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Grand cours: EXISTENCE & MORT (e de g)

Publié le 22/02/2012

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II) LA MORT

- Dans la pensée occidentale, la mort est objet d’épouvante qui inscrit définitivement la contingence dans l’existence humaine et elle ne paraît pouvoir être affrontée que dans la mesure où elle se voit relativisée et où elle semble n’avoir de prise que sur une partie seulement de notre être. Il s’agit toujours, en effet, de donner un sens à cet impensable qu’est la mort qui doit être acceptée et niée à la fois. Et c’est pourquoi on a tendance à voir en elle un passage et non une fin, comme le terme de trépas, qui signifie dépassement ou transgression, et celui de décès, qui implique l’idée de départ et de séparation, l’attestent bien dans notre langue. N’y a-t-il pas un rapport autre que d’esquive à trouver avec la mort ? La mort fait-elle de notre finitude un manque ou une capacité ? Ne peut-on pas trouver, dans la mort elle-même, la ressource de la vie ?

L'EXPERIENCE DE LA MORT

- L'une des caractéristiques fondamentales de la mort réside dans le contraste entre l'intensité extraordinaire des émotions dont elle est la cause et son absence intrinsèque de réalité pensable : on ne peut rien en dire, parce qu'elle n'est rien. Cette impensabilité de la mort explique à la fois l'angoisse qu'elle suscite et la tendance qui porte l'imaginaire à broder, par horreur du vide, sur le thème de la survie. Que signifie l'expérience humaine de la mort et en quoi constitue-t-elle une des clefs du phénomène humain ?

1.     Le sens biologique de la mort

- La mort est d 'abord une réalité naturelle des plus banales. La mort est l'arrêt de l'activité intégrée du vivant et la rupture de son unité. Prescrite par le programme génétique lui-même, elle est une partie intégrante du système vivant. La mort : une nécessité inéluctable, une nécessité de la vie.

- La mort de l'individu n'est pas seulement inévitable, mais utile et bienfaisante pour l'espèce : elle permet notamment le remplacement d'êtres vieillis par des êtres jeunes et dynamiques, elle rend possible l'apparition d'organismes nouveaux. Elle évite la surpopulation.

- La mort est l'effet de l'impuissance de l'organisme individuel face à des forces extérieures qui l'agressent, alors que sa tendance fondamentale est à " persévérer dans son être " (Spinoza). Selon Bichat, la vie est " l'ensemble des forces qui résistent à la mort ". Mais la mort est aussi inscrite au coeur même de la vie, de sorte que vivre c'est mourir; chaque espèce possède une durée de vie nécessairement limitée, longévité qui est inscrite dans le programme génétique.

- En ce qui concerne la mort humaine, les médecins la définissent comme l'arrêt des fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat pendant quarante-huit heures. Avant 1966, la mort était définie comme arrêt de la respiration (le signe du miroir devant la bouche) et l'arrêt du coeur. Toutefois, la constatation de la mort est délicate : après l'arrêt de l'activité cérébrale, toute vie ne disparaît pas brutalement de l'organisme (des organes, des cellules peuvent continuer à fonctionner, les ongles poussent, etc.); existence de comas (sommeil profond) caractérisées par une abolition de la conscience ne laissant subsister que la vie végétative.

- D'où la distinction de quatre niveaux de la mort :

1.     La mort apparente : arrêt respiratoire, insensibilité, activités cardiaques et circulatoires affaiblies.

2.     La mort clinique : abolition des activités cardiaques, respiratoires, des réflexes, de la conscience; possibilité d'un retour à la vie que si la non-irrigation du cerveau ne dépasse pas 4 ou 5 minutes.

3.     La mort absolue : arrêt complet de l'activité du cerveau qui laisse ouverte la possibilité d'un coma dépassé (le cerveau est totalement mort, vie purement végétative grâce à des appareils médicaux).

4.     La mort totale : moment où il n'y a plus de cellules vivantes dans l'organisme.

2.     Mort et condition humaine

- La mort est aussi un phénomène culturel et nous pouvons saisir à travers elle le passage de la nature à la culture : l'homme est le seul animal qui enterre ses morts; aucun groupe humain n'abandonne ses morts sans rites et sans sépulture. Exemple d'Antigone, expression sublime de la conscience individuelle, héroïne de la tragédie de Sophocle, qui veut rendre les honneur funéraires à son frère Polynice, honneurs interdits par le roi Créon.

