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HISTOIRE ET LITTÉRATURE

Publié le 15/12/2018

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histoire

HISTOIRE ET LITTÉRATURE L’« histoire », sous sa forme première dans la culture de la chrétienté occidentale, n’est pas historique. Cela va de soi pour l’histoire sainte, qui manifeste un ordre éternel. C’est encore le cas, subsidiairement, pour les histoires de saints, car, si elles s’inscrivent bien dans le temps banal, leur raison d’être est justement qu’elles tranchent sur lui et s’élèvent jusqu’aux hauteurs intemporelles de l’histoire sainte. Quant à l’histoire profane, sa finalité, très proche de celle de l’hagiographie, consiste à enregistrer les res gestae non parce qu’elles concourraient en quoi que ce soit à amener le temps présent, mais au contraire parce qu’elles sont par leur éclat exhaussées, elles aussi, hors de l’histoire, qu’elles surplombent à jamais. Écrite pour édifier les vivants et dresser l’édifice posthume des morts illustres au front de la postérité, l’histoire est d’abord leçon.

 

Des mémorialistes aux moralistes

 

Il est naturel que les clercs s’attachent à observer leur temps aussi bien qu’à repasser les souvenirs des temps révolus, puisqu’il y a toutes chances que ceux-ci abondent en occasions édifiantes, propres à souder plus étroitement le message sacré aux évidences quotidiennes. S’ils lisent Salluste, Tacite ou Plutarque, leur attention ne va pas au déroulement de l’histoire; elle va toute aux exemples à y puiser. Peu leur chaut de même le mouvement du monde, dont ils vivent retirés, puisqu’il est en lui-même dénué de sens. Mais quel souci, chez Suger à Saint-Denis par exemple, de relever les manifestations qu’on peut y voir des desseins de Dieu, fût-ce en forçant le trait! Connaisseurs du passé et fins historiens du présent, les moines n’y lisent aucune histoire. A l’image du temps quotidien cycliquement rythmé de leurs monastères, ils ne conçoivent le temps que comme un ressassement indéfini d’un même fonds dont il faut se retrancher pour accéder au non-temps, à l’éternité.

 

Tout un matériau historique s’élabore ainsi en négation explicite de l'histoire. Il ne laisse pourtant pas, par son abondance et sa diversité, d’aller un peu au-delà de sa finalité négative première. Les chroniques se veulent exemplaires et probatoires; mais elles diffèrent, et sont sujettes à comparaisons [voir Chroniques]. Ce qu’elles veulent prouver est identique, mais mille nuances s’introduisent dans la manière d’y parvenir. La porte est ainsi ouverte au développement des deux traits qui bouleversent les prémisses de cette historiographie en l’ouvrant aux aléas de l’historicité : d’une part, l’introduction du sujet, d'autre part, le centrage du sens de l’histoire racontée. Tel est l'apport décisif des mémorialistes.

 

On le mesure mieux par contraste avec ce qui prévaut auparavant : le sens de l’histoire sainte ne lui appartient pas. Il lui est en partie antérieur, en ce qu’il concerne

 

l’essence divine et ce qui en résulte pour la nature des choses, et en partie ultérieur puisqu’il incombe à chaque génération d'en déchiffrer la lecture avec ses moyens et selon ses préoccupations propres. Elle n’a pas davantage de sujet, puisqu’on ne lui connaît pas d’auteur et que ce dont elle traite a dans sa diversité valeur universelle. C’est à tort, en effet, qu’on penserait trouver un sujet et un sens particulier dans les vies des saints qui forment la masse de la littérature du haut Moyen Âge. Bien qu’il s’agisse chaque fois d’un personnage bien précis, et qu’on puisse souvent nommer leur auteur, l’étude sérielle de ces hagiographies établit qu’elles répètent la même thématique, et les couleurs historiques de chacune ne sont qu’enluminures. La Chanson de Roland et, après elle, les chansons de geste singularisent davantage leur héros, et les leçons qu’elles portent revêtent chaque fois des aspects originaux, mais il demeure qu’à travers elles se développe un fonds de traditions collectives, et que la fonction de leur auteur dans l’accréditation du récit est de nulle importance.

