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Notes de cours: LE LANGAGE (1 de 2)

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

langage
 
       Si la philosophie occidentale se définit dès l'origine comme la recherche de ce savoir par excellence que les grecs ont nommé "sophia", ce savoir est en même temps conçu comme savoir portant sur la "nature des choses", sur la "physis" dont il a pour fonction d'exprimer l'"ordre", le "cosmos". Or, l'expression de l'ordre des choses vient au jour dans ce que les grecs appelaient le "Logos".
           Le "Logos", c'est le nombre, c'est la raison et la mesure, c'est le "discours" enfin, dans lequel s'énonce, pourrait-on dire, la "formule" susceptible d'exprimer la présence d'une stabilité substantielle, d'une constance régulière, cyclique, cohérente, immuable de l'Etre comme Nature, derrière la multiplicité mobile, (apparemment dépourvue de toute ordonnance à l'unité d'un principe), du "paraître" et du "devenir" sensibles.
           La "science" dont la philosophie se met en quêter est donc à l'origine la possession du "discours" qui énonce la cohésion de l'Etre comme Nature au-delà des apparences. Mais, ce discours "ontologique" -dans lequel il y va d'une science de l'Etre- s'énonce à partir d'un langage qui n'est pas nécessairement de lui-même révélateur de la raison des apparences; car, l'homme parle quotidiennement un langage soumis au règne de l'opinion et de l'apparence, et qui se borne à refléter une expérience immédiate, subjective et désordonnée, des "phénomènes".
           Le problème de la vérité se trouve donc ainsi mis en jeu dans la simple question de l'essence et de l'usage quotidien ou scientifique d'un langage au statut ontologique aussi ambigu que celui de la réalité humaine qu'il reflète. Car, ce n'est qu'au sein de cet élément du langage et du "monde parlé" vivants, que l'homme peut entreprendre de "révéler" l'Etre en le formulant et en l'exprimant, mais le langage détient aussi un pouvoir de "dissimulation" de l'Etre; et ce double pouvoir n'appartient justement qu' à l'homme, qu'à l'"existant", pour lequel seul la question de l'essence de l'Etre et de la nature des choses peut devenir problème et prendre sens, dans l'inquiétude même de sa propre essence; par et dans le langage.
           "Le langage, dit  Aristote, s'il ne manifeste pas, n'accomplit pas sa fonction propre". Le discours que le langage porte en puissance est en effet révélation de L'Etre à l'homme, dans la mesure où le langage est ce au sein de quoi "L'être se dit en plusieurs sens" (en ces catégories fondamentales sans lesquelles nous ne saurions "habiter" ce monde comme étant justement "le nôtre"); ou encore ce sans le secours de quoi les choses n'apparaîtraient pas avec le sens qui, pour l'homme qui l'énonce, est "le leur".
           Mais si le langage "manifeste", il ne le fait aussi qu'à la manière, jamais dépourvue d'ambiguïté, d'opacité irréductible, des oracles de Delphes, selon le vieux mot d'Héraclite: "Il ne dit ni ne cache; il signifie".
           Ainsi, la fonction de révélation "ontologique" du langage n'est-elle sans doute pas autre chose que l'effet "philosophique" d'une fonction plus vaste du langage, qui, dans son usage le plus quotidien, est celle de la signification. Et avant de servir de support à la vérité d'un discours, scientifique ou ontologique, le langage sert de substance élémentaire, préréflexive et primordiale, à l'expression et à la communication des significations, de l'expérience concrète au symbolisme, parmi lesquelles l'homme cherche son sens, quel que soit leur contenu de vérité, d'illusion ou de fiction, pourvu qu'elles soient pour lui pleines de sens.
           La pensée moderne tente de développer une approche "positive" des faits de langage et de la signification linguistique, afin d'en examiner la nature et le fonctionnement. Une telle démarche épistémologique implique la mise à l'écart de toute attitude superstitieuse ou spéculative à l'égard du langage; elle implique que le langage, considéré dans la matérialité de ses procédés signifiants, dans la diversité indéfiniment particularisée de ses systèmes de signes (les langues), et dans l'historicité de son devenir pluraliste, soit pris comme objet d'une science descriptive (et non normative): la linguistique structurale.
           Le langage humain présente à l'analyse des propriétés structurales spécifiques. "Une langue, écrit André Martinet, est un instrument de communication selon lequel l'expérience humaine s'analyse, différemment dans chaque communauté, en unités douées d'un contenu sémantique et d'une expression phonique, les monèmes; cette expression phonique s'articule à son tour en unités distinctives et successives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque langue, dont la nature et les rapports mutuels différent eux aussi d'une langue à l'autre".
           Les monèmes sont donc les plus petites unités signifiantes par elles-mêmes encore douées de sens quand on analyse les énoncés d'une langue donnée. Ils constituent en quelque sorte le vocabulaire élémentaire d'une langue, ou son matériel sémantique (du grec: signifier). Un "monème" n'est pas nécessairement un mot; il peut n'être qu'une racine sémantique, un préfixe ou une désinence indiquant le genre, la personne verbale, le temps, la fonction dans une langue à déclinaison, ect.
