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Racine écrit dans la Préface de Phèdre: "Je n'ose encore assurer que cette pièce soit la meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix." Plus que des formules conventionnelles de modestie, ne faut-il pas voir dans cette remarque un article essentiel du goût classique ?

Publié le 06/04/2009

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  • Introduction

   Qui est le mieux placé pour juger d'une oeuvre? Qui peut assigner aux productions de l'esprit leur rang dans la hiérarchie des valeurs? Est-ce Fauteur, mais n'est-il pas trop près de son œuvre? Sont-ce quelques Doctes? Sont-ce les contemporains? la postérité? etc. Les classiques (Molière: Boileau, Réflexions sur Longin; Racine) considèrent en principe que la qualité d'une œuvre est établie par une collaboration de tant de juges divers cités plus haut. Il faut que l'auteur soit content de son ouvrage, que les connaisseurs l'approuvent et que le goût général des hommes confirme l'opinion des connaisseurs. Mais en cas de désaccord entre ces juges, nul doute que le juge le plus qualifié, celui qui, en fin de compte, doit trancher le débat, ne soit le public, non point le public d'un soir ni même d'une époque, mais ce que Boileau dans sa Préface pour l'édition de 1701 appelle le « goût général des hommes «. Racine est encore plus net : s'interrogeant sur la valeur de Phèdre. estimant que cette pièce est la meilleure de ses tragédies, il n'ose toutefois l'assurer et déclare : « Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix «. Mesurons tout d'abord combien ce point de vue critique est loin de nous; apprécions-en la force; montrons-en enfin les limites.  

  •  I Un point de vue bien éloigné du nôtre

   Combien la révolution romantique a rendu ces vues lointaines, c'est ce qu'il nous faut tout d'abord souligner. En effet, on pourrait croire qu'il s'agit ici d'une banale modestie, du genre de celle qui consiste dans une préface à solliciter la critique des lecteurs. En réalité, ces lignes vont beaucoup plus loin parce que Racine remet littéralement entre les mains de ses lecteurs présents et futurs le soin de déterminer la valeur vraie, éternelle de son œuvre. Or c'est là d'abord supposer qu'il y a une valeur en soi d'une œuvre, indépendante du temps, c'est supposer corollairement que l'œuvre n'a pas tiré toute sa force de ses liens avec les circonstances qui l'ont vue naître, c'est enfin supposer qu'elle est complètement détachée de son auteur et qu'on n'a absolument pas à la juger comme un témoignage ou un message.  

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« 1 La perfection technique.

L'œuvre ne se juge pas encore comme prolongement et comme témoignage d'un hommeet d'une époque, mais par un certain point de perfection technique qu'elle représente : « Il y a dans l'art un point deperfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature » (La Bruyère, Les Caractères, 1, X).

Boileau dans saRéflexion sur Longin insiste beaucoup sur ce point de perfection que les grands écrivains comme Homère, Platon,Cicéron, Virgile semblent avoir apporté à la langue : « Ils avaient comme fixé la langue par leurs écrits, ayant atteintleur point de perfection.

» Or il est bien évident que cette perfection formelle et technique, l'auteur ne peut pas enêtre juge (il faut le recul du temps pour distinguer un point de perfection); et, du reste, une perfection technique nepeut être jugée que par les « utilisateurs » (dans toute technique le dernier mot est à celui qui pratique : on nepeut savoir qu'une voiture est excellente que lorsqu'elle a été beaucoup et longtemps utilisée par de nombreuxconducteurs). 2 La valeur universelle des sentiments.

On pourrait certes objecter qu'à la rigueur quelques connaisseurs, quelquesDoctes, quelques experts peuvent suffire à déterminer la valeur technique d'une production de l'esprit et qu'ainsi untrès grand recul n'est peut-être pas nécessaire.

Mais ce qui rend tout à fait indispensable ce recul, c'est quel'auteur classique entend soumettre le fond même de l'œuvre, sa valeur humaine, à la postérité.

Et alors (ce pointest capital) seuls de nombreux lecteurs échelonnés et dispersés dans des lieux et des temps très différents pourrontdire que tel sentiment exprimé par l'auteur n'est pas une fantaisie monstrueuse, mais a une valeur universelle.

Ainsi,que vaut au juste l'étrange caractère de cette princesse de Clèves, si froide et pourtant si inflammable devant leduc de Nemours, à la fois si confiante et si défiante devant son mari? Est-ce fantaisie extravagante, est-cepeinture forte et humaine? Seuls en ont décidé les lecteurs, non pas même les lecteurs contemporains qu'une modeou une cabale pouvaient égarer (« combien n'avons-nous point vu d'auteurs admirés dans notre siècle, dont la gloireest déchue en très peu d'années! » Boileau, Réflexion VII), mais les lecteurs des siècles suivants, jusqu'à ce qu'enfinMme de La Fayette soit reconnue comme un écrivain dont la vérité humaine est devenue universelle. 3 Vérité profonde de ces points de vue.