 

Avec l’arrivée des mémorialistes, une étape importante est franchie. Avec eux, le sujet s’impose deux fois. Par la disjonction du cas relaté, du héros célébré, d’avec le fonds des trames du récit traditionnel, d’une part — ainsi est campé un sujet qui possède en lui-même sa logique —, par la manifestation de l’auteur dans la conduite du récit, d’autre part.

 

Dans l'œuvre du mémorialiste, l’événement tire sa véracité du témoignage de l’auteur, et celui-ci sa crédibilité de ce qu’il en a été témoin. Le réel et son descripteur entretiennent désormais une subtile dialectique de fondation mutuelle. De ce point de vue, le travail des mémorialistes représente l’aboutissement de courants fort disparates, depuis les annales des moines chroniqueurs jusqu'au genre épique de la littérature courtoise, et dont le trait commun consiste à produire une expression autonome des réalités profanes.

 

Il est intéressant d’observer que cette « autonomisation » de l’intrigue par rapport aux schémas mentaux ancrés dans l’histoire sainte, indissolublement liée d'autre part à l’affirmation du sujet comme acteur décisif des faits relatés, prend d’abord la forme de l'histoire. Étrangeté de l’aventure rapportée et unité dynamique du sujet s’engendrent simultanément et mutuellement ; l’histoire est la modalité de cette double genèse.

 

Les mémorialistes racontent ce qu’ils ont vu, et ce qu’ils ont vu prend consistance par leur récit. C’est désormais la nature du rapport entre sujet observé et sujet observant qui accrédite l’un et l’autre. Dès lors le discours, parce qu'il lui appartient de fonder en droit les deux pôles dont il procède, pose problème — le problème du réel, dorénavant préjudiciel à toute pratique de l’esprit conscient. Ce problème, qui en s’énonçant, même obscurément, ouvre aussitôt par contrecoup celui des assises théologiques sur lesquelles repose la chrétienté, est appelé à emplir toute la sphère de la pensée occidentale : initialement introduit sur le mode historique, à travers les mémorialistes, il se développe selon deux destins antinomiques : celui de la science, là où s’impose le « donné » comme difficulté principale; celui de la littérature, là où c’est le pôle du subjectif qui domine. Quant à l'histoire, la difficulté qu’elle présente de penser et comprendre à la fois science et littérature d’une manière cohérente est si grande qu’un millénaire de vicissitudes dans ses approches — et sa formulation — laisse entière la question...

 

Le critère de vérité que fournissent à elles-mêmes les chroniques et autres « histoires véridiques » ne s’affirme d'abord que prudemment — et sous caution des vérités révélées, autrement plus solides encore. C’est ainsi qu’en tout point où elles sont susceptibles de s’en écarter, ces chroniques intègrent tout naturellement la catégorie du merveilleux pour réconcilier la cohérence du témoignage avec celle de l’ordre admis. L’objectivité s’en trouve paradoxalement renforcée, puisque la fonction du récit est alors d’intégrer l’extraordinaire au champ du normal, et la subjectivité y trouve accréditation, en ce qu’elle atteste l’exceptionnel. Mais ce type de synthèse entre les cadres de la représentation du monde fondés sur le dogme et les surprises de l’expérience ne conserve guère crédit au-delà des premières décennies du xvic siècle. Il finit en effet rapidement par apparaître que la vertu première de l’histoire aussi bien que des histoires, c’est de décomposer le système établi de représentation du monde. Loin de prétendre, comme nous lui en prêtons aujourd’hui spontanément le projet, à rendre compte du cours universel des choses, l’histoire sert au contraire à en spécifier les traits dérogatoires, à en présenter les aspects inattendus. Par rapport à l'imaginaire théologique, qui est l’ordre du réel, l’histoire a statut d’utopie : ce qu’elle enseigne à connaître, c’est l’inimaginable.

 

Cette fonction est si évidente que l’effort conscient pour subvertir irrespectueusement les arcanes de la scolastique emprunte spontanément la forme chronologique. Les Grandes et Inestimables Chroniques du bon géant Gargantua, la geste de Pantagruel plus encore, pastichent les mémorialistes. Rabelais y pousse à l’extrême cette potentialité de l’histoire qui est de disloquer la représentation ancienne des choses en introduisant des éléments déconcertants. Portée ainsi au bout de ses implications, l’apparente logique même de l’histoire s’y dénoue pour donner cours au fantasque, pour renvoyer l’opération d’histoire à sa signification véritable, qui est le déploiement d’une pensée subjective.

