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La Russie au XIXe siècle par Alain Besançon Sous-directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études, Paris La Russie, depuis très longtemps, avait fait partie du système d'États de " l'Empire des Steppes ".

Publié le 05/04/2015

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La Russie au XIXe siècle par Alain Besançon Sous-directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études, Paris La Russie, depuis très longtemps, avait fait partie du système d'États de " l'Empire des Steppes ". Elle réussit, sous Pierre le Grand, à entrer dans le système international des États européens, auxquels elle est pourtant incomparable par la taille et les moeurs. Située à la périphérie des centres civilisateurs, elle apparaît à l'Europe, à la Chine et même à l'Empire ottoman comme une vaste zone de pauvreté matérielle, d'indigence morale, de nullité culturelle. Ce n'est pas ce qui préoccupe au XVIIIe siècle les souverains pétersbourgeois. Leur crainte est d'être faibles et ils subordonnent tout à la considération de puissance. Ils comprennent que l'archaïsme social russe peut se combiner avec un rattrapage technique localisé à la chose militaire et soutenir la création et l'entretien d'une armée redoutable. Ainsi, la Russie fut capable non seulement d'écraser définitivement le vieil adversaire turc, mais encore les trois grands conquérants qui eurent le malheur de se mesurer à elle : Charles XII, Frédéric II le Grand et Napoléon. Cette dernière victoire fut en un sens une infortune. L'Autriche et la Prusse avaient su tirer parti de leurs échecs et faire lever une moisson après les labours napoléoniens. Elles avaient fait sauter le verrou qui leur barrait le chemin d'une évolution de type occidental, le servage. Au contraire, la Russie avait vu dans l'écrasement de la Grande Armée le succès suprême de sa propre recette de développement, qui fondait sur une aggravation du servage et sur l'assujettissement de toutes les catégories sociales la modernisation de l'État et le développement de la puissance nationale. C'est ainsi qu'au moment même où tout ce qu'il y avait en Russie d'européanisé espérait participer quelque peu aux affaires et continuer dans la paix l'oeuvre unanime de 1812, Alexandre Ier revint au modèle strict du développement bureaucratique et lui associa le caractère sacré de l'autocratie. Quelques années plus tard, à la mort de l'empereur et à l'occasion d'une succession embrouillée, éclatait l'insurrection décembriste. Ce n'était pas, malgré les apparences, une révolution de palais menée par quelques régiments privilégiés, comme il s'en était produit plusieurs au siècle précédent. Le décembrisme se rattache aux idées occidentales, que ces officiers n'ont pas lues mais qui leur parviennent dans le halo du Zeitgeist. Ils forment bien la branche la plus excentrique de cette internation du " romantisme de gauche " qui a déjà ses morts : Riego, ses vainqueurs : Bolívar et Ypsilanti. Ils furent vaincus, mais non pas exterminés ; l'eussent-ils été, comme la tradition russe l'autorisait, le mouvement eut laissé moins de traces. Souffrant en Sibérie, baignés des larmes de leurs charmantes épouses, ils nourrissaient un foyer de légende. Qui étaient-ils ? De très jeunes gens, ce qui explique le caractère adolescent, ludique, voué à l'échec de leur conspiration. Mais ils appartenaient à la plus haute noblesse, au produit des meilleures institutions d'éducation. Pour le gouvernement, c'était une chose effrayante que ce passage à l'ennemi des futurs cadres de l'Empire. Le décembrisme ouvrait un fossé entre la société civile et l'État. Le culte qui l'entoura marquait la distance nouvelle entre " eux " et " nous ", pour reprendre l'expression de Herzen. Le décembrisme n'est pas une péripétie, mais le premier événement d'un phénomène séculaire, doué d'unité, la " révolution russe ". Nicolas Ier installé, il restait à l'État russe à suivre et, autant qu'il le pouvait, perfectionner la voie bureaucratique. Puisqu'il ne pouvait pas compter sur la société civile, Nicolas voulait au moins faire un Rechtsstaat. D'où les deux tâches auxquelles il se consacra : une meilleure définition de la loi et, pour l'appliquer, une amélioration de l'administration. A la première est attaché le nom de Speranski. Malgré la difficulté de déterminer ce qui en régime despotique est ou n'est pas loi, il rassembla en quarante-cinq volumes la plupart des monuments législatifs de l'histoire russe. Deux ans plus tard, paraissait (1832) une collection plus brève où les lois en vigueur étaient rangées par ordre systématique. Dans ce digeste, Speranski réussit à introduire des dispositions et des concepts plus ou moins adaptés de l'exemple occidental. Ainsi les conditions d'une économie de marché, c'est-à-dire la garantie de la propriété privée et des contrats, font leur entrée dans le droit russe. L'esprit bureaucratique exige que les droits et les devoirs soient clairement fixés et les catégories de citoyens peu nombreuses et partout les mêmes. Visant à l'uniformité de la loi et de