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Article de presse: Bandoung ou la mort du complexe d'infériorité

Publié le 17/01/2022

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17 avril 1955 - Quand, le 17 avril 1955, les délégués de vingt-neuf pays d'Asie et d'Afrique se rassemblent à Bandoung, en Indonésie, ils ont une conscience étonnamment aiguë de parler et d'agir pour l'histoire, de prendre part à la naissance d'un monde : ils croient " ouvrir une ère nouvelle pour les deux tiers de la race humaine ", écrit alors Richard Wright. On a soutenu depuis lors que la première conférence afro-asiatique fut moins un commencement qu'une fin, " la mort du complexe d'infériorité ", pour reprendre le mot fameux de Léopold Senghor. Elle n'en a pas moins joué, dans le cadre planétaire, le rôle d'une sorte d'assemblée des états généraux. Les cahiers de doléances qui y furent présentés par le tiers-ou, presque sans jeu de mots, par les " deux tiers " -n'ont pas fini de compter dans la vie de la communauté internationale, annonçant ce que l'écrivain algérien Malek Bennabi a nommé " une ère oecuménique ", et ce qu'on appelle aujourd'hui la " mondialisation ". La conférence de Bandoung se situe au printemps 1955, à l'heure où Alfred Sauvy et Georges Balandier inventèrent la formule de " tiers-monde ", dans un contexte mondial dominé par trois données essentielles. La première est la lutte d'émancipation coloniale, qui bat alors son plein. En Asie, presque entièrement émancipée, la guerre d'Indochine a pris fin neuf mois plus tôt, mais la tension reste vive entre les deux " zones " vietnamiennes, et, à propos de Taiwan, les menaces s'échangent à nouveau entre Pékin et Taipeh. En Afrique, seul un pays au sud du Sahara, la Gold Coast (futur Ghana), est clairement dotée de l'autodétermination. Un accord vient d'être signé entre Habib Bourguiba et Paris sur le thème de l'autonomie tunisienne, contesté par un courant extrémiste influent (et représenté à Bandoung). Le sultan du Maroc est toujours en exil et la " rébellion algérienne " est en train de se muer en guerre. Si bien que, dans ce concile anticolonialiste, la France fera figure d'accusé principal. Seconde donnée de la situation à l'heure de Bandoung: la détente compétitive. Pour les observateurs internationaux qui avaient vécu de près les périlleuses années 1947-1954, jusqu'à la mort de Staline, l'armistice coréen et la trêve indochinoise, ce printemps 1955 faisait figure d'ère de paix. Mais, outre que les Etats-Unis et la Chine continuaient d'entretenir des rapports d'hostilité bruyante, John Foster Dulles, le secrétaire d'Etat de Washington, multipliait les initiatives visant à encercler l'URSS d'un " cordon sanitaire " dont les Etats d'Asie, après ceux de l'Europe en 1949, devaient fournir la masse de manoeuvre: après l'OTASE en Asie du Sud-Est, le CENTO au Proche-Orient allait constituer un autre maillon de cette chaîne mieux faite pour aviver le ressentiment que pour freiner les ambitions des héritiers de Staline et de leurs alliés. D'autant que l'unité du camp socialiste était le troisième élément fondamental de la partie qui se jouait alors. Depuis cinq ans, et en dépit des tiraillements provoqués entre eux par la guerre de Corée, Moscou et Pékin développaient les conséquences d'une alliance fondée à la fois sur l'idéologie et les intérêts d'Etat. Et, lors des réunions préparatoires de la conférence indonésienne, la délégation chinoise-dont Nehru avait personnellement exigé la présence, en dépit des résistances du Pakistan-avait ardemment combattu pour obtenir l'invitation de l'URSS, " qui est une puissance asiatique ", rappelait le porte-parole du président Mao. " L'afro-asiatisme " Que de paradoxes, pour qui lit aujourd'hui les textes et rappelle un fait... La