- Le moment où l'homme se met à enterrer ses morts est un des étapes décisives et ultimes de l'hominisation. Les premières traces de rituels funéraires remontent à plus de 100 000 ans, à l'apparition de l'Homo sapiens sapiens. Le deuil est, d'une certaine manière, à l'origine de la culture. Parce que l'homme est en deuil, il met en oeuvre des techniques assurant une communauté de vie avec les ancêtres et soudant les vivants entre eux.

- L'homme est le seul à savoir qu'il doit mourir. La conscience de la mort crée d'abord de la souffrance et de l'angoisse et elle force l'homme à poser la question de la valeur et du sens de la vie. Mais la conscience de la mort est aussi l'aiguillon qui donne à l'existence humaine son intensité et stimule sa créativité.

- En effet, la mort oblige l'homme à élaborer une culture : rites, mythes, croyances pour apprendre à supporter ce destin inéluctable. Selon Paul Valéry (in La peur des morts), " L'idée de mort est le ressort des lois, la mère des religions, l'agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l'excitant essentiel de la gloire et des grandes amours ".

- La certitude de devoir mourir, est ce qui fait naître chez l'homme la conscience de sa possible grandeur. La paix de l'inconscience lui est refusée, l'inquiétude est son lot et donc la possibilité du courage. Cette certitude fait naître en l'homme le sentiment mystérieux qu'il est supérieur au monde inerte qui le détruit. Cf.  Pascal : " L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, amis c'est un roseau pensant…Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien " (Pensées, 210).

-  Immortels, nous mènerions une vie indéfinie, sans enjeu, dans laquelle il ne nous arriverait rien. On peut alors considérer la mort comme un privilège et l'immortalité un vain fantasme. De sorte que la mort n'est pas tant une limite qu'une ressource et, comme nous allons le voir par la suite, l'angoisse de la mort n'est nullement incompatible avec la joie d'exister. 

- Ainsi, chez Hegel, la mort est-elle véritablement "anthropogène". L'accès à l'humanité n'est possible que par l'affrontement de la mort. Cela implique la capacité qu'a l'homme de s'élever au-dessus de la simple vie animale, de mettre l'intégralité de sa vie en jeu afin d'accéder à la conscience de soi comme être libre. Par l'affrontement de la mort, l'homme s'élève au-dessus de la vie. C'est cette capacité de mort qui est le fondement de la liberté. Le maître est celui qui accepte de renoncer à l’existence immédiate et qui accède par là à l’esprit. Etre maître de soi, c’est accéder au spirituel, c’est contempler la mort, mettre à distance l’angoisse, dédaigner la simple existence biologique, accepter éventuellement de renoncer à la vie. Il s'agit finalement de regarder la mort en face, non pas de s'en détourner, de séjourner dans sa négativité. La mort se présente comme une oeuvre à réaliser dans le monde par le travail, la culture notamment.

3.     Les trois morts

- Jankélévitch, dans La mort, nous invite à distinguer la mort en troisième personne, en deuxième personne, en première personne.

- La mort en troisième personne est abstraite et anonyme : c’est la mort de tout et de n’importe qui, la mort banale et quotidienne, celle qui est objet de savoir (la mort pour le démographe, le médecin, le biologiste). Cette mort impersonnelle nous cache le mystère et la tragédie de la mort.

- Dans la mort en deuxième personne, au contraire, nous faisons l’expérience tragique de la mort des proches. La mort de l’être cher, la possibilité, l’éventualité de cette mort, donnent un aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Dans cette mort de l’autre, j’appréhende le mystère irréductible de la subjectivité, la “ présence-absence ” de l’autre (l’individu n’est pas anéanti, il existe réellement, malgré la distance et l’absence). Selon Marcel Conche, dans Le destin de solitude, cette mort est la forme la plus pure du malheur, la blessure qu'elle laisse est parfois inguérissable. Cette expérience est la seule véritable expérience que nous puissions faire de la mort.

