Grand cours: LE DROIT (10 de 16)
Publié le 22/02/2012
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B) EGALITE, INEGALITE ET LIBERTE
- L’opposition qu’introduit Aristote entre l’économique, dirigé vers la satisfaction des besoins, et la chrématistique, activité immorale visant à la recherche de la richesse pour elle-même, reste d’une grande actualité : si les inégalités qui subsistent ne sont admissibles que selon certaines proportions (par exemple pour les inégalités entre les fortunes), quelles sont les inégalités justes ? Quelle dose d’inégalité la société peut-elle supporter sans que le lien social lui-même soit remis en cause ?
1) L’égalité, un principe difficile
- On peut d’abord estimer que le principe aristotélicien d’égalité est un principe purement formel, abstrait, qui doit s’appliquer dans la pratique à des individus naturellement inégaux ou différents. D’où la difficulté de déterminer ce qu’est le mérite. Exemple : comment définir un salaire juste ?
- L’égalité conduit à l’uniformité. Elle risque de devenir un principe de nivellement conduisant soit au totalitarisme, soit à l’anarchie. Reproche libéral : l’égalité, si elle dépasse la seule égalité formelle des personnes devant la loi pour s’étendre à la société ou à l’économie, détruit l’émulation, source de progrès.
- L’égalité peut aussi s’opposer à la liberté. Les libéraux, par exemple, accusent le principe d’égalité de conduire à des incursions de l’Etat dans le droit de propriété et dans l’activité économique. L’égalité s’oppose ainsi à l’efficacité en ce qu’elle contredit la liberté, c’est-à-dire le plein développement des potentialités de chaque personne. Ainsi le contrôle étatique des activités économiques ou la redistribution de la richesse par l’impôt décourageraient l’activité économique, au nom de la lutte contre les inégalités.
- Si l’on entend par liberté l’indépendance, la capacité d’agir sans contraintes, de faire ce que l’on veut (il s’agit de la liberté physique, telle qu’elle est communément définie, liberté fruste et sans doute illusoire), tout semble effectivement opposer la justice et la liberté : la justice ne condamne-t-elle pas parfois à la réclusion, c’est-à-dire à la privation de la liberté physique ? Les lois, en tant qu’elles sanctionnent, ne constituent-elles pas des obstacles majeurs à la liberté individuelle ?
- Or, la définition même de la justice implique, nous l’avons vu, une égalité de droit de tous devant la loi : la loi est censée concerner tous les membres de la société, sans distinction de classe, d’origine, d’opinion, etc. Il apparaît alors que, par principe, chacun doit être soumis à ce que dicte la loi, toute transgression de cette dernière devant être sanctionnée par la justice.
- Mais si chacun doit obéir à la loi, qu’en est-il de sa liberté ? Cette opposition entre la loi et la liberté n’est valable que si l’on pense que la liberté individuelle doit et peut régner sans contrainte. Le règne d’une telle liberté ne peut se réaliser que dans une existence isolée et a-sociale, c’est-à-dire finalement dans une situation où, comme l’a montré Hobbes, c’est l’arbitraire, la loi du plus fort, la guerre, l’injustice qui règnent. La solution passe alors par la constitution du corps politique, laquelle implique une redéfinition du concept de liberté.
- Mentionnons, entre autres auteurs, Rousseau qui, dans Le contrat social, établit que la vraie liberté, civile et politique, n’apparaît que par l’obéissance à la loi. Ce n’est qu’à partir d’une liberté ainsi conçue que la justice peut avoir un sens : elle devient possible puisque l’obéissance à la loi est la même chez tous les citoyens (elle instaure une égalité). Ce problème de l’articulation du droit et de la libeté sera repris et approfondi dans le cours sur la liberté. Nous ne le développons pas ici afin de ne pas alourdir ce cours.
2) Liberté et inégalités
- Les inégalités de pouvoir sont généralement justifiées de deux manières. On peut d’abord affirmer que les droits des individus ne concernent que la sphère privée, le pouvoir est une question technique dont l’administration doit être confiée aux spécialistes. On peut aussi renoncer à l’idée que tous les hommes sont égaux en dignité et qu’ils ont un droit égal à participer à la vie politique (cf. Les idéologies fascistes, racistes).
- De même l’inégalité des fortunes peut-elle être justifiée comme une des formes de l’égalité proportionnelle : ceux qui ont le plus de talent ou le plus de mérite reçoivent la juste récompense de leurs efforts. Mais pour qu’une telle assertion soit juste, il faudrait que chaque individu puisse, au départ, disposer des mêmes chances.