           Les monèmes présentent la caractéristique essentielle à tout signe, c'est-à-dire l'association psychique d'une marque dont le statut est sensible (trace écrite, à l'origine purement sonore) et qui est le signifiant, à un contenu de sens, qui est le signifié auquel renvoie le signifiant. Signifiant et signifié constituent les deux faces indissociables du signe. Le référent est l'objet concret ou l'expérience de l'objet -réel ou idéal- à quoi "réfère" dans l'expérience le contenu de sens du signe.
           Outre le découpage caractéristique de son matériel sémantique, le système de la langue est caractérisé par un ensemble de règles, ou structures syntaxiques, prescrivant l'ordre dans lequel les monèmes doivent être rangés dans la succession linéaire de la chaîne des signifiants, afin que se trouvent signifiées des relations déterminées, entre les contenus de sens des monèmes.
           Tout énoncé doué de sens se fait ainsi par juxtaposition syntaxique ("syntagmation") de monèmes choisis par celui qui parle (le "locuteur") dans le "lexique" de la langue et ordonnée selon les règles syntaxiques propres à la grammaire de la langue.
           L'analyse que le "locuteur" doit faire de l'expérience à communiquer linguistiquement est ainsi conditionnée par un choix à faire dans le système des possibilités lexicales et syntaxiques qui définit la langue. L'articulation lexicale et syntaxique de l'expérience humaine, dans la langue, constitue la première articulation du langage, l'articulation sémantique. Elle se fait par les monèmes.
           La deuxième articulation du langage porte sur la façon dont l'aspect matériel du signifiant sémantique est à son tour analysable, dans le langage, en unités phoniques élémentaires, distinctes mais dépourvues par elles-mêmes de signification et sans référent dans l'expérience. Les linguistes appellent phonèmes ces sons fondamentaux par lesquels on peut énoncer tout ce qui peut être dans une sphère linguistique donnée; on verra qu'ils ne correspondent que grossièrement aux voyelles et aux consonnes.
           C'est indirectement que les phonèmes contribuent à la signification. En effet, les propriétés signifiantes des phonèmes tiennent seulement à la place qu'ils occupent respectivement dans la chaîne signifiante d'un énoncé, par rapport aux autres phonèmes possibles selon la palette phonématique qu'offre la langue. Ainsi, le phonème ne signifie-t-il que par rapport aux phonèmes environnants dans l'énoncé, et par opposition aux phonèmes possibles mais non choisis en un point donné de l'énoncé .
           Cette découverte relative aux propriétés dites sémiotiques des phonèmes permet de rendre compte aussi des effets de signification propres à tout choix sémantique au sein du système de la première articulation linguistique. Toute parole qui se dit dans la langue n'est qu'un certain usage de celle-ci parmi bien d'autres possibles, elle privilégie tel ou tel énoncé, tels ou tels monèmes, telles ou telles structures syntactiques; par opposition à tous les autres énoncés différents. De même, à l'intérieur du système de la langue, un monème n'est significatif que par opposition différentielle avec tels ou tels autres, tant sur le plan du signifié que sur celui du signifiant.
           Il n'y a donc de signification linguistique que différentielle: "Dans la langue, écrit f. de Saussure, il n'y a que des différences". Et toute parole ne dit proprement "quelque chose", que dans la mesure même où elle "diffère" de toute parole effectivement dite à côté d'elle; de toute autre parole dont une langue est en puissance. Par la double articulation qui la caractérise, la langue est donc le système de signes qui permet à l'homme d'engendrer par l'acte de la "parole", à partir d'une liste fermée et restreinte de phonèmes ainsi que d'une logique de la différenciation sémiotique, une infinité ouverte de monèmes distinctifs. Le jeu des différences linguistiques est donc ouvert à l'infini d'une prolifération de significations différentielles du sens qui est la pensée même; et la raison de l'homme dépend de la maîtrise de son langage en un discours réglementé qui ne permet pas de tout dire. Il n'en reste pas moins que la positivité d'une telle approche, scientifiquement instructive quant à la production du "sens" en quelque sorte entre les signes, ne saurait faire oublier au philosophe du langage que le langage est plus qu'un simple "instrument" de communication; qu'il est plutôt le milieu propre à l'humain, ou l'élément au sein duquel l'humain est "chez lui" dans le monde, sa façon propre d'"habiter" le monde intimement, dans l'intersubjectivité de ses semblables comme dans l'intériorité de son rapport à soi: "La pensée, dit Platon, est le dialogue silencieux de l'âme avec elle-même".
Pensée et langage:
           On serait tenté de penser, à première vue, que le langage est l'expression, secondaire, médiate d'une pensée déjà toute faite: nous pensons, jugeons, et ensuite nous formulons notre pensée à l'aide de phrases et de mots. Or, il n'en est rien. Il y a une parenté beaucoup plus étroite entre la pensée et le langage: le "mot-phrase" est solidaire du caractère syncrétique des premiers jugements de l'enfant, l'idée abstraite est difficilement séparable du mot, et la construction de l'univers , chez l'enfant notamment, va de pair avec la constitution du langage: "Le langage, écrit Delacroix, est un moment de la constitution des choses par l'esprit... Toute pensée construit des signes en même temps que des choses." De Même, Louis Lavelle affirme: "Le langage n'est pas, comme on le croit souvent, le vêtement de la pensée: il en est le corps véritable... La pensée n'est rien sans la parole."
