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En Chine, le péril social et Confucius

Publié le 17/01/2022

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1er avril 2001 LA CHINE se rêve grande puissance mais en a-t-elle l'assise sociale ? La réponse est pour l'heure négative. Parmi les handicaps qui brident ses ambitions internationales, dont l'affaire de l'avion-espion de l'île de Hainan a offert une éclairante illustration, la fragilité de sa situation intérieure n'est pas le moindre. Ralentissement économique, tensions sociales et incertitude politique obsèdent plus que jamais ses dirigeants. L'inventaire des périls est dressé sans fard dans une masse de documents officiels dont la récente session de l'Assemblée nationale populaire (ANP) a fourni quelques échantillons. Dans un tel contexte, le régime cherchera à éviter dans la mesure du possible toute secousse extérieure - une épreuve de force prolongée avec les Américains par exemple - susceptible d'ébranler davantage les équilibres internes. La Chine n'est sûrement pas au bord du chaos : le pouvoir (même disqualifié) peut encore compter sur le penchant conservateur d'une partie de la population convaincue que chacun a plus à perdre qu'à gagner au désordre. Mais si les catastrophistes se sont souvent trompés sur la Chine, les fissures et les craquements qui commencent à obérer un modèle de croissance en vigueur depuis deux décennies ne sauraient être sous-estimés. Ces lézardes ne sont pas nouvelles. C'est seulement l'incapacité du pouvoir à les colmater qui préoccupe, alors même que les mutations structurelles induites par la « réforme économique » vont s'accélérer. La plus déstabilisatrice est sans conteste la dégradation du climat socio-économique dans les campagnes ou les bourgs plantés au coeur des friches industrielles. Le tableau y offre un contraste saisissant avec la vitrine scintillante de l'avenue Chang'an à Pékin ou le « Manhattan » shanghaïen de Pudong. Selon les chiffres officiels, le revenu moyen urbain est trois fois supérieur à celui des campagnes (la réalité est probablement plus disparate), une fracture qui se creuse chaque année. Il faut trouver là l'explication du retard pris dans les discussions sur l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui butent sur l'enjeu agricole. Au-delà de ce fossé entre les nouveaux dragons de la côte et le tiers-monde des provinces de l'intérieur, c'est l'approfondissement des inégalités sociales qui retient toute l'attention. Au sein même du milieu urbain, le divorce entre une caste montante de plus en plus arrogante et la masse des laissés-pour-compte alimente une crispation croissante. Une récente étude du bureau d'Etat des statistiques révélait que 20 % des résidants urbains captaient 42,5 % de la richesse en ville. Echappant en général à l'impôt, cette minorité de profiteurs de la réforme, qui doit sa fraîche fortune plus à ses connexions politiques qu'à sa réelle expertise, a parfaitement su profiter des moindres brèches pour placer son argent à l'étranger. C'est dans ce contexte que trois économistes, Yang Fan, Zuo Dapei et Han Deqiang, associés au camp de la « nouvelle gauche » chinoise, ont récemment envoyé une lettre aux députés de l'ANP mettant en garde contre la formation d'une « oligarchie financière » faisant main basse sur la richesse nationale, en particulier sur les flux financiers manipulés autour de la Bourse. Ils ne sont pas isolés. De très nombreux députés se sont déclarés préoccupés par ce qu'il est convenu d'appeler la « polarisation des revenus » dans la société chinoise. Ils ont averti que l'incapacité d'y trouver une solution pourrait « affecter la stabilité sociale et le développement économique », selon l'agence officielle Chine nouvelle. La vague du chômage de masse est probablement le péril le plus aigu. En l'absence de chiffres officiels crédibles, il reste délicat à quantifier précisément. Le taux national approche sans doute les 20 %, avec des pointes à 40 % dans certaines friches industrielles et 50 % dans les zones rurales. Cette précarisation du corps social, qui date déjà de plusieurs années, inquiète d'autant plus la direction du Parti qu'elle se combine à une conjoncture doublement défavorable. Sur le plan économique, la croissance qui permettait jusque-là d'amortir les chocs des restructurations est en voie d'essoufflement. Et, sur le plan politique, la Chine s'apprête à vivre à l'automne 2002 une transition de génération de dirigeants. Selon toute vraisemblance, l'actuel « numéro un » Jiang Zemin passera le relais à Hu Jintao, dauphin estampillé de longue date par feu Deng Xiaoping. « LE RÈGNE DE LA VERTU » L'enjeu de l'événement dépasse celui d'un simple remaniement de directoire. Dans l'histoire du Parti communiste, ce genre de transition a toujours été miné et les héritiers désignés ont souvent mal fini. Le Parti saura-t-il surmonter ses vieux démons de querelles intestines qui se doublent aujourd'hui de chocs de clientèles politico-affairistes ? La nouvelle équipe ne souffrira-t-elle pas d'une carence de légitimité, handicap majeur dans un contexte social tendu ? Le risque est que le moindre flottement au sommet puisse être interprété par une base mécontente comme un encouragement à sortir sur le pavé. Dans l'histoire du communisme chinois, les bouffées protestataires ont toujours été intimement liées à une fracture politique au sommet. Consciente du danger, la direction multiplie les manifestations d'unité afin d'éviter que le doute ne s'installe. Mais resserrer les rangs, cela veut dire aussi éluder les réformes sensibles au profit des calculs d'opportunité. Aussi faudra-t-il craindre un enlisement de la lutte anti-corruption au plus haut niveau, pourtant destinée à l'origine à refaire une virginité au parti. Le pouvoir bute là sur une contradiction de taille. Ne rien faire, c'est cautionner une véritable automutilation de l'économie chinoise (l'économiste Hu Angang a calculé que la somme de toutes les malversations représentait « au minimum » 17 % du PNB) et laisser mûrir le discrédit moral frappant le Parti communiste. Mais en faire trop, c'est déstabiliser les réseaux de clientèle qui structurent l'appareil dirigeant. Or le parti ne peut s'offrir le luxe de telles turbulences internes en période de transition fragile. Déjà, on prépare les esprits à un revirement sur le front des campagnes d'assainissement au plus haut niveau. Il y a deux mois, une formule inédite a fait son apparition dans les discours de Jiang Zemin, martelée depuis par ses lieutenants : « le règne de la vertu ». Le slogan fait florès. On parlait jusque-là plutôt de « civilisation spirituelle » pour faire l'éloge de la « moralité socialiste » à opposer au mercantilisme déchaîné par la réforme économique. Mais la « vertu », c'est encore mieux. Le terme présente un double avantage. D'abord, il recèle une connotation confucéenne qui permet de concurrencer des mouvements spiritualistes comme Fa Lun Gong sur le terrain du vieux fonds culturel chinois. Surtout il permet de relativiser l' « Etat de droit », formule que les dirigeants avaient entérinée depuis des années (à défaut de l'appliquer réellement) mais dont ils commencent à comprendre l'effet dévastateur à terme pour le parti. Désormais, la grande idée est que « la loi et la moralité se complètent » et qu'« aucune ne doit s'imposer au détriment de l'autre », selon les termes de Jiang Zemin lui-même. La « vertu » étant d'une interprétation plus extensible que la « loi », le parti se ménage ainsi une marge de manoeuvre supplémentaire. Ce sera peut-être nécessaire pour affronter les secousses de ces prochaines années.

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