- A noter d’abord que l’opposition de la liberté à l’égalité ou à la justice (cf. Supra) au nom des différences revient à privilégier un certain type de différences, mesurable par la position dans la hiérarchie ou dans la fortune. Les deux principales inégalités qui menacent alors la justice sont les inégalités de pouvoir et de fortune.
- Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, montre que la vraie raison des inégalités est d’ordre politique. Les inégalités sont nées d’une suite de hasards, d’accidents historiques et se sont maintenues par convention. Les inégalités, comme la propriété, ne résultent pas d’un ordre naturel ; elles se perpétuent par l’arbitraire social. Si, à l’état de nature, l’homme n’est ni bon, ni mauvais, ni maître, ni esclave, c’est la société qui fait les dominants et les dominés. Or, ce que la société fait, elle peut le défaire (c’est aussi le point de vie de Marx).
- Certes, une égalité absolue des conditions semble fort improbable. Mais une trop grande inégalité des conditions ne s’oppose-t-elle pas finalement à la liberté ? Que vaut la liberté de celui qui meurt de faim, vit dans une misère dégradante ? Une liberté qui laisse se développer l’inégalité des conditions, qui permet à celui qui possède une fortune immense de mettre à son service tous les pouvoirs (exemple des magnats de la presse qui contrôlent de facto l’information), d’imposer son intérêt particulier comme l’intérêt général, n’est - elle pas en contradiction avec elle-même ?
- Peut-être ne faut-il donc pas opposer égalité formelle et liberté effective. C’est la thèse de Hegel notamment. L’égalité absolue ne serait paradoxalement qu’un retour à l’état de guerre. En effet, pour qu’existe une justice dans la société, il faut qu’il y ait un Etat, organisation introduisant des différences entre citoyens, gouvernants et gouvernés, entre ceux qui disposent de la force publique pour faire appliquer les lois et les citoyens ordinaires. Si l’on rejette ces différences, au nom d’une égalité absolue et de principe, on a une société dans laquelle il n’y a plus de possibilité de faire valoir la justice.
- D’autre part, l’égalité devant la loi suppose l’inégalité : la loi tient compte des différences des hommes pour être plus juste en transformant l’inégalité en égalité proportionnelle. Deux citoyens paieront la même somme d’impôts s’ils sont égaux en fortune et en revenus ; l’égalité devant la loi se traduira par la différence des contributions, reflétant la différence des moyens des contribuables.
- Il n’y a donc pas d’opposition entre liberté et égalité. La liberté est celle que donne la loi liant un droit et un devoir. Mon devoir envers l’Etat (payer des impôts, défendre la patrie, respecter les lois) est le revers de la protection que je puis exiger de la part de l’Etat pour le développement de mes aspirations et aptitudes personnelles. On peut alors affirmer, si l’on a une vision positive de l’Etat, que c’est seulement l’intervention de l’Etat qui peut empêcher les inégalités de se transformer en injustice.
- Au total, l’opposition entre liberté et égalité n’est pas satisfaisante et exige de reformuler la question de la justice en tentant de concilier la liberté et l’exigence d’égalité. A quelles conditions certaines inégalités sont-elles admissibles ? Comment concilier justice sociale et efficacité économique ? John Rawls, dans sa Théorie de la justice (1971), examine ces questions essentielles.
3) Une théorie moderne de la justice : John Rawls
- John Rawls s’intéresse aux principes qui président à la répartition adéquate des avantages sociaux et à l’attribution des droits et libertés. Ce qu’il formule dans cette oeuvre est la charte de la social-démocratie moderne. Il s’agit d’adopter une position équilibrée entre l’égalitarisme et le règne du marché pur et simple.
3.1 – Le voile d’ignorance
- Pour penser la justice comme équité et non comme simple légalité, pour déterminer les conditions théoriques qui permettent de définir les « inégalités justes «, il faut mettre entre parenthèses les différences individuelles et l’attachement de chacun à ses intérêts égoïstes, c’est-à-dire libérer l’exigence de justice des trop particuliers. Il convient alors de recourir à une fiction: imaginer des hommes dans une “position originelle”, réunis pour choisir les principes et les règles devant guider la structure de la société et la répartition des biens essentiels (droits, libertés, richesses, etc.).