- Freud parle à ce sujet du " travail du deuil " qui implique une lente réorganisation de la structure de l'affectivité, qui doit se détacher peu à peu de l'objet sur lequel elle s'est investie. Acceptation de la mort par le survivant qui définit de nouveaux objectifs de vie. L'être disparu reste cependant présent intérieurement, comme une partie de soi avec lequel se continue une sorte de dialogue silencieux. Le parents, par exemple, restent après leur mort de références autour desquelles notre monde intérieur continue à se structurer.

- Cette expérience de la mort en deuxième personne est particulièrement omniprésente lors de la vieillesse. Vieillir, c'est voir partir un à un les proches, le monde devient alors peuplé de fantômes, le présent renvoyant sans cesse au passé. Toutefois, comme le souligne Jankélévitch, la mort ne peut pas abolir ce qui a été. Le souvenir du mort perdure dans la mémoire des hommes qui l'ont connu; la mort ne peut effacer le fait que le défunt ait été vivant. C'est la revanche des mortels sur la mort : " Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été ". On ne peut pas dire de celui qui n'a jamais existé qu'il n'est plus. Pour n'être plus, il faut avoir été. En apparence, ne plus être équivaut à ne pas être mais il y a une différence radicale entre ce qui a existé, et qui n'est plus, et ce qui n'a jamais existé. Même si la vie est éphémère, " le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel ".

- Quant à la mort en première personne, enfin, elle désigne ma propre mort, la mort de soi.

- D'abord, cette mort de soi apparaît comme une impossibilité, contrairement aux autres formes de mort : le “ je suis mort ” est une impossibilité : " être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux qu'insupportable, c'est impossible " (Alain, Propos, 1er mars 1909). D'autre part, comme le souligne Freud, je ne crois guère à ma propre mort : " dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité " (Freud, Essais de psychanalyse). Par ailleurs, la plupart du temps, tant que nous nous sentons jeunes, nous percevons l'échéance de notre fin comme un horizon lointain, nous la ressentons comme abstraite.

- En ce sens, la maturité est ce moment où les débuts d'usure visibles au niveau de la vitalité, de l'intensité des sensations et des émotions sont compensés par le sentiment d'une maîtrise croissante de sa vie. Le vieillissement lui-même peut se faire soit dans la mélancolie, soit dans la sérénité, comme on le voit chez les personnes âgées où un certain plaisir de vivre se mêle à la pensée de la mort (le fait de ne plus avoir d'avenir, de se situer au-delà des espoirs et des soucis donne la capacité de goûter pleinement le présent).

- Mais cette sérénité est assez rare. D'où la question : pourquoi avoir peur de la mort ?

4) Refus de la mort et désir de mort

- Comment peut-on redouter la mort qui, comme le dit Epicure, n'est rien pour nous ? D'où vient le refus de la mort ? A contrario, comment se fait-il que nous soyons parfois amenés à désirer la mort ?

1.     Le refus de la mort

- Le refus de la mort s'enracine dans deux désirs simples : celui de persévérer dans son être (le " dur désir de durer " – Eluard) qui fait dire à La Fontaine, à la fin de La Mort et le Bucheron : " plutôt souffrir que mourir, c'est la devise des hommes "; celui de continuer à profiter de l'existence, parce qu'on la trouve belle. Dans les deux cas se trouve la même idée que l'être est supérieur au non-être.

- Du coup, la perspective de notre mort signifie plusieurs choses :

1.     L'annulation totale de notre liberté.

- La mort est ce à quoi nous sommes condamnés; elle nous transforme en " en-soi ", en cadavre, en destin; elle peut nous surprendre à tout moment, elle est par nature imminente.

2.     L'absurdité de notre vie.

- La mort nous révèle que notre existence n'a aucune importance objective. Rien ne restera de nous, le monde restera après nous aussi plein qu'avant. Sentiment d'absurdité renforcé par le fait que la mort frappe inégalement (la mort d'un enfant, par exemple). Sentiment d'une injustice du destin.

2.     Le désir de mort

- Les sentiments que la mort inspire ne se réduisent pas à la peur et au refus. Beaucoup d'hommes cherchent le risque et ont besoin de la mort pour éprouver leur force et pour vivre des moments grisants : exemple des sportifs. Volonté de sentir sa force s'accroître, en se fixant des obstacles et en en triomphant, en côtoyant de près la mort.