l'administration, le digeste établissait cette uniformité dans la Russie elle-même. Tout imparfait qu'il fut, il joua le rôle d'un code jusqu'à la fin de l'ancien régime et, en cela, il ouvrait une nouvelle époque. Il répondait à une idée générale de légalité, de permanence, de régularité qui se diffusa très vite dans la société russe et marqua une distance entre son gouvernement et les régimes orientaux. L'administration fut resserrée plutôt qu'améliorée. L'innovation la plus sensible fut la fameuse Troisième Section, ou police d'État. Celle-ci était aussi vieille que l'État russe. Dans l'esprit de Nicolas, elle répondait au désir de mettre un frein à la corruption et à l'arbitraire administratif, au besoin de suppléer, par la surveillance de ses agents, à l'absence de liberté et de publicité. Le rôle que tient la presse en Occident est fatalement dévolu, dans ce genre de régime, à la police. A elle de redresser les torts. Les rapports que nous avons conservés montrent en effet un souci du bien public et l'amour du petit peuple. Mais cet arbitraire légal, au lieu de corriger l'arbitraire illégal de l'administration, le justifiait et le contaminait. Paresseuse et corrompue, certes, l'administration provinciale l'était au plus haut degré. Le remède fut de centraliser le désordre. Les dossiers s'empilèrent sur les tables de la capitale. La corruption devint alors un moyen de mettre quelque jeu dans les rouages d'une machine que la centralisation bloquait et le népotisme un moyen d'humaniser les relations entre administration et administrés. Le tchinovnik commence sous Nicolas sa carrière littéraire. Ne soyons pas dupes pourtant de la satire de Gogol. Les écrivains, en opposant le fonctionnaire idéal, altruiste et désintéressé, au fonctionnaire réel, tombent dans la même utopie bureaucratique que le gouvernement. Dans les conditions de la Russie, l'administration est sans doute la meilleure possible. Elle s'instruit. Pour accéder aux échelons supérieurs, il faut être passé par l'université. Si chétif et mal dégrossi que soit l'humble clerc de Gogol et de Dostoïevski, de quelle hauteur domine-t-il son administré ! La grande machine tourne mieux que jamais. Mais pour quoi faire ? Pour développer le pays selon la ligne pétrovienne, en imitant l'Occident pour le rattraper et le dépasser. Or il y avait le verrou paysan. Les paysans appartenaient à des seigneurs privés (22 millions en 1858) ou à l'État (19 millions). La nature du régime rendait plus facile en principe l'action sur les paysans d'État. On réorganisa d'abord le réseau administratif qui les avait sous sa tutelle, de façon à les " forcer à être libres ". Puis on tenta des améliorations agricoles. Les paysans restèrent passifs, se désintéressèrent, parfois remuèrent. Il n'était pas possible d'établir en Russie un secteur libre à côté d'un secteur resté serf, ni de changer en un endroit les relations entre les hommes si elles restaient ailleurs ce qu'elles étaient. Passé un certain temps, elles se rétablissaient au niveau inférieur. C'était le vieux dilemme pétrovien : " Faire que l'esclave, tout en restant esclave, agit consciemment et librement. " Le servage interdisait la voie bureaucratique vers la liberté. Le supprimer, alors ? Nicolas en voyait bien l'avantage. Mais si le paysan russe est émancipé du propriétaire, comment assurer sa tutelle ? Laisser le paysan s'administrer lui-même serait contraire à l'esprit du régime, à l'ordre russe. Le délit le plus fréquent en vertu duquel il est puni n'est-il pas le samovolie, qu'on peut traduire par autonomie ou libre arbitre ? Et le carcan brisé, n'aurait-on pas immédiatement le soulèvement et Pougatchev ? Enfin, il aurait fallu que la noblesse collaborât à sa dépossession soit par intérêt économique, soit pour des motifs moraux. Mais, économiquement, le servage se porte bien et la noblesse provinciale se montre sur ce sujet beaucoup moins généreuse que la bureaucratie d'État. On pouvait espérer associer à l'oeuvre d'émancipation la noblesse éclairée, au nom de la morale humaine et chrétienne. Mais cela eut supposé la cicatrisation du décembrisme. Les arguments humanitaires pouvaient être retournés contre le gouvernement et même contre le régime. On ne fit donc rien, ou presque rien. Le servage russe, plus intact et plus complet que le servage autrichien et prussien, avait suffi en 1812 aux besoins de la victoire. La crise n'apparut qu'avec la guerre de Crimée, un demi-siècle trop tard. La modernisation dut se faire dans une Europe plus forte, moins pacifique que celle de Metternich, et dans un consensus social affaibli. Décalage fatal que la Russie ne surmonta jamais. Le malaise entre l'État et la " société ", c'est-à-dire la noblesse, en était une des causes. Son aggravation en fut la conséquence. La noblesse russe était une classe de service. Ce qui fait le noble ce n'est ni l'ancienneté de la famille, ni le pouvoir local, ni la richesse, encore moins les libertés, c'est le service de l'État. Or, il se produit au début du XIXe siècle une double évolution. La noble...
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