conférence s'ouvrit le 18 avril 1955, dans le cadre aimable de Bandoung. On a souvent confondu, notamment à l'occasion de la conférence d'Alger de 1973, les concepts auxquels se référaient les participants du concile d'avril 1955 et ceux qui ont animé les conférences ultérieures du tiers-monde. A Bandoung, on ne parle guère de " neutralisme "; moins encore de " non-alignement ". On parle d' " afro-asiatisme ", concept géopolitique fondé à la fois sur l'appartenance à une aire géographique (l'hémisphère sud pour l'essentiel), à une période historique, celle de la colonisation directe ou indirecte, et à une situation économique, le sous-développement. Ces liens paraissent suffisants aux organisateurs de ce congrès des oubliés de l'histoire pour leur permettre de tenir médiocrement compte des contradictions idéologiques, diplomatiques et stratégiques; ils accueillent aussi bien la Turquie inconditionnellement pro-américaine de l'époque que la Chine populaire, et le Vietnam sudiste de Ngo Dinh Diem que Pham Van Dong et la délégation de Hanoï. Ce qui ne manque pas d'imprimer parfois aux débats une grande violence idéologique. Le rendez-vous de Bandoung était l'oeuvre de cinq hommes et le reflet de cinq principes. Les cinq hommes étaient l'Indien Nehru, le Birman Nu, le Ceylanais Kofélawala, le Pakistanais Mohamed Ali et l'Indonésien Sukarno. Les cinq principes, ou Pan-Shila, étaient, eux, inspirés de la sagesse bouddhique, qu'avaient déclaré adopter en commun, l'année précédente, Pékin et New-Delhi : non-agression, respect mutuel des souverainetés, non-ingérence dans les affaires intérieures, réciprocité des avantages dans les contrats, coexistence pacifique. Il se trouve des observateurs cyniques pour y voir surtout le résultat de diverses opérations. L'une, de Nehru, tentant d'endiguer ou d'amadouer la puissance chinoise en attirant Zhou Enlai dans un cadre unanimiste et ambigu. La seconde, de Sukarno, cherchant à estomper les difficultés intérieures où se débattait son régime dans les fastes d'une immense kermesse anticolonialiste. La troisième, de Londres (qui ne manquait pas d'amis parmi les promoteurs), pour détourner la colère des Afro-Asiatiques vers d'autres puissances alors coloniales, France et Pays-Bas notamment, et pour isoler l'Union soviétique de ses alliés potentiels du tiers-monde. Ces arrière-pensées ne peuvent être négligées. Mais ce qui frappa surtout les témoins, ce fut la maîtrise de soi et la maturité dont firent preuve la plupart des porte-parole de ce concile des pauvres. Ce que craignaient bien des responsables et observateurs occidentaux, à commencer par le chef de la diplomatie américaine, John Foster Dulles, l'explosion d'une colère longtemps bâillonnée ou contenue, n'eut pas lieu. Le mieux informé et le plus profond des témoins du rendez-vous de Bandoung, Jean Rous, qui y représentait le " Congrès des peuples contre l'impérialisme ", put à bon droit relever que la conférence ne se donna jamais les allures d'une " grande foire de l'anticolonialisme " et que si les porte-parole de régimes féodaux comme l'était alors celui de l'Irak, ou néo-colonialistes comme le restait celui de Ceylan, firent assaut de démagogie nationaliste, les représentants de régimes révolutionnaires comme ceux de Pékin et de Hanoï, et aussi peu suspects de complaisance à l'égard du colonialisme que ceux du Caire et d'Accra, tinrent un langage empreint du sens des responsabilités. Mieux que ceux dont on attendait qu'ils fussent les meneurs de jeu du grand " Jamboree " afro-asiatique, son inspirateur, Nehru, ou son hôte, Sukarno, deux hommes marquèrent l'ensemble des travaux de leur présence et de leurs propos : les premiers ministres de la Chine et de l'Egypte. Zhou Enlai avait déjà, l'année précédente, lors des négociations de Genève