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Cours: LA PASSION (7 de 7)

Publié le 22/02/2012

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-        Dès lors, la raison ne réclame rien contre la passion. Elle est aussi un effort vers la vie, vers une vie authentique, effort pour s’aimer plus efficacement. La vertu n’est pas renoncement et fuite du monde. Il n’y a pas d’au-delà; c’est ici-bas, dans ce monde, que se joue le problème de notre destinée, de notre bonheur et de notre malheur. La sagesse exige certes un effort de purification et de réforme de soi-même, mais il s’agit d’une réforme de notre mode de connaître, rendant possible la transmutation du regard que nous jetons sur un monde qui reste toujours le même.

-        D’où l’hostilité de Spinoza vis-à-vis de l’ascétisme qui nous interdit de prendre plaisir. C’est le propre d’un homme sage d’user des plaisirs autant qu’il peut. La santé et l’épanouissement du corps sont une des conditions nécessaires au développement de notre pouvoir de compréhension. L’homme vertueux cherche d’abord et avant tout son utilité propre. Est utile à l’homme, ce qui satisfait l’effort même de la raison, l’effort pour comprendre, ce qui permet d’accroître son intelligence.

-        Ce n’est donc nullement en troquant la vie réelle contre un idéal abstrait, un modèle auquel l’homme devrait se conformer, que l’on se guérit de l’esclavage des passions. Le désir n’a pas à être refoulé; il doit, au contraire, s’épanouir et devenir lucide, c’est-à-dire se réfléchir lui-même. C’est dans la passion seulement que le désir est aveugle : l’homme passionné est aliéné, diminué, triste. La libération sera accroissement de puissance; toute connaissance vraie est joie, le désir étant d’autant plus fort que le savoir est plus vaste.

C) LA PASSION COMME ENERGIE DU VOULOIR

-        Cette conception de la passion permet de la revaloriser. Du coup, la passion n’apparaît plus comme une source de passivité et d’aliénation mais comme l’énergie de la volonté.

-        En effet, insistons sur le fait que la passion, contrairement aux apparences,  est unificatrice et stabilisatrice du moi. Elle rassemble toute l’activité de l’homme vers un but. Le vouiloir se tend vers une fin unique à laquelle il subordonne tout. L’individu concentre toute son énergie sur un seul objet. Elle représente une libération bénéfique de notre personnalité profonde, de ses richesses étouffées par la censure du moi social, comme l’a bien montré Charles Fourrier : dans la passion l’homme se retrouve lui-même et affirme ce qu’il est.

-        Les passions enrichissent notre vie intérieure, elles accroissent la pénétration de l’intelligence, affinent et approfondissent nos sentiments, rompent la monotonie de la vie quotidienne, donnent du prix à l’existence (cf. Gainsbourg : « La vie ne vaut d’être vécue sans amour «). Aucune décision volontaire ne serait jamais prise par un être indifférent, incapable de se passionner pour quoi que ce soit : « Un homme sans passion serait un roi sans sujets « (Vauvenargues).

-        Malgré la médiocrité fréquente de leur objet et l’aveuglement qu’elles provoquent, les passions nous élèvent et nous permettent d’accéder à une réalité plus profonde, plus riche : « Les émotions qu’une jeune file médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses oeuvres (Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs).

-        De même, la passion peut être source de plaisirs et de joies inestimables, passion de la connaissance, passion amoureuse, etc. : « Les hommes qu'elles (les passions) peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il est vrai qu’ils y peuvent aussi trouver le plus d'amertume lorsqu'ils ne les savent pas bien employer et que la fortune leur est contraire « (Descartes, op. cit., art. 212).

-        De même  kant souligne-t-il que certaines passions ont un rôle moteur : ainsi l’ambition arrache-t-elle l’homme à sa nonchalance naturelle et le force-t-elle à mobiliser toute son énergie pour atteindre une fin. Le conflit des ambitions est facteur de progrès pour l’espèce humaine ; l’homme en proie à l’ambition ou à la cupidité est prêt à tous les sacrifices et doit, le plus souvent, développer ses dispositions et ses aptitudes pour parvenir à son but : « C’est cette résistance (aux autre et à leurs égoïstes) qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le conduit à surmonter sa tendance à la paresse et, sous l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu"il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer « (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, IVe proposition).

