement toutes les virtualités s’offrent devant nous, et c’est notre action qui va en réaliser certaines. Le passé joue certes, mais il n’est pas déterminant. La volonté est libre parce qu’elle est synthèse, dans le présent, entre passé et avenir.

-        Exemple : le projet n’est pas une série d’étapes, comme on le croit généralement : on commencerait par élaborer mentalement le schéma du projet, partie par partie ou étape par étape, puis on exécuterait le projet, en suivant ce plan. En réalité, dit Bergson, on ne peut prévoir à l’avance toutes les parties ou toutes les étapes du projet une à une, de même que les circonstances matérielles précises qui vont se présenter lors de l’exécution. Ce qui va se faire, c’est un schéma dynamique : on a une représentation globale et confuse de ce qu’on veut faire; ce schéma s’enrichit et se précise peu à peu, par une interaction de toutes les parties les unes sur les autres; des souvenirs, des possibilités nouvelles vont apparaître, modifiant le schéma initial. Lors de sa réalisation, il va rencontrer des circonstances matérielles, des difficultés inattendues, des possibilités nouvelles, qui vont encore le transformer en cours de réalisation. Aussi ne peut-on avoir à l’avance la représentation exacte de ce qu’on finira par obtenir, cela découle de la dynamique de la pensée et de l’action.

-        En somme, c’est la durée, en tant que synthèse du passé et de l’avenir dans le présent, qui est la condition et rend possible la décision, l’oeuvre, donc la liberté.

-        Mais ce n’est pas seulement dans la vie individuelle, psychologique, que la durée agit. C’est aussi dans le monde entier. Il y a un élan vital qui traverse la matière et les êtres vivants, et les amène à s’élever peu à peu vers des formes de plus en plus complexes et spirituelles : “ La durée réelle est ce qui mord sur les choses et qui y laisse l’empreinte de sa dent. Si tout est dans le temps, tout change intérieurement, et la même réalité concrète ne se répète jamais. La répétition n’est possible que dans l’abstrait…” (L’évolution créatrice). La réalité est ainsi devenir et évolution, de même que notre expérience intérieure est faite de durée et de changements qualitatifs. L’élan vital désigne un processus créateur imprévisible, un courant traversant les corps qu’il organise.

-        Cette impulsion originelle de création invente des formes de plus en plus complexes: elle réalise des instincts nouveaux, des organes qui n’existaient pas, créant des formes complexes et inattendues. Bergson voit dans la vie un mouvement créateur et un effort pour remonter la pente que descend la matière : “ L’évolution concrète de la vie sur notre planète est une traversée de la matière par la conscience créatrice, un effort pour libérer, à force d’ingéniosité et d’invention, quelque chose qui reste emprisonné chez l’animal et qui ne se dégage définitivement que chez l’homme…la conscience est de l’action qui sans cesse se crée et s’enrichit tandis que la matière…est de l’action qui se défait ou qui s’use” (L’Energie spirituelle).

-        La vie, pour utiliser la matière, doit sans cesse lutter contre elle, qui l’entraîne vers une sorte de torpeur, vers l’immobilité. L’effort de la vie et de la conscience, lorsqu’il n’aboutit pas ou qu’il se fige, reprend dans une autre direction. D’où le foisonnement des formes et des espèces.

-        Il nous faut donc retrouver l’intuition première de la durée par tout un travail, une ascèse, une purification consistant à débarrasser notre esprit de tout ce que la raison y a accumulé. L’intuition n’est pas un sentiment ou une inspiration, une sympathie confuse, mais une méthode élaborée qui a ses règles strictes. Il faut éliminer de notre esprit tout ce qui nous entraîne vers la représentation d’une juxtaposition d’états : pensées trop précises qui s’enchaînent de façon logique, états mentaux trop précis qui risqueraient de s’organiser en succession mécanique.

-        Thème qui se rapproche du bouddhisme et des techniques orientales où l’on vide l’esprit de tout contenu. Alors nous pourrons ressentir l’écoulement de la durée pure. Nous en avons d’ailleurs parfois l’expérience spontanée : dans les moments de détente et d’inaction sur une plage, au soleil, lorsque nous restons immobiles, ayant éliminé de notre esprit toutes pensées et préoccupations. Ou dans les moments d’ennui où la durée s’étire, vide, pur.

-        La théorie bergsonienne introduit un changement de perspective essentiel.