 

Si, dans la dialectique entr’aperçue plus haut entre auteur et réalité, c’est dans un premier temps par l'introduction des faits que s’est déséquilibré le tableau admis de l’ordre universel, peu à peu l’irruption majeure se révèle être l’apparition du sujet descripteur — et son existence comme support de pensée critique.

 

Ce dépassement des contraintes historiques, auquel Rabelais fait servir parodiquement la forme historienne, proclame la liberté pour l’auteur d’engendrer des scénarios capables d’expliquer les idées qu'il avance. 11 indique à quel mouvement plus général l’histoire prend ainsi part. Médiatrice capitale, car germinatrice du doute, du questionnement, elle ne demeure cependant, dans cette première période, qu’un moment intermédiaire dans le passage d’un univers assujetti à l’ordre divin, vers un monde centré sur le libre sujet humain.

 

A peine ce renversement d’optique est-il assuré que la fonction de l’histoire se résorbe. Les Essais de Montaigne ne font apparaître de l’histoire que des stigmates. Tout entière consacrée à une médiation fondatrice de l’individu comme sujet, l’œuvre de Montaigne fait en effet une énorme consommation d’histoire, mais d’histoire décantée en exemples, en cas, en morales.

 

A ce stade d’aboutissement de la médiation historienne, le fou, comme l’a parfaitement montré Michel Foucault, est précisément celui qui persiste dans l’histoire et règle sur elle son présent, selon cette triple inversion qu’incarne le Don Quichotte de Cervantès : inversion par rapport au sens commun, demeuré réglé sur la représentation ancienne; inversion par rapport aux acquis de la modernité, puisqu'il aliène sa propre individualité personnelle aux chimères de l’histoire; inversion, enfin, vis-à-vis de la fonction de cette dernière, qui était de catalyser le passage d’un code de représentation stable à un autre et de disparaître : Don Quichotte, au contraire, s’engage dans cette histoire à corps perdu. Si Don Quichotte a pu égarer sa raison à force de se gorger d’histoire, c’est à la fois parce que la production d’ouvrages historiques a été considérable et parce que le principe de réalité n’y est pas fixé : l’histoire oscille encore entre

 

sa position divine et son ancrage dans la subjectivité humaine.

 

Cet éclatement d’une production d'histoire enrichit incontestablement, du XVe au xvne siècle, le registre de l’écriture profane; mais, si le genre historique avait pu, avec Villehardouin, Commynes, Joinville, être comme la synthèse des aspirations littéraires antérieures, il se fend en tant que structure modèle du récit, au profit, d’une part, du roman [voir Roman historique], c'est-à-dire d’une conscience claire de produire des fictions, d’autre part, de la notation, c’est-à-dire de transcriptions « réalistes, positives » d’un code de lecture inconscient, lui, de sa subjectivité.

 

Du sujet roi aux sujets en arroi

 

De la visée à la devise

 

Avec Rabelais, qui tourne en dérision l'enchaînement ordonné et la cohérence logique du récit historique, l’intérêt de la lecture est dirigé vers un autre axe que celui de la fresque; c’est une éthique qui s'en dégage. Les tribulations de Pantagruel ne servent qu’à relever en lui les traits exemplaires de l’homme accompli. La même distillation d’une immense épopée prend, chez Montaigne, un tour beaucoup plus recherché. Un recueil de l’aventure humaine, déjà décantée par les filtres d’une tradition culturelle attachée à l’exemplarité, sert de bain amniotique à l’embryon d’honnête homme dont sa méditation cherche à enfanter l’image idéale. Telle est la tendance, de la Renaissance à l’apogée du Grand Siècle : parcourir d’amples compilations dont l’authenticité importe peu, aux fins d’en dégager une morale. Le point d’achèvement de l’art historien, c’est la devise. Le règne de Louis XIV, assez systématique et long pour porter au classique ce mouvement culturel en cours d’ordonnancement graduel, pousse cette tendance à sa perfection. Le plus grand ouvrage d'histoire du Grand Siècle doit se rechercher au plafond de la galerie des Glaces à Versailles, où d’immenses caissons supportent chacun la représentation peinte d’un grand acte du règne, nommé en phylactère d’une formule frappée comme un proverbe. L’histoire se lit aux frontons des arcs de triomphe, à l’avers des monnaies. Le sens en est épuisé en trois mots : Nec pluribus impar, « au-dessus de tous les hommes », la devise de Louis XIV; tout à la fois programme, constat, explication.