-        Hegel montre ainsi que les passions ne jouent pas seulement un rôle sur le plan individuel, elles n’ont pas seulement un rôle psychologique, elles créent l’histoire et son devenir. La passion permet ainsi d’accomplir de grandes oeuvres, elle est édificatrice et architecte de l’histoire, elle engendre le devenir historique : « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ! « (Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire).

-        Hegel achève le renversement opéré par Descartes dans le sens contemporain du mot passion. Dans le schéma initial organisant la distribution raison / passion selon la relation des moyens aux fins, Hegel inverse les données : ce sont les passions qui deviennent les moyens de réaliser la raison. Les passions sont nécessaires parce qu’elles permettent à la raison de s’accomplir.

-        L’histoire est le développement de la Raison. L’histoire n’est pas une succession d’événements que seul le hasard a juxtaposés. La suite des événements est signifiante : elle tend vers une fin. L’histoire a un sens dans la double acception du mot sens : direction et signification. Chaque événement possède un sens parce qu’il s’inscrit dans une chaîne finale. Et la fin de l’histoire est le développement plein et entier de la Raison. Le processus téléologique à l’oeuvre dans l’histoire est le  passage de la puissance à l’acte accompli par la Raison.

-        Mais qu’entend Hegel par Raison ? La Raison n’est pas le degré de rationalité obtenu par chaque individu. C’est de la société elle-même dans son ensemble qu’il est ici question. La rationalité se manifeste dans les rapports inter-individuels au sens où à la passion se substitue un rapport de coopération rationnelle. C’est ce tissu inter-individuel qui constitue les moeurs, c’est-à-dire une culture, une société. Et c’est cette société qui se donne une forme rationnelle dans l’Etat. Le passage historique d’une société de droit coutumier à une société où la Loi est promulguée, et dépend en dernière instance d’un pouvoir constitué, est un progrès de la Raison dans l’histoire. La fin de l’histoire serait une société pleinement rationnelle où chaque citoyen obéissant à tous n’obéit qu’à lui-même parce qu’il est lui-même pleinement rationnel (effectuation du Contrat social).

-        Le problème devient alors : comment s’accomplit cette rationalité ? Quel est le moteur de l’histoire ? La réponse est : ce sont les passions qui accomplissent cette Raison, et c’est ce qui les rend nécessaires. Ce sont les individus particuliers qui accomplissent l’histoire universelle. Mais ces individus ne savent pas qu’en obéissant à leurs propres passions ou égoïsmes, ils réalisent la rationalité. L’histoire ne se réalise pas parce que les acteurs de l’histoire en saisiraient la rationalité immanente. Cette rationalité se réalise malgré eux, par nécessité. En clair, les hommes font l’histoire, mais ils sont en même temps les outils de quelque chose de plus grand qui les dépasse.

-        On peut illustrer ce mécanisme aussi bien par l’histoire contemporaine (post-hégélienne) que par l’histoire antique.

-        Exemple  : les passions nationalistes à l’oeuvre dans l’Europe du début du XX° siècle ont dû se développer jusqu’à prendre leur ampleur la plus grande et s’affronter lors de la première guerre mondiale. La fin de la guerre n’a pas vu totalement l’exténuation des antagonismes, mais a donné lieu à une première ébauche rationnelle de coopération devant permettre le règlement des conflits : la SDN. Il aura fallu toutefois un second conflit plus généralisé et plus meurtrier pour rationaliser de façon plus radicale les relations européennes.

-        Où l’on voit que les passions individuelles font avancer l’histoire quand elles deviennent collectives et ont à aller jusqu’au bout d’elles-mêmes. Ce n’est qu’en allant jusqu’à leur propre exténuation qu’elles se contraignent elles-mêmes à la rationalité. La guerre est un effet des passions. Elle est le fruit de l’irrationalité collective, mais devient l’agent de la rationalisation. L’homme n’est rationnel que par contrainte.

-        La passion d’un homme peut aussi devenir destin collectif : c’est ce qu’on appelle le grand homme. Le grand homme est un passionné. La différence entre le grand homme (historique) et tout autre passionné est qu’il s’inscrit dans le cours de l’histoire parce qu’il saisit intuitivement le principe qui fait passer d’une époque à l’autre. Exemple donné par  Hegel : César franchissant le Rubicon. De Gaulle donnant l’indépendance à l’Algérie. Exemple plus clair encore que celui de César, puisqu’il est vraisemblable que De Gaulle n’envisageait pas cette indépendance. Il a simplement su saisir le “moment opportun” (kairos) pour assurer sa passion politique.