Certes ces perspectives, nous l'avons dit, nous semblent lointaines etpourtant ne sont-elles pas d'un bon sens encore valable? Car enfin, la perspective moderne qui considère commebon tout ce qui est expressif interdit tout jugement de valeur : on le remet, nous l'avons vu, à l'auteur lui-même, àde « petites chapelles » coupées de tout contact large avec le public.

C'est ainsi que la critique moderne a cedéfaut (que les critiques d'ailleurs se reprochent souvent les uns aux autres) de crier pour un oui ou pour un non auchef-d'œuvre devant une œuvre intéressante, à l'œuvre qui « fera date », comme si justement on pouvait se placerà ce point de vue éternel avant que la postérité en ait décidé.

C'est là confondre œuvre expressive et chef-d'œuvre, ou bien croire que des critiques (des Doctes, aurait-on dit au XVIIe siècle) suffisent à forcer le goût de lapostérité.

Or, celle-ci se moque des jugements des Doctes : « Un ouvrage a beau être approuvé d'un petit nombrede connaisseurs: s'il n'est point plein d'un certain agrément et d'un certain sel propre à piquer le goût général deshommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connaisseurs eux-mêmes avouentqu'ils se sont trompés en lui donnant leur approbation» (Boileau).

A regarder l'histoire littéraire on s'aperçoit queseule en effet la postérité, et une longue postérité, donne aux œuvres et aux auteurs leur vrai visage, leur vraiehiérarchie (cf.

le fameux sonnet de Mallarmé sur Edgar Poe, et notamment le célèbre début: « Tel qu'en lui-mêmeenfin l'éternité le change...

»).

Ce n'est qu'au XXe siècle qu'on a réhabilité les grandes tragédies politiques deCorneille comme Rodogune, Sertorius ou Attila.

Ce sont des travaux relativement récents qui nous ont faitcomprendre que le Chateaubriand des Mémoires d'Outre-Tombe est infiniment plus novateur que celui d'Atala ou deRené.

Et qu'on ne dise pas qu'il y a dans cette révision des valeurs une simple question de mode : il y a réellementun certain approfondissement, approfondissement dû à des lecteurs toujours nouveaux, qui par une sympathie sanscesse plus pénétrante vont plus loin dans ce qui est l'essentiel de l'apport d'un écrivain.

Il est piquant et assezrévélateur de constater que le point de vue du classicisme rejoint celui d'un critique aussi moderne et aussiimpressionniste que le fut Anatole France : le chef-d'œuvre, c'est l'œuvre que chaque génération d'hommes peutenrichir d'interprétations et d'émotions nouvelles.

Certes le point de vue d'Anatole France serait un peu tropdilettante et sceptique au gré de Racine, mais, moyennant un brin de dogmatisme en plus, c'est bien la même idéequ'on pourrait exprimer à peu près ainsi : devant une œuvre on ne peut parler de chef-d'œuvre que lorsque denombreuses générations de lecteurs ont reconnu comme leurs les sentiments que cette œuvre présente. III Difficultés et limites du point de vue classique Est-ce à dire qu'on peut se contenter du critère de Racine? Un certain nombre de difficultés précises sautent auxyeux, évidentes. 1 Ce critère ne vaut que pour les très grands chefs-d'œuvre.

Une première réserve en effet, c'est que necontinuent à être lues par des générations et des générations que très peu d'œuvres.

Certes les spécialistes d'uneépoque en lisent la production dans son ensemble, mais ce n'est pas à cette postérité que pense Racine : c'est auxlecteurs de culture moyenne.

Que lisent-ils encore par exemple du XVIIIe siècle? : les Contes de Voltaire, lesConfessions et les Rêveries de Rousseau, Manon Lescaut de l'abbé Prévost.

Les Liaisons dangereuses de Laclos,quelques pièces de Marivaux, deux pièces de Beaumarchais, quelques romans de Diderot, et c'est à peu près tout.Sans doute ce palmarès n'est-il pas erroné, encore qu'il laisse de côté par exemple les œuvres de Montesquieu, leContrat social, l'Emile de Rousseau, l'Encyclopédie, etc.

Mais surtout il ne permet pas un véritable classement car.

àle suivre, on s'apercevrait ainsi que la postérité préfère Manon Lescaut aux Rêveries du promeneur solitaire. 2 La notion de postérité n'est pas simple.

C'est que la postérité n'est pas un bloc monolithique.

Elle l'était peut-êtrepour Racine, parce que Racine, comme tous les classiques, quand il parle de lecteurs, pense à une sociétéhomogène, faite de bourgeois cultivés et de courtisans connaisseurs.

Mais cette société, qui n'existe qu'aux. »

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