 

Les formes d’écriture qui environnent ce zénith d’une acception fixiste, précopernicienne de l’histoire trouvent leur plénitude parce qu’elles tendent à ordonner le mouvement de la vie en une identité humaine où vient s’abolir l’histoire. La tragédie incarne justement l’esprit de ce siècle où l’histoire relatée n’est perçue que dans la mesure exacte où elle se résorbe en une image de l’humanité exempte de toute référence au temps.

 

La certitude inébranlable, quant aux canons de l’ordre du monde, qui a habité Louis XIV au long de ses soixante-douze ans de règne, a orienté et soutenu cet immense effort pour inscrire dans des formules aussi réglées que le cours des planètes toute l’histoire humaine, pour faire de l’histoire une écriture. C’est le même effort qui transforme la nature en parc où se donne d’abord uniquement à lire l’écriture d’une volonté; qui orchestre le sabbat des passions humaines, toutes incarnées à la Cour en un cérémonial réglé comme un ballet; qui commande une pensée laïque et religieuse toute tendue vers l’inscription de tout le possible humain dans les quelques très strictes formes qui suffisent à l’épuiser; qui ordonne enfin l’histoire entière en un vaste monnayage d’une unique espèce (species, effigie), l’image de l'homme et du monde que synthétise la forme la plus approchante de l’idéal, la personne royale nec pluribus impar...

L’âge classique a cherché les asymptotes de l’histoire. Qu’il la décrive comme une fonction — c’est Bossuet rapportant l’Histoire universelle aux desseins de la Providence — ou qu’il mette son génie à établir des archétypes assez sûrs de l’identité humaine — on pense ici à La Fontaine, La Rochefoucauld, Boileau, La Bruyère ou Molière —, il représente l’effort le plus poussé pour abolir l’histoire en une connaissance définitive de l'Être.

 

Mais la construction de l’homme sujet comme élément unique sur quoi fonder l’univers peut-elle être menée jusqu’au bout sans secours extérieur? Pascal seul a la claire conscience de ce que tel est bien le problème posé, et qu’il n’est d’issue pour le résoudre que de parier qu’il ne se pose pas, autrement dit de parier que Dieu demeure, avec tout ce qui s’ensuit de garanties ontologiques concernant la réalité et l’ordre du monde. Les libertins se passent de ces garanties et parient, quant à eux, à l’inverse, sur la valeur absolue du sujet. C’est toute leur philosophie qu’exprime le Dom Juan de Molière, et il est significatif que Pascal reconnaisse en eux les seuls interlocuteurs avec qui entrer en dispute. Sauf à recourir à l’un ou l’autre de ces deux paris antinomiques, expressions à l’état pur de la solution poétique ou littéraire au problème du réel, le rapport ontologique entre le sujet et l’univers est très difficile à établir. La seule façon d'y parvenir est de faire référence à une transcendance cachée, à un absolu intime, auquel le sujet tende à se conformer, ce qui amène au double paradoxe de constituer le sujet par le truchement d’un ordre absolu et de nier l’histoire en l’accélérant par les actes que cette négation exige pour s’imposer.

 

Louis XIV est en effet obligé, pour être l’exécutant de ce projet, qu’il ne peut que croire divin, de réaliser l’ordre absolu tant dans les choses que dans les caractères et dans la société, de réduire par la force la bigarrure sociale, régionale ou confessionnelle de son peuple. La noblesse est bafouée, les protestants persécutés, les adversaires bousculés. Pour établir un ordre définitif ou absolu, il subvertit complètement l’ordre établi, fait d'équilibre, d’approximations, de compromis (dont l’édit de Nantes offre le modèle), et, ce faisant, il lèse des intérêts, des forces, des conceptions qu'il méconnaît.