-        Cette utilisation par la Raison Universelle des passions individuelles est ce que Hegel nomme “la ruse de la raison” (Kant parlait de “ruse de la nature”). A la passion qui était immorale parce qu’elle utilisait la raison pour s’assouvir comme passion, Hegel substitue la Raison universelle qui pour s’accomplir utilise les passions individuelles.

-        La passion est donc historiquement nécessaire. Si elle est immorale, ce n’est qu’au niveau individuel en tant qu’elle peut nuire à autrui. Mais la réalisation de la rationalité historique est a-morale. Toutefois, si la passion est comprise comme nécessaire, son sens s’est appauvri : Hegel prend le mot passion comme synonyme d’“intérêts particuliers” ou “intentions égoïstes”. Si la passion est justifiée (seul le passionné accomplit de grandes choses), elle n’en est pas moins banalisée (la passion n’est pas une forme de possession de l’individu mais l’expression de son égoïsme).

-        En conclusion, Hegel nous enseigne que la passion, dépourvue de signification morale (Hegel rejoint ici Spinoza), se comprend comme force active et historique.

CONCLUSION GENERALE

-        Au total, la passion, loin de se réduire à l’ensemble des phénomènes passifs de notre être qui nous aliènent et nous asservissent, émerge comme puissance rationnelle. Si la passion signifie d’abord passivité et dépendance, il est toutefois un bon usage des passions, saisies comme processus dynamiques. Les passions ne sont pas des vices mais des propriétés de la nature humaine. Il s’agit dès lors non point d’anéantir ou de pulvériser les passions, mais de manifester leur logique interne et rationnelle. C’est tout l’enseignement de Spinoza que de montrer que la passion s’intègre dans un processus de compréhension active.

-        Du coup, l’étude du phénomène passionnel nous révèle que le sujet est, par essence, activité, autonomie, recherche de la plénitude et de la joie. C’est précisément cette essence qui est occultée dans la passion où le sujet se complaît dans l’ignorance des vraies racines de sa souffrance.

-        Cette réflexion sur les passions souligne au plus haut point le rôle créateur du sujet et de la conscience : si les racines de la souffrance résident dans le sujet lui-même, ce dernier peut choisir de s’instaurer comme origine de sa propre vie dans la perspective d’une existence comblée et significative, et ce par un travail réflexif de conversion du désir.

-        Passive la passion ? Réfléchie, métamorphosée par la connaissance qui transforme le désir aveugle en un désir lucide et épanoui, elle établit au contraire le règne de la raison, elle permet la mise à jour de la logique rationnelle conduisant au salut, c’est-à-dire à la liberté et au bonheur. La passion est alors fondamentalement énergie, oeuvre en gestation, disponibilité à la liberté.

-        Notons, pour finir, que la passion au sens classique n’existe plus que juridiquement dans le cas du crime passionnel où il est admis que la passion aveugle, c’est-à-dire restreigne le champ de la responsabilité sans toutefois excuser. Le sens courant du mot passion est aujourd’hui le sens hégélien. La passion est louée parce qu’elle fait accomplir de grandes choses. Elle est moteur de l’action et source de valeur.

-        Pourquoi ce retournement dans la valeur de la passion ? Deux raisons peuvent être invoquées :

1)     Nous ne connaissons plus l’irrationnel absolu. Un comportement irrationnel ne l’est toujours que du point de vue du sujet qui agit. De l’extérieur, le même comportement est toujours en droit rationalisable, c’est-à-dire explicable. Le crime passionnel se voit légitimé par des psychiatres, c’est-à-dire par des scientifiques. La passion n’est plus que l’expression de l’histoire de l’individu. Et, au mieux, parce qu’elle manifeste l’individu dans son unicité, elle le valorise.

2) La passion est réductrice du sens en ce qu’elle rabat tout sur son objet. Elle est donc par là-même créatrice de sens. A l’époque où la passion est scandaleuse et subversive, le monde est plein de sens, et c’est ce sens que la passion subvertit. Dans le monde chrétien du XVII°, par exemple, la passion détourne l’homme de la fin qui lui est prescrite. Mais dans le monde contemporain où la fin est à poser par l’individu lui-même, où l’univers est considéré comme dépourvu de sens, on peut comprendre que la passion devient positive parce qu’elle est donatrice de sens. La passion donne du sens là où il n’y en a plus. Le passionné retrouve du sens aux choses et échappe à l’absurdité de sa propre quotidienneté.

 

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