           Les sociologues et les ethnologues ne sont pas d'un autre avis. Selon Claude Lévi-Strauss, c'est le langage et non pas la technique, qui est le vrai "signe représentatif de la culture": "On a défini l'homme comme homo faber, fabricateur d'outils, en voyant dans le caractère la marque même de la culture. J'avoue que je ne suis pas d'accord et que l'un de mes buts essentiels a toujours été de placer la ligne de démarcation entre culture et nature, non dans l'outillage, mais dans le langage articulé... Le langage m'apparaît comme le fait culturel par excellence, et cela à plusieurs titres; d'abord, parce que le langage est une partie de la culture, l'une de ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe; en second lieu, parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous assimilons la culture de notre groupe; un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes, et si voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique."
L'art lui-même, précise l'éminent ethnologue, est un langage: "Le propre du langage, comme Ferdinand de Saussure l'a si fortement marqué, est d'être un système de signes sans rapports matériels avec ce qu'ils ont pour mission de signifier. Si l'art était une imitation complète de l'objet, il n'aurait plus le caractère de signe. Si bien que nous pouvons concevoir l'art comme un système significatif ou un ensemble de systèmes significatifs, mais qui reste toujours à mi-chemin entre langage et l'objet."
La pensée ne se réduit pas au langage: conception sartrienne. 
           Il n'y a pas lieu de contester la légitimité de la méthode linguistique qui pose comme postulat d'étudier le langage comme une chose, comme une réalité qu'elle trouve toute faite, autrement dit comme un ensemble de structures déjà existantes au sein du milieu social. Sartre en convient: "On pourrait étudier le langage de la même façon que la monnaie: comme matérialité circulante, inerte". Et, cette matière est comme un sédiment que dépose derrière elle la praxis individuelle et c'est dans ce sens que le langage appartient au domaine du pratico-inerte.
           Mais a-t-on le droit de convertir un postulat méthodologique en une thèse philosophique ou en une théorie scientifique. C'est ce que reproche Sartre au psychanalyste Lacan et à certains linguistes. Dire avec Lacan que l'homme ne pense pas mais qu'il est pensé ou avec certains linguistes que l'homme ne parle pas mais qu'il est parlé, c'est méconnaître que l'institution du langage ne s'est pas faite et ne se fait pas toute seule. Elle est l'oeuvre de l'homme et c'est une oeuvre continuée. La réalité du langage ne se soutient que parce qu'il est parlé par des hommes, parce qu'il existe en acte. Poussons à la limite. Si c'est aussi le langage qui parle en Lacan et chez ces linguistes lorsqu'ils disent qu'un écrivain ne parle pas mais que "ça parle" à travers lui, le langage perd toute signification propre. Et si les structures du langage sont en quelque sorte plus fortes que le sujet et engendrent son "décentrement", le sujet se retourne vers ces structures et, en ne reprenant la direction, il se "recentre" dans la mesure où il prend conscience de ce décentrement. En conclusion, "nul doute que le langage ne soit en un sens une inerte totalité. Mais cette matérialité se trouve en même temps une totalisation organique et perpétuellement en cours".
           Sartre procède à une défense du sujet et montre la dialectique par laquelle ce dernier, partant de la donnée pratico-inerte qu'est le langage social, le dépasse pour se reconstituer comme sujet. Il n'y a rien dans la langue qui n'ait d'abord été dans le discours. Il n'y aurait pas de linguistique sans linguiste, ni de langage sans sujet.
           La revendication de Sartre en faveur de l'autonomie du sujet ne concerne d'ailleurs pas seulement le langage, qui n'est qu'un cas particulier d'une tendance de certains penseurs à réserver aux institutions la fonction signifiante et de réduire l'individu ou le groupe concret au rôle de signifié. Mais si on ne veut pas "renoncer à toute compréhension dialectique du social", il ne faut pas oublier que "la plupart de ces significations objectives, qui semblent exister seules et qui se posent sur des hommes particuliers, ce sont aussi des hommes qui les ont créés".
Les fonctions du langage:
           Le langage n'a pas seulement une fonction d'expression, surtout d'expression intellectuelle. Goldstein a distingué quatre façons d'user du langage:
a) le langage représentatif où domine l'attitude catégorielle, c'est-à-dire l'aptitude à "une appréhension conceptuelle des rapports", donc à embrasser plusieurs choses dans un ensemble de relations où l'une sert de symbole aux autres;
b) le langage expressif qui n'est autre que ce que nous avons appelé le langage émotionnel;
c) le savoir verbal dont les opérations, qui sont celles de la mémoire motrice ou verbale, du langage intérieur, ect, se continuent quasi-automatiquemernt même quand le sujet a perdu l'attitude catégorielle; il est, en grande partie, le résultat d'un apprentissage moteur;
d) le langage usuel qui "contient toutes les autres formes du langage dans un enchevêtrement difficile à débrouiller".
 