sur l'Indochine, administré la preuve de son talent et de son sens du compromis. A Bandoung, il alla bien plus loin. Ses interventions et ses démarches manifestèrent la naissance d'une alliance avec le tiers-monde beaucoup plus forte et prometteuse que celle, " objective ", déjà nouée par l'URSS avec certains Etats asiatiques. Du succès de cette opération devait découler l'évolution de la diplomatie chinoise vers une indépendance et une différenciation de plus en plus marquées par rapport à Moscou. Le grand schisme sino-soviétique du début des années 60 est déjà en germe à Bandoung. Quant à Gamal Abdel Nasser, il faut avoir été témoin de son départ du Caire, comme de son retour en Egypte, pour mesurer à quel point l'entreprise transforma aussi bien sa propre vision du monde que des rapports avec les forces " progressistes " du monde arabe. C'est à Bandoung que naît, en tant que concept, le " neutralisme positif ". C'est à partir de Bandoung que la grande majorité de la gauche égyptienne et arabe soutient ardemment Nasser. C'est de Bandoung que date l'emprise exercée par les porte-parole de l'arabisme-à commencer par le Raïs égyptien-sur les assemblées et les masses du monde " sous-développé ". Ainsi Bandoung marquait-il à la fois la soudure entre les ambitions d'une Asie déjà émancipée, mais encore engourdie de misère et cisaillée de rivalités, et les aspirations de l'Afrique encore colonisée; et la convergence des intérêts, peut-être même des réflexes, entre le tiers-monde encore en quête d'une doctrine et le communisme rustique, celui de Pékin où les idéologues et les stratèges allaient bientôt élaborer les théories de la contradiction principale entre hémisphères nord et sud et de l'encerclement progressif des villes par les campagnes, de l'univers industriel par le monde rural. Que les germes ainsi contenus dans le grand concile géopolitique d'avril 1955 n'aient pas tous fleuri, qu'à des titres divers Nehru et Nasser, Sukarno et Lin Biao (ou ce qu'il parut représenter entre 1965 et 1971), aient été vaincus ou éliminés dans les années qui suivirent, ne doit pas conduire à minimiser aujourd'hui les apports de Bandoung. Déjà étaient esquissées dans la première section du communiqué final du 24 avril 1955 les idées qui, de la réunion de la CNUCED de 1964 aux conférences d'Alger de 1967 et 1973, puis de 1975, allaient inspirer la lutte du monde en quête de développement: stabilisation du commerce, industrialisation, caractère multilatéral de l'aide, droit de regard sur les activités de la Banque internationale. Une répétition générale La conférence de Bandoung ne fut peut-être pas " l'événement le plus important depuis la Renaissance " qu'y a vu Léopold Senghor. Dans les décennies précédentes avaient eu lieu la révolution russe, la chinoise, l'explosion de la première bombe atomique... Mais cette première rencontre des représentants des nations prolétaires signifiait au monde des nantis et des puissants que l'ère du monopole de l'initiative historique s'achevait, que l'univers entier entendait désormais avoir voix au chapitre. Le tiers-monde a connu depuis lors bien des déboires et mesuré les limites de son alliance avec les divers courants du camp socialiste aussi bien que la nature des libéralités de l'Occident. Mais, en dépit des contradictions qui l'agitent et des impérialismes sectoriels qui se développent en son sein, le monde sorti à Bandoung de sa longue aphasie et passé de l'ère du peuple-objet à celle des nations " sujets de l'histoire " démontre sa vitalité et une relative cohésion. Ainsi les états généraux d'avril 1955 apparaissent-ils conformes à la description qu'en donnait alors Jean Rous dans un article d'Esprit: " Une sorte de répétition générale de l'histoire future. " JEAN LACOUTURE Le Monde du 19 avril 1975

