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La mort subite du fascisme

Publié le 17/01/2022

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24-25 juillet 1943 - 22 h 45. Soudain, Radio-Rome interrompt la diffusion d'un concert pour annoncer que le roi Victor-Emmanuel III " a accepté la démission de Son Excellence le chevalier Benito Mussolini, chef du gouvernement ". A cet instant précis, le " fascisme historique ", né le 28 octobre 1922, s'éclipse d'un seul coup dans toute l'Italie. Ce 25 juillet, dans la nuit, toute la nation sort dans les rues, envahie d'une joie folle. Elle ne s'en prend pas aux hommes, mais aux effigies : les portraits du Duce sont lapidés, les faisceaux de pierre brisés, les effigies du roi et du maréchal Badoglio, qui succède à Mussolini sont portées en triomphe. Pas un mort, pas un militant du parti fasciste poursuivi ou molesté. La veille encore, plus de quatre millions d'Italiens portaient l'insigne du parti. La milice avait ses unités d'élite, des armes, des chefs. Les cartes du parti sont déchirées. Ce n'est même pas une liquidation, mais une liquéfaction. Comment et pourquoi est-elle survenue ? Depuis l'automne 1922, Mussolini agit sous la fascination de ce qui va lui advenir. Entre décembre 1942 et juillet 1943, il fait sa tâche presque machinalement. Rien d'un jacobin fouettant les énergies, rien de la frénésie morbide du Hitler de la dernière année de guerre. A la fois las, sceptique et très lucide. Mesurant ses erreurs, dont la pire a été l'alliance avec le Reich, il ne cherche jamais d'échappatoire. A-t-il jamais cru lui-même aux images de démesure qu'il donnait à son peuple ? En tout cas, il est prêt à en payer seul les conséquences. Un long processus De l'enthousiasme au détachement, de la large unanimité nationale qui a porté l'entreprise éthiopienne en 1935 jusqu'au mouvement de désobéissance civile qui s'étend en tache d'huile à partir de l'automne 1942, le processus a été long. Les vingt ans de régime fasciste ont accouché de commodités, de convenances, d'opportunismes. Ils n'ont engendré que très peu de militants, sauf chez les adolescents. Les pressions extérieures qui s'accumulent depuis l'automne 1942 permettent de jauger l'inefficacité du pouvoir et la gratuité de ses rites. Entre la fin octobre 1942 et le début de février 1943, les événements frappent cruellement, de plein fouet ou non, la population civile : offensive de Montgomery à El Alamein, offensive soviétique pour dégager Stalingrad suivie par la poursuite dans la boucle du Don où le corps expéditionnaire italien, privé d'équipements d'hiver, se fait massacrer pour couvrir la retraite allemande bombardements alliés sur les grandes villes de la péninsule : Milan, Turin, Gênes. S'y ajoutent la misère physiologique, le marché noir, le sentiment d'impuissance devant la poigne allemande. Bref, s'ils ne se révoltent pas, les Italiens se dégagent psychologiquement d'une affaire dans laquelle ils ne se sont jamais sentis très concernés. La réaction populaire est élémentaire : la paix, la paix à tout prix. Or la paix passe d'abord par l'élimination de Mussolini, qui est sans doute le seul Italien auquel il est interdit de prendre contact avec les Alliés et de rompre avec les Allemands. Ce qui joue contre lui, c'est le renversement du mécanisme qui l'a porté au pouvoir en 1922. Il y avait été porté par la peur des classes dirigeantes, la colère des classes moyennes, la décomposition des forces ouvrières, le refus du roi de mettre à l'épreuve la loyauté de l'armée par crainte de perdre son trône au bénéfice de son cousin Aoste. Maintenant, les mêmes éléments se coalisent contre le Duce. Même si le folklore fasciste est aboli, rien ne va changer, hormis un homme, Mussolini. Le 24 juillet, les membres du grand conseil fasciste, à commencer par son gendre Ciano, et Grandi, ont voté un ordre du jour qui le met en minorité. Le roi l'a entériné et a " accepté " la démission. L'événement n'est rien d'autre. Mais l'ordre social dont le fascisme était un habit reste en place. Le cabinet de " techniciens " de Badoglio ne se compose à peu près que d'anciens dignitaires du régime : les hauts fonctionnaires ne bougent pas. Le souverain proclame d'ailleurs : " Aucune déviation ne doit être tolérée; aucune récrimination ne peut être permise ". Et, en quarante-cinq jours, l' " ordre ", incarné et maintenu par Badoglio, fait plus de cent morts antifascistes, bien plus proportionnellement que n'en a fait le fascisme en vingt ans. Mussolini lui-même, à peine arrêté, assure son successeur qu'il ne créera " aucune difficulté " et donnera " toute la collaboration possible ". La Restauration Le précédent saute aux yeux : c'est la Restauration en France et la part qu'y ont prise les maréchaux faits par Napoléon. Rien de comparable avec la fin de l'Allemagne nazie, même en ce qui concerne les forces d'opposition au régime. Il n'y a pas de Stauffenberg en Italie parce que demeure la personne du roi, source de toute légitimité et agissant comme telle. Le rôle de l'antifascisme ? Ses principaux acteurs sont les premiers à convenir qu'il a été très modeste dans le cours des événements. Même les noyaux clandestins reliés au Parti communiste manquent de contacts avec les masses. Et la presse clandestine définit une stratégie simple : la paix avant tout, et l'unité d'action. Depuis des semaines, les dirigeants antifascistes tergiversent sur ses modalités. C'est la surprise où les trouvent les événements du 25 juillet qui brusque la décision, mais non pas pour tenter une révolution à laquelle nul ne songe. Ils consentent tout de suite à collaborer avec le cabinet Badoglio pour obtenir deux objectifs : accélérer la signature d'un armistice, et libérer les otages en puissance que sont les prisonniers politiques, en résidence forcée ou en prison. Si Badoglio tolère un antifascisme parlementaire, incarné par les revenants prestigieux et rassurants pour lui des années 1922-1927, il échoue à étouffer l'antifascisme qui, à long terme, remettra en cause la nature même de la monarchie et de l'ordre social. Or ce mouvement, dès le 25 juillet, naît essentiellement unitaire. Il se coagule, se forme dans le comité de libération nationale de Rome, le comité de libération de la haute-Italie et les forces militaires des " volontaires de la liberté ". Cette unité humaine et politique subsistera au delà de la guerre. Tous demeurent attachés au souvenir du réveil qui suivit le 25 juillet 1943. JACQUES NOBECOURT Le Monde du 24 juillet 1983



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