 

Pour ces forces et ces intérêts, l'unique appui dans l’immédiat et le seul recours pour l’avenir, c’est l’histoire. Scruter passionnément le passé pour mettre en évidence l'abus, voire l’imposture, que représentent les actions engagées; en appeler à l'avenir pour faire justice de la tyrannie endurée : dans l’immédiat, croire aux chances et même au primat des forces de vie qui luttent contre l'ordre mortel, tels sont les uniques supports de la résistance, les premiers arguments de la révolte. Elle est multiple : protestants des Cévennes, dont la foi, c'est-à-dire la raison de lutter, est identiquement un récit de leur propre insurrection, dans une prophétie vécue; Boisguil-bert (l’auteur du Détail de la France et du Factum de la France) ou Vauban (la Dîme royale), également attentifs à la contradiction entre les effets de l’ordre souhaité et les fins qu’ils s’accordent avec le roi à poursuivre pour sa plus grande gloire; Saint-Simon, aux antipodes de ces deux contraires, luttant in petto contre un fait monarchique qui lui semble dévoyé — tous ont un refuge commun : faire de l’histoire.

 

Si l’esprit de fronde a cette particularité de conjoindre l’appel au mouvement d’une histoire subversive (cardinal de Retz) et la soumission aux canons d’un ordre définitif (La Rochefoucauld), il y a de la fronde dans ces trois veines-là. Le camisard Jean Cavalier se rendit; Vauban accepta sa disgrâce, dans l’obéissance; Saint-Simon demeura courtisan. Il reste que chacune porte en elle un énorme potentiel historique.

Pour achever de décrire le gisement de pensées historiques que le xvne siècle accumule, il faut tenir compte de l’exégèse, ou science de l’histoire sainte.

 

En effet, les vicissitudes de l’humanité trouvent alors leur complète exposition dans une histoire valant représentation; dans l’histoire sainte précisément. Mais les Ecritures ne pouvaient que dépasser de fort loin un monde qui, massivement, les ignorait et n’en était plus guère touché. Toute exigence de serrer de près les textes sacrés dans le dessein d’ordonner l’existence selon leurs dogmes ne pouvait que se heurter à la complexité des choses humaines et plus encore au lapsus continu des livres saints. A mesure que se précisait l’intention de régler ce bas monde sur un ordre assimilé peu ou prou aux commandements implicites de l’histoire sainte, celle-ci se révélait incertaine, confuse, ambiguë.

 

Une double carrière s’ouvrait ainsi à l’herméneutique sacrée : l'une tendant à déterminer à force d’exemples

 

ou dans la sublimation d’idéotypes — l’invariant dans la nature vécue; l'autre cherchant des preuves pour l’établissement des assurances de la foi. Nous avons vu le premier courant se lier à d’autres mouvements et déboucher sur une sorte de grammaire de l’humain où se résolvent tout discours, toute variation. L’autre présente l’intérêt de n'avoir pu porter que sur des recherches formelles : parce qu'il était inconcevable qu'à la parole divine vînt s’opposer le doute d’une critique, les seules modalités de discussion pour de tels textes étaient la rectitude formelle de leur établissement, les règles correctes de leur assemblage, les codes techniques de leur interprétation.

 

Au cœur de cet effort d’exégèse, la recherche linguistique : In principio erat Verbum; impossible de s’entendre sur le texte de l’Écriture si la langue n’est pas absolument comprise. Mais plus l’on s’attache, par exemple, à établir le caractère de langue originelle de l’hébreu, sans lequel il n’est pas de certitude dans les versions grecque, latine, moderne de l’Écriture, plus s’impose l’évidence démontrée de l'originalité des autres langues : force est bien de convenir de leur historicité. De telle expérience de l'irréductibilité de l’histoire sortira une méthodologie

 

même rudimentaire — de la critique historique, à laquelle s’attache le nom de dom Mabillon.

 

L’écriture historique qui gagne ultérieurement tous les domaines de la pensée ne sera jamais autre chose qu’une combinatoire en proportion diverse selon les moments de ces quatre éléments : l’exigence méthodologique et exégétique, avec Mabillon; l’ardeur incantatoire, avec la relation orale cévenole; la volonté de démontrer, avec Saint-Simon; le principe de réalité, avec Vauban. L’avènement de cette écriture n’allait plus tarder : les termes des règnes de Louis XIV et de Napoléon encadrent exactement ce retour de l'histoire, 1715-1815.