           Mais, bien d'autres fonctions du langage pourraient être décrites:
 
           1) l'usage affectif qui correspond au "langage expressif" de Goldstein et qui est né "de l'expression spontanée des émotions et de l'impulsion à accomplir des actions". Ces réactions qui sont d'abord des indices, peuvent devenir des signes volontaires, mais à condition que le sujet les perçoive: le sourd-muet ne tire aucun parti des sons qu'il émet sous le coup des émotions; l'aveugle dont le visage a les mêmes jeux de physionomie que le voyant, ne sait pas les utiliser comme mimiques. Outre la gesticulation qui en est l'élément, le langage affectif utilise les modulations de la voix, les exclamations et interjections et enfin certains agrammatismes qui sont des dégradations, des régressions du langage oral à des formes stéréotypées et déstructurées, à une sorte de langage "petit-nègre".
 
           2) L'usage ludique qui consiste, chez l'enfant, dans ces lallations auxquelles il a été déjà fait allusion et qui peuvent prendre la forme de "répétitions rythmées et psalmodiées", souvent tout à fait dénuées de sens; l'adulte revient parfois à ces verbalisations irréfléchies pour se défendre, comme l'a montré Freud, contre les contraintes du langage rationnel, notamment dans certains jeux de mots.
           Jouir des mots ou des corps ou sur le corps des mots ou sur les maux du corps... Peu importe, la pratique langagière et la praxis existentielle s'assimilent et se fondent.
 
           3) L'usage pratique où le langage a pour fonction de faciliter l'action en cours, avant tout l'action accomplie dans des conditions collectives de collaboration ou de rivalité, qu'il s'agisse d'enfants jouant à la balle, de soldats montant à l'assaut... Ce langage est éminemment elliptique, comme lorsque nous disons: "La porte!" à quelqu'un qui a oublié de fermer la porte en entrant.
 
