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Louis Leprince-Ringuet, Science et bonheur des hommes

Publié le 31/03/2011

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Ce qui caractérise aussi notre époque, ce n'est pas que les choses aillent plus mal qu'autrefois, c'est qu'on oublie combien la vie des travailleurs était alors précaire et malheureuse. La proportion des O.S. (') se réduit année après année, à mesure que la machine peut faire le geste de l'homme. Croyez-vous que les grandes fortifications style Vauban que l'on a répandues à profusion aux frontières de nos pays aient été édifiées sans une terrible contrainte ? Que les extractions, le transport des pierres, se soient effectués sans qu'une main-d'œuvre considérable ait versé sa sueur et son sang tout au long des siècles précédents ? Se souvient-on des risques de famine, il n'y a pas si longtemps? Nous avons de la peine à nous mettre dans la peau des paysans d'Irlande qui, au milieu du siècle dernier, en 1846, se virent sans pommes de terre. Ils eurent faim, la société n'était pas organisée pour leur porter un secours efficace, ou du moins ne l'a pas fait à temps. Alors les uns moururent, les autres s'expatrièrent aux États-Unis. Combien moururent? Plus d'un million, c'est-à-dire une large proportion de la population.

Se souvient-on également que les travailleurs de l'industrie n'avaient pas de congés il y a quarante ans. Peut-on encore envisager une vie de travail sans congés avec en plus les risques de licenciement, les conditions très pénibles de certains ateliers, alors que nous avons nos congés, nos vacances, qui ne cessent de croître de décennie en décennie. Quarante ans, ce n'est pas si loin, j'étais alors jeune ingénieur et j'allais à Bezons dans une usine où l'on fabriquait des câbles sous-marins à la gutta-percha (*). Le bruit, l'odeur et la chaleur se conjuguaient pour rendre l'atmosphère effroyable. Comme nous sommes favorisés d'avoir de la nourriture variée, à notre gré, de pouvoir être assurés de n'en pas manquer quelles que soient les conditions alimentaires de l'année, de pouvoir conserver nos aliments, les maintenir constamment frais, d'avoir même, avec les surgélateurs, une possibilité de garder indéfiniment les viandes et les conserves qui affluent de tous les coins du monde. Et combien notre sort a changé depuis cinquante ans dans le domaine de la santé ! Aujourd'hui 80 % des maladies ont pratiquement disparu dans nos régions; la plupart des grands fléaux, la peste, le typhus, le choléra, la typhoïde, tout ce qui décimait nos populations et suscitait tant de scènes de douleur et d'horreur est rayé de notre attention. Tout cela, qu'on n'a pas vécu, on l'oublie, tout comme on oublie les souffrances et les peines de guerres. J'entendais en mai 68 les étudiants, garçons et filles, traiter la police de SS et cela me choquait terriblement. Les vrais SS, ces jeunes n'en ont aucune idée. Il aurait fallu les voir insulter les SS qui parcouraient Paris en 1943, leur sort eût été vite réglé par quelques rafales ou un petit séjour à Fresnes suivi de la déportation aboutissant souvent à la chambre à gaz. Mais à quoi bon parler du passé ? A quoi sert de montrer la chance que nous possédons actuellement par comparaison avec les années qui sont derrière nous ? L'expérience personnelle est intransmissible. Celui qui utilise ces arguments apparaît comme un moralisateur ennuyeux. Il faut prendre les choses et les hommes hic et nunc (!). Voyons le moment présent, le moment où la science et les techniques qui en découlent sont capables de faire des merveilles, de guérir, d'aider l'homme à cultiver, à fabriquer, à vivre. Mais là je me pose la question : allons-nous vers une civilisation nouvelle, plus personnalisée, où chacun pourra acquérir les objets qui lui conviennent et qui seront légèrement différents de ceux qui conviennent aux voisins ou, au contraire, sommes-nous engagés dans un processus de dégénérescence au bout duquel notre société se détruira d'elle-même par excès de richesses? L'excès de biens est malsain, le luxe n'est pas un stimulant. On a vu des civilisations sombrer par excès de facilité. Louis Leprince-Ringuet, Science et bonheur des hommes, 1973. 1. Vous réduirez ce texte de 691 mots au quart de sa longueur. Puisqu'une marge de 10 % en plus ou en moins est admise, votre résumé ne devra pas compter plus de 191 mots, ni moins de 155. Vous n'oublierez pas d'indiquer à la fin de votre résumé le nombre exact des mots que vous aurez employés. 2. Vous expliquerez les mots et expressions suivants : — précaire ; — processus de dégénérescence. 3. Louis Leprince-Ringuet écrit : « L'excès de biens est malsain, le luxe n'est pas un stimulant. « Partagez-vous son opinion ?

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