 

Du verbe aux principes

 

La pensée classique, à son apogée, représentait le degré zéro de l’historicité. Son problème était l’écriture, voire la grammaire. A l’esprit de se construire dans la lettre : « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement » (Boileau). Autrement dit : « Toute histoire se réduit à un énoncé ». Les mutations historiques prennent qualité de genèse, de conception (processus) par la seule clarté syntaxique, sémantique ou sémiologique des formules qui les décrivent. Toute la difficulté est celle de cet énoncé, qui peut être énonciation, c'est-à-dire à son tour processus. Si la bonne venue naturelle de la conception garantit, comme par réflexion automatique, la clarté de l’énoncé qui en rend compte, à l'inverse il peut falloir un difficile travail d’énonciation pour repérer les voies d’une conception dénuée d’évidence a priori. Dans ce cas, il y a littérature, c’est-à-dire exercice discursif sur l’énoncé : le xvmc siècle expérimente qu'à la poursuite de cette

histoire

« merveilleux pour réconcilier la cohérence du témoignage avec celle de l'ordre admis.

L'objectivité s'en trouve paradoxalement renforcée, puisque la fonction du récit est alors d'intégrer l'extraordinaire au champ du normal, et la subjectivité y trouve accréditation, en ce qu'elle atteste l'exceptionnel.

Mais ce type de synthèse entre les cadres de la représenta tion du monde fondés sur le dogme et les surprises de 1' expérience ne conserve guère crédit au-delà des premières décennies du xvr• siècle.

Il finit en effet rapidement par apparaître que la vertu première de l'histoire aussi bien que des histoires, c'est de décomposer le système établi de représentation du monde.

Loin de prétendre, comme nous lui en prêtons au jourd'hui spontanément le pro jet, à rendre compte du cours universel des choses, l'histoire sert au contraire à en spécifier les traits dérogatoires, à en présenter les aspects inattendus.

Par rapport à l'imaginaire théologi­ que, qui est l'ordre du réel, l'histoire a statut d'utopie : ce qu'elle enseigne à connaître, c'est l'inimaginable.

Cette fonction est si évidente que l'effort conscient pour subvertir irrespectueusement les arcanes de la sco­ lastique emprunte spontanément la forme chronologique.

Les Grandes et Inestimables Chroniques du bon géant Gargantua, la geste de Pantagruel plus encore, pas­ tichent les mémor ialistes.

Rabelais y pousse à l'extrême cette potentialité de l'histoire qui est de disloquer la représe ntation ancienne des choses en introduisant des éléments déconcertants.

Portée ainsi au bout de ses implications, l'apparente logique même de l'histoire s'y dénoue pour donner cours au fantasque, pour renvoyer l'opération d'histoire à sa signification véritable, qui est Je déploiement d'une pensée subjective.

Si, dans la dialectique entr'aperçue plus haut entre auteur et réalité, c'est dans un premier temps par l'intro­ duction des faits que s'est déséquilibré Je tableau admis de l'ordre universel, peu à peu l'irruption majeure se révèle être l'apparition du sujet descripteur -et son existence comme support de pensée critique.

Ce dépassement des contraintes historiques, auquel Rabelais fait servir parodiquement la forme historienne, proclame la liberté pour l'auteur d'engendrer des scéna­ rios capables d'expliquer les idées qu'il avance.

Il indi­ que à quel mouvement plus général l'histoire prend ainsi part.

Médiatrice capitale, car germinatrice du doute, du questionnement, elle ne demeure cependant, dans cette première période, qu'un moment intermédiaire dans le passage d'un univers assujetti à l'o rdre divin, vers un monde centré sur le libre sujet humain.

A peine ce renversement d'optique est-il assuré que la fonction de l'histoire se résorbe.

Les Essais de Mon­ taigne ne font apparaître de 1' histoire que des stigmates.

Tout entière consacrée à une médiation fondatrice de l'ind ividu comme sujet, l'œuvre de Montaigne fait en effet une énorme consommation d'histoire, mais d'his­ toire décantée en exemples, en cas, en morales.

A ce stade d'aboutissement de la médiation histo­ rienne, le fou, comme 1 'a parfaitement montré Michel Foucault, est précisément celui qui persiste dans l'his­ toire et règle sur elle son présent, selon cette triple inver­ sion qu'in carne le Don Quichotte de Cervantès : inver­ sion par rapport au sens commun, demeuré réglé sur la représentation ancienne; inversion par rapport aux acquis de la modernité, puisqu'il aliène sa propre individualité personnelle aux chimères de l'histoire; inversion, enfin, vis-à-vis de la fonction de cette dernière, qui était de catalyser Je passage d'un code de représe ntation stable à un autre et de disparaître : Don Quichotte, au contraire, s'engage dans cette histoire à corps perdu.