           4) L'usage représentatif qui suppose une attitude toute différente de celle du sujet qui agit vraiment et où le langage doit préciser lui-même toutes les nuances qui, en d'autres cas, sont fournies par les péripéties de l'action même; d'où les subtilités de la grammaire; tantôt il s'oriente vers une représentation figurative, comme dans le langage des sourds-muets, mais finit toujours par se styliser plus ou moins; tantôt il s'oriente directement "vers l'allusion fondée sur un système de conventions" et prend la forme catégorielle.
 
           5) L'usage dialectique dont l'algèbre est la forme la plus élaborée et où le langage, "tirant sa valeur de l'observation stricte d'un jeu de règles fixées par un code", consiste essentiellement en combinaisons de signes, abstraction faite du contenu.
 
           6) L'usage esthétique qui est à distinguer (parfois) de l'usage ludique. Si, le langage a été d'abord descriptif avant d'être proprement représentatif, si l'homme a peint avant de désigner, cette valeur esthétique apparaît même comme fondamentale. Les langues commencent par être une musique et finissent par être une algèbre. Même quand il est devenu abstrait, le langage retrouve cette valeur pour l'écrivain, pour le poète surtout, qui en exploitent toutes les richesses sonores et rythmiques, qui exigent "de la musique avant toute chose".
           7) L'usage social qui ne se confond pas avec l'usage pratique. C'est le langage en tant que commandement, ainsi que l'a montré Janet: "Celui qui commande n'exécute plus l'action complète, il se borne à accentuer le début de cette action, puis il l'arrête et attend qu'un autre exécute l'action qu'il désire: c'est là tout le langage".
           C'est aussi le langage dans sa fonction mystique, en tant qu'incantation, formule magique, serment, parole sacramentelle, ect: dans la religion et la magie, voire dans le droit primitif, la parole, le verbe a par lui-même vertu d'efficience; il est manifestation de force conceptuelle et créatrice par quoi l'être s'affirme.
 
           Mais, le langage n'a pas seulement un rôle social: à partir d'un certain niveau, il est social essentiellement .
 
Le dialogue, caractéristique du langage humain:
 
           Il est nécessaire de distinguer le plan inter-individuel et le plan proprement social. Du premier point de vue, il est bien évident qu'en tant qu'instrument de communication, le langage suppose le rapport avec autrui. Sans doute; chez l'enfant, il est d'abord monologue: il y a donc alors "absence de fonction sociale des mots" (Piaget). Mais, au monologue individuel, succèdent bientôt le "monologue collectif" où l'enfant monologue devant d'autres sans encore s'adresser effectivement à eux, puis "l'information adaptée", la dispute, enfin la discussion où le langage devient véritablement dialogue. On peut dire que c'est cet acte du dialogue qui caractérise proprement le langage humain.
           On a relevé depuis longtemps des formes rudimentaires de langage chez les animaux, même chez les insectes, et l'on a établi récemment (expérience de Von Frisch) de façon indubitable l'existence, chez les abeilles, d'un langage constitué par des figures de danse et grâce auquel une butineuse peut indiquer aux autres membres de la ruche la direction et la distance d'une source de butin qu'elle a découverte. Mais, les différences avec le langage humain sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre celui-ci.
Outre que le message n'est pas vocal, mais purement gestuel et nécessite donc la lumière du jour, ce message n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine conduite, qui n'est pas une réponse. Les abeilles ne connaissent pas le dialogue, tandis que nous, nous parlons à d'autres qui parlent. D'où un nouveau contraste: parce qu'il n'y a pas de dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée linguistique, déjà parce qu'il n'y a pas de réponse, mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n'aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. Dans le dialogue humain, il en est tout autrement: la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s'entremêlent librement et à l'infini. Enfin, le contenu du message se rapporte toujours chez l'abeille à une seule donnée, tandis que celui des communications humaines est illimité. En un mot, le langage des abeilles n'est pas un langage, c'est un code de signaux.
 