-        Chez Kant, puisque rien ne permet de porter un jugement sur ce que les choses sont en soi, puisque nous ne pouvons les saisir qu’à travers la grille des formes a priori de l’espace et du temps, la liberté se trouve exclue du monde de l’expérience.

-        Au contraire, chez Bergson, la durée créatrice constitue le fond même des choses, la conscience se voit offrir la possibilité de faire l’expérience de sa liberté : il suffit de substituer au temps abstrait des horloges la durée créatrice intérieure pour permettre à la conscience d’expérimenter la coïncidence de son propre élan créateur avec celui du monde lui-même.

-        Dès lors, si la durée créatrice est l’expression même de la liberté humaine, si le fond des choses est mouvement et si l’être est création, le hiatus entre la conscience et l’être, qui était un point central des philosophies traditionnelles, cesse par là-même.

-        En effet, comme nous l’avons vu, dans la philosophie platonicienne, le temps n’est que l’image déformée que nous prenons des choses; chez Kant, il n’est qu’une forme a priori de l’intuition sensible. Ce n’est, en somme, qu’avec Bergson, à la suite de Hegel, que le temps devient la voie d’accès à l’être. Alors que dans la philosophie antique, le temps est la marque de la finitude de la conscience, chez Bergson, il est ce qui permet à la conscience de dépasser sa finitude et de s’identifier à l’élan vital constitutif de l’être même des choses.

-        Il y a beaucoup de points communs entre la philosophie de Bergson et celle de Hegel : idée que la conscience traverse la matière; idées d’énergie, de lutte, importance du temps à travers lequel se fait la transformation; existence réelle du temps et non simple illusion de la conscience coupée de l'être.

-        Mais il y a aussi beaucoup de différences : chez Hegel, l’être existe tout entier depuis toujours; chez Bergson, il n’y a qu’un élan vital sans contenu même virtuel, l’avenir est totalement ouvert et imprévisible. L’élan tâtonne, il tend certes à s’élever, mais l’Esprit ou la conscience n’y est pas présent dès le départ tel qu’il se retrouvera à la fin. Chez Bergson, l’Esprit, ou la conscience, n’est pas assimilé à la Raison : la Raison, ou intelligence, est, au contraire, un obstacle à la vraie compréhension de la durée et de la vie. C’est l’intuition qui est l’Esprit vivant.

4) Heidegger, l’existentialisme

-        Avec Heidegger, on bascule dans le temps existentiel, dans la temporalité vécue par l’homme. Dans Etre et temps, publié en 1927, Heidegger médite sur le rapport de l’homme au temps. Il nous parle de condition humaine, de sa finitude, du sentiment d’inachèvement, de l’angoisse face à la mort. La temporalité de l’homme est le thème majeur de ce livre.

-        L’existence humaine, en effet, que Heidegger nomme Dasein (être là), est marquée par la temporalité : le temps n’est pas dans l’âme de l’homme ou dans le monde; c’est l’homme qui est dans le temps. Heidegger renverse la perspective classique; il récuse le clivage sujet/objet, homme/monde. La condition humaine est d’être plongée dans le monde et dans le temps, et d’être abandonnée à elle-même (ce que Heidegger nomme notre déréliction). L’être humain est un être ouvert et inachevé. Le sens de la vie n’est pas fixé par avance. D’où une préoccupation, une inquiétude fondamentale, constitutive de son être. L’inachèvement est notre part de la liberté. La situation de l’homme lui impose de prendre en charge son existence, de s’engager dans la vie.

-        L’inquiétude, ou le” souci “, est engendré par la temporalité de l’homme. L’homme est, en effet, sans cesse jeté en avant de lui-même, il s’anticipe soi-même, il ne coïncide jamais avec sa propre essence. La première dimension de la temporalité, c’est l’avenir. Cet avenir n’est pas la simple anticipation d’événements futurs. Il faut le considérer comme une projection de l’homme hors de soi, vers un au-delà ouvert et qu’il doit construire.

-        La temporalité n’est pas la succession de moments, d’instants. Le temps est, pour l’homme, un champ de possibles, le déploiement de sa condition. Il y a là une vision créative du temps. Le temps est une ouverture au monde. Mais la temporalité de l’homme, c’est aussi sa tragédie : la mort est son destin. Comment vivre lorsque l’on sait que l’on est mortel ?