- La mort peut aussi être l'objet d'une aspiration directe et c'est l'une des particularités de l'homme que d'être le seul être vivant à être capable de refuser explicitement la vie, de se suicider. Le désir de mort peut certes résulter d'une volonté de fuir une situation vécue comme insupportable. Mais il est des cas où la mort semble être désirée pour elle-même.

- Freud suggère l'existence d'une pulsion de mort (Thanatos) qui tend à séparer ce qui est uni, à ramener le vivant à l'état préorganique. La mort incarne le repos et l'immobilité. Ce désir de mort exprime une fatigue de vivre, une aspiration au néant et au repos, mais aussi le refus d'un monde décevant et laid, l'insatisfaction provoquée par les réalités finies d'une vie terrestre qui ne comble pas le désir de plénitude. L'aspiration à la mort reflète également le désir de s'arracher à la prison du moi et de se fondre dans le tout, comme on le voit dans les extases érotiques, mystiques ou toxicomaniaques qui visent à nous arracher de nous-mêmes. La mort peut aussi parfois représenter la promesse d'une vie meilleure, thématique commune à beaucoup de religions.

- Le cas du suicide est, à cet égard, énigmatique. Il correspond à une gamme de motivations diverses :

1.     Suicide " métaphysique : causé par le sentiment que la vie n'a pas de sens (cf. Camus). Forme assez rare.

2.     Nombre de passages à l'acte sont des tentatives, qui laissent une chance à l'échec, savoir la vie: dimension d'appel (attirer l'attention des autres sur la détresse, quémander un peu d'affection et d'écoute).

3.     Passage à l'acte : solitude, maladies, absence de toute espérance. Ou alors, dans la tradition stoïcienne, faire du suicide une manifestation de la liberté : dans ce cas, le suicide peut témoigner de l'amour pour une vie qu'on ne veut pas voir se dégrader.

- Cas des états dépressifs profonds qui ôtent à ceux qui les subissent le goût de la vie et les plongent dans l'angoisse, dans des sentiments de culpabilité et d'indignité. Les psychiatres parlent des " tempéraments suicidaires " qui multiplient obstinément les tentatives. Réponse aussi parfois à l'angoisse délirante du psychotique.

- Certaines études récentes trouvent une explication dans des processus cérébraux encore mal connus dont témoigne l'efficacité de certains antidépresseurs. Des explications plus psychologiques rattachent le tempérament suicidaire à une incapacité à trouver des repères dans la vie, à s'y donner une place, à s'assigner une identité claire. D'autres explications insistent sur le contexte psycho-familial, voire social : Durkheim, par exemple, souligne le lien entre le suicide et l'anomie (effondrement, dans des sociétés qui subissent des transformations brutales, des points de repère et des valeurs). Les périodes de guerre, par exemple, où chacun s'arc-boute pour combattre face à la violence, sont des périodes où le taux de suicide tombe très bas. Quand la vie est menacée, on en sent le caractère précieux.

- Dans les sociétés contemporaines, le nombre des dépressions et des suicides va en s'accroissant: plus de dix mille morts par suicide par an en France et dix ou quinze fois plus de tentatives. Accroissement qui semble être la contrepartie des avantages apparents du mode de vie actuel : règles moins rigides, possibilités de choix plus nombreuses, incitation à s'épanouir et à réussir, qui laisse ceux qui sont mal dans leur peau encore plus désespérés.

- Le suicide a été valorisé par certaines cultures (au Japon, par exemple, avec les samouraïs japonais, obsédés par l'honneur) et condamné par d'autres (le christianisme refuse l'inhumation de terre sainte des suicidés; dans certaines régions de l'Europe médiévale, on mutilait le cadavre du suicidé et on punissait leurs familles). La conscience moderne est plus tolérante mais la conviction est forte qu'il faut aider le suicidaire à retrouver le goût à l'existence.

Conclusion

- L'expérience de la mort apparaît donc comme proprement paradoxale: universelle, imprévisible, la mort est difficile à penser puisqu'elle incarne une irréalité. Si je puis parler de la mort de l'autre et en faire l'objet d'un concept, je semble condamné à penser autour de ma mort ou à propos d'elle, de sorte qu'il y a, dans la pensée de la mort, quelque chose d'impénétrable. En réalité, penser la mort revient à penser sa propre vie : comment, en effet, comprendre la vie et la conduire quand on prend conscience de sa fragilité et de sa finitude ?

 

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