« pour détourner la colère des Afro-Asiatiques vers d'autres puissances alors coloniales, France et Pays-Bas notamment, et pourisoler l'Union soviétique de ses alliés potentiels du tiers-monde. Ces arrière-pensées ne peuvent être négligées.

Mais ce qui frappa surtout les témoins, ce fut la maîtrise de soi et la maturitédont firent preuve la plupart des porte-parole de ce concile des pauvres. Ce que craignaient bien des responsables et observateurs occidentaux, à commencer par le chef de la diplomatie américaine,John Foster Dulles, l'explosion d'une colère longtemps bâillonnée ou contenue, n'eut pas lieu.

Le mieux informé et le plus profonddes témoins du rendez-vous de Bandoung, Jean Rous, qui y représentait le " Congrès des peuples contre l'impérialisme ", put àbon droit relever que la conférence ne se donna jamais les allures d'une " grande foire de l'anticolonialisme " et que si les porte-parole de régimes féodaux comme l'était alors celui de l'Irak, ou néo-colonialistes comme le restait celui de Ceylan, firent assautde démagogie nationaliste, les représentants de régimes révolutionnaires comme ceux de Pékin et de Hanoï, et aussi peu suspectsde complaisance à l'égard du colonialisme que ceux du Caire et d'Accra, tinrent un langage empreint du sens des responsabilités. Mieux que ceux dont on attendait qu'ils fussent les meneurs de jeu du grand " Jamboree " afro-asiatique, son inspirateur, Nehru,ou son hôte, Sukarno, deux hommes marquèrent l'ensemble des travaux de leur présence et de leurs propos : les premiersministres de la Chine et de l'Egypte.

Zhou Enlai avait déjà, l'année précédente, lors des négociations de Genève sur l'Indochine,administré la preuve de son talent et de son sens du compromis.

A Bandoung, il alla bien plus loin.

Ses interventions et sesdémarches manifestèrent la naissance d'une alliance avec le tiers-monde beaucoup plus forte et prometteuse que celle," objective ", déjà nouée par l'URSS avec certains Etats asiatiques.

Du succès de cette opération devait découler l'évolution de ladiplomatie chinoise vers une indépendance et une différenciation de plus en plus marquées par rapport à Moscou.

Le grandschisme sino-soviétique du début des années 60 est déjà en germe à Bandoung. Quant à Gamal Abdel Nasser, il faut avoir été témoin de son départ du Caire, comme de son retour en Egypte, pour mesurer àquel point l'entreprise transforma aussi bien sa propre vision du monde que des rapports avec les forces " progressistes " dumonde arabe.

C'est à Bandoung que naît, en tant que concept, le " neutralisme positif ". C'est à partir de Bandoung que la grande majorité de la gauche égyptienne et arabe soutient ardemment Nasser.

C'est deBandoung que date l'emprise exercée par les porte-parole de l'arabisme-à commencer par le Raïs égyptien-sur les assemblées etles masses du monde " sous-développé ". Ainsi Bandoung marquait-il à la fois la soudure entre les ambitions d'une Asie déjà émancipée, mais encore engourdie de misèreet cisaillée de rivalités, et les aspirations de l'Afrique encore colonisée; et la convergence des intérêts, peut-être même desréflexes, entre le tiers-monde encore en quête d'une doctrine et le communisme rustique, celui de Pékin où les idéologues et lesstratèges allaient bientôt élaborer les théories de la contradiction principale entre hémisphères nord et sud et de l'encerclementprogressif des villes par les campagnes, de l'univers industriel par le monde rural. Que les germes ainsi contenus dans le grand concile géopolitique d'avril 1955 n'aient pas tous fleuri, qu'à des titres diversNehru et Nasser, Sukarno et Lin Biao (ou ce qu'il parut représenter entre 1965 et 1971), aient été vaincus ou éliminés dans lesannées qui suivirent, ne doit pas conduire à minimiser aujourd'hui les apports de Bandoung. Déjà étaient esquissées dans la première section du communiqué final du 24 avril 1955 les idées qui, de la réunion de laCNUCED de 1964 aux conférences d'Alger de 1967 et 1973, puis de 1975, allaient inspirer la lutte du monde en quête dedéveloppement: stabilisation du commerce, industrialisation, caractère multilatéral de l'aide, droit de regard sur les activités de laBanque internationale. Une répétition générale La conférence de Bandoung ne fut peut-être pas " l'événement le plus important depuis la Renaissance " qu'y a vu LéopoldSenghor.

Dans les décennies précédentes avaient eu lieu la révolution russe, la chinoise, l'explosion de la première bombeatomique...

Mais cette première rencontre des représentants des nations prolétaires signifiait au monde des nantis et des puissantsque l'ère du monopole de l'initiative historique s'achevait, que l'univers entier entendait désormais avoir voix au chapitre.

Le tiers-monde a connu depuis lors bien des déboires et mesuré les limites de son alliance avec les divers courants du camp socialisteaussi bien que la nature des libéralités de l'Occident. Mais, en dépit des contradictions qui l'agitent et des impérialismes sectoriels qui se développent en son sein, le monde sorti àBandoung de sa longue aphasie et passé de l'ère du peuple-objet à celle des nations " sujets de l'histoire " démontre sa vitalité etune relative cohésion.

Ainsi les états généraux d'avril 1955 apparaissent-ils conformes à la description qu'en donnait alors Jean. »

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