Si Don Qui­ chotte a pu égarer sa raison à force de se gorger d'his­ toire, c'est à la fois parce que la production d'ouvrages historiques a été considérable et parce que le principe de réalité n'y est pas fixé : l'histoire oscille encore entre sa position divine et son ancrage dans la subjectivité humaine.

Cet éclatement d'une production d'histoire enrichit incontestablement, du xv• au xvu• siècle, le registre de l'écriture profane; mais, si le genre historique avait pu, avec Villehardouin, Commynes, Joinville, être comme la synthèse des aspirations littéraires antérieures, il se fend en tant que structure modèle du récit, au profit, d'une part, du roman [voir ROMAN HISTORIQUE), c'est-à-dire d'une conscience claire de produire des fictions, d'autre part, de la notation, c'est-à-dire de transcriptions ) d'un code de lecture inconscient, lui, de sa subjectivité.

Du sujet roi aux sujets en arroi De la visée à la devise Avec Rabelais, qui tourne en dérision 1' enchaînement ordonné et la cohérence logique du récit historique, l'in­ térêt de la lecture est dirigé vers un autre axe que celui de la fresque; c'est une éthique qui s'en dégage.

Les tribulations de Pantagruel ne servent qu'à relever en lui les traits exemplaires de l'homme accompli.

La même distillation d'une immense épopée prend, chez Montai­ gne, un tour beaucoup plus recherché.

Un recueil de J' aventure humaine, déjà décantée par �es filtres d'une tradition culturelle attachée à l'exemplarité, sert de bain amniotique à l'embryon d'honnête homme dont sa médi­ tation cherche à enfanter 1' image idéale.

Telle est la tendance, de la Renaissance à l'apogée du Grand Siècle : parcourir d'amples compilations dont l'authenticité importe peu, aux fins d'en dégager une morale.

Le point d'achèvement de l'art historien, c'est la devise.

Le règne de Louis XIV, assez systématique et long pour porter au classique ce mouvement culturel en cours d'ordonnance­ ment graduel, pousse cette tendance à sa perf ection.

Le plus grand ouvrage d'histoire du Grand Siècle doit se rechercher au plafond de la galerie des Glaces à Versail­ les, où d'immenses caissons supportent chacun la repré­ sentation peinte d'un grand acte du règne, nommé en phylactère d'une formule frappée comme un proverbe.

L'hist oire se lit aux frontons des arcs de triomphe, à 1' avers des monnaies.

Le sens en est épuisé en trois mots : Nec pluribus impar, « au-dessus de tous les hom­ mes », la devise de Louis XIV; tout à la fois programme, constat, explication.

Les formes d'écriture qui environnent ce zénith d'une acception fixiste, précopern icienne de J'histoire trouvent leur plénitude parce qu'elles tendent à ordonner le mou­ vement de la vie en une identité humaine où vient s'abo­ lir 1' histoire.

La tragédie incarne justement 1' esprit de ce siècle où l'histoire relatée n'est perçue que dans la mesure exacte où elle se résorbe en une image de l'huma­ nité exempte de toute référence au temps.

La certitude inébranlable, quant aux canons de l'ordre du monde, qui a habité Louis XIV au long de ses soi­ xante-douze ans de règne, a orienté et soutenu cet immense effort pour inscrire dans des formules aussi réglées que le cours des planètes toute 1 'histoire humaine, pour faire de l'histoire une écriture.

C'est le même effort qui transforme la nature en parc où se donne d'abord uniquement à lire l'écriture d'une volonté; qui orchestre le sabbat des passions humaines, toutes incar­ nées à la Cour en un cérémonial réglé comme un ballet; qui commande une pensée laïque et religieuse toute ten­ due vers 1' inscription de tout le possible humain dans les quelques très strictes formes qui suffisent à 1' épuiser; qui ordonne enfin l'histoire entière en un vaste mon­ nayage d'une unique espèce (species, effigie), l'image de l'homme et du monde que synthétise la forme la plus approchante de l'idéal, la personne royale nec pluribus impar .... »

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