-        Pour Heidegger, la plupart des hommes se cachent à eux-mêmes cette vérité. Ils ont inventé tout un système de défense contre cette évidence. L’idée de l’au-delà a le grand avantage de proposer une option d’immortalité : c’est un peu notre joker métaphysique…Se laisser absorber par la quotidienneté de l’existence est une autre façon de détourner les yeux face à l’échéance suprême. L’inauthenticité est le fait, pour l’homme, de vouloir se dissimuler son être véritable, se dérober à ce que nous sommes. Nous nous réfugions dans un univers facile où triomphe le “ On ” , anonymat sans originalité, dissolution pure et simple des individualités. En cette banalité, nous échappons à l’angoisse, disposition affective fondamentale qui nous place devant le néant et devant notre propre mort.

-        L’homme authentique, au contraire, est celui qui ose regarder sa propre mort en face, qui ose même l’anticiper. C’est à ce prix qu’il perd sa tranquillité d’esprit mais connaît le vrai prix de la vie et peut la vivre pleinement. En somme, le temps est notre destin, il nous permet une ouverture au monde, une potentialité de réalisation, de création mais il dit se clore par une fin. Heidegger distingue lui aussi deux types de temporalité : une temporalité inauthentique, celle de la science, de l’abstraction, et une temporalité authentique, où la conscience, se projetant dans l’avenir et anticipant ainsi sa propre disparition, ressaisit la nature profonde du mouvement temporel, qui est acheminement vers la mort.

-        La différence entre Heidegger et Hegel / Bergson, c’est que le temps, la temporalité n’existent pas en dehors de l’homme. C’est l’homme qui constitue la temporalité, laquelle n’existe pas en dehors de lui. On a ainsi une conception d’un temps actif, créateur, ouvert, et en même temps subjectif, appartenant au sujet humain.

-        Les thèses de Sartre reprennent la problématique du temps authentique et du temps inauthentique, à travers la distinction du pour-soi, temps de la liberté et du projet, et de l’en-soi, somme d’actes déposés en un passé inerte (cette distinction de l'en-soi et du pour-soi a déjà été examinée dans le cours sur la conscience et, pour la TL, dans le cours sur l'existence). Chez Sartre, comme chez Heidegger, la temporalité est l’expression de la liberté. La temporalité renvoie, en effet, à l’urgence pour l’homme de construire un monde, vide de sens en-dehors des significations qu’y projette la conscience.

-        Alors que l’en-soi est opaque à lui-même, rempli de lui-même (l'essence constitue une plénitude d’être et désigne les choses, qui sont ce qu’elles sont, dépourvues de conscience), le pour-soi représente la manière d’être d’un existant qui jamais ne coïncide avec lui-même. Echappement permanent à lui-même, il n’est jamais tout à fait soi. Le pour-soi est le mode d’être de la conscience qui refuse d’être substance. Il se caractérise comme mouvement et projet d’être. Nous existons, en effet, comme projets : nous nous jetons perpétuellement en avant de nous-mêmes, vers l’avenir, vers ce qui n’est pas encore. Le projet est cet acte par lequel nous tendons, de toute notre liberté, vers le futur et les possibles.

-        Sartre en déduit que nous sommes totalement libres et responsables : la responsabilité représente cette prise en charge totale de son destin par l’existant humain qui crée sa nature et crée le monde. L’homme est responsable à toute minute, il est responsable de tout devant tous. Il porte le poids du monde entier sur ses épaules. Etre libre et exister, c’est la même chose. Exister, c’est, dans un univers absurde et contingent, se construire et imprimer sa marque sur les choses. Il n’y a pas d’essence humaine figée et préétablie, essence qui précéderait l’existence. L’homme surgit dans le monde et il y dessine sa figure.

-        La liberté est donc cette possibilité qui nous est donnée de mettre à distance, à tout instant, la chaîne infinie des causes. La liberté est ce pouvoir que détient, en permanence, la conscience de pulvériser les différentes déterminations, motifs ou mobiles, de choisir. Possibilité de dire oui ou non. Cette liberté, nous l’expérimentons dans l’angoisse, véritable sentiment qui nous révèle notre liberté totale, où la conscience est prise de vertige devant elle-même et ses infinis pouvoirs (saisissement vertigineux des possibles).

CONCLUSION SUR LA DEUXIEME PARTIE :

-        Etoffe même de l'Etre, dimension essentielle de notre liberté, le temps nous apparaît comme éminemment créateur, ouvert, dynamique, qu'il ait sa réalité hors de la conscience ou qu'il coïncide avec l'intentionnalité de la conscience. Qu'en est-il maintenant de la conception scientifique du texte ? Que nous apprend la science sur le temps et apporte-t-elle une réponse satisfaisante à la question : " qu'est-ce que le temps ? "

 

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