- Le voile d’ignorance est un schéma théorique qui pose la possibilité de déterminer les principes de justice par une libre délibération dans des circonstances précises. Ces circonstances sont les suivantes : chacun ignorerait la place qui lui est réservée dans la société (“le voile d’ignorance”), sa position de classe, son statut social, son intelligence, sa force, etc. Grâce au “voile d’ignorance”, les personnes libres et égales ne tenteront pas d’utiliser à leur avantage les principes de justice, ce qui garantit du coup une procédure de délibération équitable puisque les parties en présence ne se décident pas en fonction de caractéristiques arbitraires. Il s’agit d’un rassemblement hypothétique d’égaux sans ego : le moi est injuste et l’on ne peut penser la justice qu’en mettant le moi hors jeu; il s’agit de court-circuiter l’égoïsme. Ces individus opteraient donc, par hypothèse, pour l’organisation la meilleure pour tous, c’est-à-dire pour la solution qui serait la plus avantageuse globalement et qui ne sacrifierait aucune catégorie sociale
- Le voile d’ignorance est censé exclure tout marchandage, puisque je ne connais pas mes atouts. Sous le voile d’ignorance, chacun aurait intérêt à appliquer les stratégies issues de la théorie des jeux : maximiser ses chances en minimisant les risques ; comme je ne sais pas quelle sera ma situation, une fois levé le voile d’ignorance, j’ai tout intérêt à me prémunir par la meilleure égalité possible. Ainsi le voile d’ignorance définit-il la justice, non comme une norme a priori, mais à partir d’une procédure à suivre pour déterminer des propositions justes. En réalité, il s’agit de maximiser l’intérêt des plus défavorisés, de donner la priorité à la hausse des bas revenus.
3.2 – Les principes d’égale liberté et de différence
- Quels principes de justice vont émaner de la délibération de ces partenaires libres et égaux en situation hypothétique ? Quelles sont les inégalités justes ? A quelles conditions les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire, étant entendu que ces dernières sont un fait avec lequel il faut composer ? Deux principes de justice seront élus :
1. le premier principe (principe d’égale liberté) exige l’égalité des attributions des droits et des devoirs de base. Chaque personne a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales, égales pour tous : “chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres” (John Rawls). Ces libertés de base sont les libertés politiques (“droit de vote et d’occuper un poste public”); la liberté d’expression, de réunion, de pensée et conscience; liberté de la personne (“protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires”). Libertés qui doivent être égales pour tous. Ce premier principe, qui exprime l’engagement de Rawls en faveur du libéralisme, signifie que la liberté est le premier des biens et que la justice, conçue comme équité, est la répartition égale entre tous les hommes de cela même qui constitue leur valeur et leur dignité.
2. le second principe (principe de différence) pose que les inégalités socio-économiques sont justes si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun, si elles bénéficient aux individus les moins favorisés. Il n’y a nulle injustice à ce qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit améliorée la situation des défavorisés: “les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous” (John Rawls). Ce second principe concerne “la répartition de la richesse et des revenus”. Chacun doit bénéficier des inégalités économiques et sociales. Toute augmentation de l’avantage des plus favorisés est compensée par une diminution du désavantage des moins favorisés. D’autre part, il convient de s’attacher à des positions et à des fonctions ouvertes à tous selon une équitable égalité des chances.
- En somme, en vertu du principe de différence, les inégalités sociales sont acceptables si et seulement si elles sont raisonnablement avantageuses pour chacun (ces inégalités servent de stimulant à l’activité, elles augmentent les réserves totales de biens et de produits disponibles) et si elles sont attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous (principe de l’égalité des chances). Par exemple, le maintien d’une première classe dans le métro peut profiter à tous, si l’on décide d’en faciliter l’accès aux plus handicapés aux heures de pointe...
3.3 - Critique de la théorie de Rawls
- Cette théorie a été contestée à la fois par la « droite « et la « gauche «, et renvoie à la fameuse question sociale qui généralement oppose une vision de type libéral à une approche socialiste ou social-démocrate.
- A « droite «, on lui reproche de célébrer l’Etat-providence qualifié d’Etat-assistance (la théorie de Rawls insisterait sur la nécessité de prendre d’abord en compte l’intérêt des plus démunis). Problème de l’intervention de l’Etat pour corriger ou équilibrer les mécanismes ou les inégalités par le biais des impôts, par exemple. Cette intervention de l’Etat dans la vie économique compromettrait gravement les libertés individuelles, la liberté du marché notamment, et constituerait un obstacle au fonctionnement naturel de la société. Cette critique libérale repose, nous l’avons vu, sur une opposition entre liberté et égalité et sur une conception « minimaliste « de l’Etat.
- A « gauche «, au contraire, on reproche à Rawls de légitimer le marché et le système économique libéral, en tentant de concilier l’inconciliable, savoir le marché, porteur d’inégalités économiques et de positions de pouvoirs au sein de la société (division de la société en classes sociales), et la liberté-égalité. Les plus radicaux insistent sur l’incompatibilité entre un régime de propriété privée des moyens de production fondé sur la recherche optimale du profit et le bien-être social.
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