Article de presse: La mort du héros
Publié le 17/01/2022
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25 novembre 1959 - Plus qu'un jeune premier, Gérard Philipe aura été un héros, joignant à la distinction physique et intellectuelle l'image de la jeunesse ardente et de la générosité. Un de ses premiers rôles fut celui de l'ange dans la pièce de Giraudoux, Sodome et Gomorrhe : il y avait alors une grâce fragile et pure que la maturité a affermie sans l'en dépouiller. La clarté de son regard, l'extrême finesse de ses traits malgré la solide ossature du visage, la légèreté un peu gauche d'un corps demeuré celui d'un adolescent, la tendre mélodie d'une voix pourtant rauque et déconcertante aux premiers accents, l'élan charmeur des attitudes, je ne sais quelle mollesse rêveuse tempérant de mélancolie le plus sincère des enthousiasmes, tous ces contrastes faisaient de lui beaucoup plus et beaucoup mieux qu'un séduisant don Juan. En ces troubles années d'après-guerre, il incarnait pour nous la pureté, la mesure, la pudeur d'une jeunesse demeurée pareille à celle de nos rêves.
On l'a vu dans des personnages incertains, presque veules, mais il semblait qu'on ne pouvait craindre de lui ni lâchetés ni laideurs. Il n'a jamais été ce conquérant facile et satisfait dans le sourire de qui se lit la médiocrité. Le réalisme du cinéma ne l'a jamais courbé à ses lois terre à terre. Chez ce garçon, qui aurait pu n'être que beau, se lisait une inquiétude où nous voyions un constant appel à la grandeur, et, pas plus que le prince de Hombourg, qui lui a fourni son rôle peut-être le plus éclatant, le plus prédestiné, il ne pouvait laisser redouter que ses faiblesses ne fussent autre chose chez lui que la condition même de ses victoires d'homme.
Aussi, lorsque son destin le servait, lorsqu'un grand rôle glorieux, une belle langue, une lumière de soleil et le consentement émerveillé des foules le soutenaient dans sa générosité d'artiste inspiré, tout en lui, sa voix, ses gestes, son élan, le rayonnement de son visage, tout devenait chant, véritable chant d'allégresse, de jeunesse et de foi. Peu de comédiens ont donné comme lui le sentiment que, plus que des interprètes, ils étaient des poètes.
Les générations se transmettent d'âge en âge des images de jeunes demi-dieux, dont la chaîne dessine le visage idéal d'un peuple. Tantôt ce sont de pures figures d'imagination, comme Roland ou Rodrigue, tantôt des héros de l'histoire, comme Bonaparte, tantôt des poètes eux-mêmes, comme Chénier ou Musset; à travers les siècles chacun d'eux exprime les mêmes élans, les mêmes audaces, les mêmes fiertés. On est frappé de reconnaître à quel point le mythe de Gérard Philipe s'inscrit avec aisance dans cette image composite des aspirations séculaires de notre jeunesse.
PIERRE-AIME TOUCHARD
Le Monde du 27 novembre 1959
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