Langage et société:
 
           Il y a , une autre différence entre les prétendus langages animaux et le langage humain. C'est que les premiers restent sur le plan psychobiologique: ils ne sont que le prolongement des réactions instinctives de l'animal. Au contraire, chez l'homme, le langage est éminemment un fait social, une institution: "Il entre exactement dans la définition qu'a proposée Durkheim; une langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent et, bien qu'elle n'ait aucune réalité en dehors de la somme de ces individus, elle est cependant, de par sa généralité, extérieure à chacun d'eux; ce qui le montre, c'est qu'il ne dépend d'aucun d'entre eux de la changer et que toute déviation individuelle de l'usage provoque une réaction" (Meillet, linguiste français). De Saussure a fortement marqué ce caractère: "Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C'est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté... La langue n'est complète dans aucun individu, elle n'existe parfaitement que dans la masse".
           Un autre caractère du langage humain en fait aussi quelque chose d'essentiellement social: Il est conventionnel. "La valeur linguistique, remarquait H. Delacroix, est chose sociale. C'est une convention qui garantit le rapport du signifiant et du signifié. La valeur du signe linguistique résulte de l'accord que les sujets parlants établissent entre le sens et l'idée." C'est une convention qui garantit le rapport du signifiant et du signifié. La valeur du signe linguistique résulte de l'accord que les sujets parlants établissent entre le sens et l'idée. C'est une nouvelle différence avec le langage animal: dans le message des abeilles, le symbolisme consiste en un décalque de la situation objective, tandis que, dans le langage humain, le symbole en général, ne configure pas les données de l'expérience, en ce sens qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Ce dernier caractère nous invite à analyser de plus près la notion de signes, de symboles et d'emblèmes.
Signes, symboles et emblèmes:
            Un signe n'est signe que par rapport à une conscience qui lui donne son sens. Mais, il y a lieu de distinguer différentes espèces de signes selon la nature de la conscience donatrice de sens.
           A. S'il s'agit de la conscience intellectuelle, nous avons affaire aux signes proprement dit tel que l'écriture où il n'existe plus, en général, aucun rapport entre la forme des mots et les objets qu'ils signifient.
           
           B. S'il s'agit de la conscience affective et esthétique, on a affaire aux symboles proprement dits. Au sens large, le terme symbole désigne tout signe même artificiel, surtout lorsqu'il fait partie d'un système de signes rigoureux: tels sont les symboles algébriques, chimiques, ect. Mais, au sens propre, le mot symbole implique une correspondance analogique naturelle, et non conventionnelle, entre la forme concrète et l'objet qu'elle symbolise. L'image n'est pas symbolique quand elle n'est qu'une image, c'est-à-dire quand elle reproduit une réalité concrète comme elle. Comme exemple d'une comparaison symbolique, on peut citer ce vers de Verlaine:
           "Il pleure dans mon coeur
           Comme il pleut sur la ville".
 
           L'homme se distingue de l'animal par sa faculté de représentation symbolique qui le caractérise en tant qu'être pensant. L'homme au sens propre du terme est donc strictement contemporain du langage, auquel l'activité pensante apparaît comme indissolublement liée. Le langage est l'expression symbolique par excellence parce qu'il fonde tous les autres systèmes de signification et de communication humaines. Dire que le langage est "médiatisant", c'est dire qu'il est à la fois matériel (ou physique) et immatériel (ou psychique), associant à un système de signifiants sensibles un système de signifiés intelligibles. Mais cela signifie aussi que le langage permet la médiation entre les hommes qui appartiennent à une même communauté linguistique. Le langage est ainsi le trait le plus propre au milieu humain. Comme tel, il est conventionnel et culturel, et non pas naturel, c'est-à-dire propre au comportement instinctif et héréditaire d'une espèce du règne animal. C'est toute la différence qui sépare le mécanisme du "signal", sur lequel repose ce qu'on appelle improprement le "langage animal", de la fonction du "symbole", propre au langage humain. Le signal est une pure association mécanique de sensations, alors que le symbole est, explicitement ou non, "institué", c'est-à-dire qu'il suppose pour le fonder comme "symbole de..." une intentionnalité signifiante qui ne saurait prendre son sens que dans la conscience d'une communauté spirituelle et humaine fondatrice.
 
           C. Il y a lieu enfin de distinguer des symboles les emblèmes qui sont issus de la conscience collective et qui sont les "véhicules" des jugements de valeur ou des idéaux communs; ils peuvent représenter une communauté religieuse, un parti politique, une famille, une corporation, une association quelconque. Les emblèmes ne sont pas nécessairement des symboles: le Lion de Belfort est le symbole de la résistance de la ville aux Allemands en 1870, mais il n'est pas un emblème; au contraire, le drapeau, sans être un symbole, est l'emblème de la patrie. Les emblèmes ont, dans la vie sociale, une très grande importance, parce qu'ils matérialisent et rendent sensibles à tous les idéaux collectifs.

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