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Cours: L'HISTOIRE - II

Publié le 22/02/2012

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histoire

II. L’HISTOIRE COMME SCIENCE DE L’HOMME

On oppose traditionnellement des sciences dites "exactes" ou "dures", aux sciences humaines. Cette opposition est lourde de sous-entendus: ces dernières ne seraient ne seraient que des sciences "inexactes", "molles", des sciences au rabais qui ne doivent leur titre de science qu’à un abus de langage.

Mais qu’en est-il vraiment?

Parmi les sciences humaines, on compte particulièrement: la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, la psychanalyse, etc... Nous ne passerons pas en revue ces différentes sciences, mais nous nous intéresserons au cas particulier de l’histoire, en lui donnant une valeur générale. En effet, son cas est particulièrement intéressant.

1) la comparaison sciences humaines/sciences exactes

Sur quels critères se base-t-on pour dire que les mathématiques ou la physique sont des sciences alors que l’histoire n’en est pas une? Qu’est-ce qui pourrait entériner la supériorité épistémologique d’une science comme la physique sur une autre comme l’histoire?

Parmi ces critères, on cite souvent:

- la vérification: en physique, il est possible de vérifier une théorie. L’histoire, elle, s’intéresse à un objet absent, disparu, du passé; il est dès lors difficile de vérifier quoi que ce soit.

- le recours à un protocole expérimental: lors d’une expérience destinée à vérifier une théorie, le physicien suit un protocole qui garantit l’objectivité de ses résultats. L’historien, lui, ne dispose pas d’une telle méthodologie. Selon le sujet qu’il traite, il est souvent obligé de changer de manière de procéder, selon le sujet.

- la généralité: les énoncés de la science physique ont une valeur de généralité. On définit même la science comme un passage du singulier à l’universel. En histoire, par contre, les résultats auxquels on peut arriver sont par nature singuliers. Il s’agit toujours de connaître un événement précis, dans ce qu’il a d’unique. Aristote en tirait même la conclusion que l’histoire est moins philosophique que la poésie (Poétique). En effet, un poème comme l’Iliade peut avoir une valeur générale: il nous propose des types d’hommes (le valeureux Hector, le rusé Ulysse...) qui ont une valeur de modèle.

- l’utilisation des mathématiques: en physique, il est possible de réduire un phénomène compliqué en apparence à une formule mathématique simple. Le phénomène est donc quantifiable.

- l’établissement de lois: dès lors, la prévision est possible. Il suffit de distinguer quels sont les paramètres dont la variation va entraîner une modification du phénomène. C’est-à-dire que trouver quelles sont les lois universelles de la nature permet de prévoir ces phénomènes d’une part, et d’agir sur eux d’autre part. En histoire, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir recherche de lois générales a priori. L’historien s’intéresse plutôt aux causes: il se contente d’expliquer comment un événement a pu se produire, ce qui ne veut pas dire qu’en réunissant les mêmes conditions, le même phénomène se répéterait. En effet, comme il s’intéresse à des sujets humains doués de liberté, rien n’est prévisible. La liberté est en ce sens un facteur de "désordre", rend caduque le projet d’une connaissance scientifique de l’homme.

- la neutralité du scientifique: en vertu de tous ces caractères de la science physique, on en déduit que le physicien est le modèle du scientifique rigoureux. Quand un physicien fait de la physique, il n’est jamais question qu’il fasse intervenir sa subjectivité. Par exemple ses convictions religieuses ou politiques n’influent en rien sur son travail. Ce qui fait que tout physicien peut trouver les mêmes résultats que n’importe quel autre. Pour eux, l’ennemi, c’est la subjectivité, dont ne peut les garantir qu’un protocole expérimental particulièrement élaboré. On pourrait presque dire que dans les sciences exactes, ce n’est pas le scientifique qui fait la science: elle existe déjà en puissance, il suffit d’écarter la subjectivité pour qu’elle vienne à jour. Cantor disait en ce sens qu’il n’y a pas de différence entre un mathématicien qui dort et un mathématicien qui travaille!

L’historien, lui, ne peut pas faire l’économie de sa subjectivité. Ne serait-ce que parce qu’il a besoin de comprendre les hommes dont il parle, d’entrer en sympathie avec...

De cette comparaison, il semble qu’il faille en effet tirer la conclusion que l’histoire, et avec elle les sciences humaines en général, n’a que peu des titres requis pour être comptée comme science. Elle ferait figure de parent pauvre de la communauté scientifique. Mais est-ce qu’on ne peut pas nuancer ce point de vue?

2) cette comparaison a-t-elle un sens?

En fait, lorsqu’on se pose une question du type "l’histoire est-elle une science?", on suppose implicitement qu’il y a une science reine, les mathématiques, qui connaît une application privilégiée, la physique, et que au fur et à mesure qu’on s’éloigne de ces sciences modèles, on perd en rigueur et en scientificité. On établit ainsi, volontairement ou non, une hiérarchie des sciences. Et souvent la discussion consiste à débattre de la question de savoir où placer le seuil entre "vraie" science et "pseudo" science ou "simili" science... Par exemple, on s’accorde encore à la rigueur pour reconnaître une valeur épistémologique à la biologie, alors même qu’elle n’utilise pas les mathématiques, ne permet pas la prévision, se borne souvent à enregistrer des résultats de laboratoire dont on ne mesure pas les limites de validité... Mais la médecine? On parle bien de science médicale! Alors qu’il s’agit d’une pratique. Et la psychanalyse?

C’est-à-dire que lorsqu’on pose la question "ceci est-il une science?", on se réfère à une science modèle, ou à un groupe de science, mais pour des raisons qu’on ne mesure pas. Le choix de la science de référence reste arbitraire. A la limite, on peut presque admettre comme science tout ce qui se présente comme tel. Chaque science, en son domaine, crée de nouveaux critères de scientificité, c’est vrai pour la biologie, la psychanalyse, l’histoire...

Etudier la question de l’objectivité des historiens reviendra donc à montrer en quoi l’historien, dans sa pratique, crée une nouvelle conception de l’objectivité, remet en question la conception régnante de la science. Selon la science qu’on prend comme référence, notre conception même de ce qui est scientifique, de ce qui ne l’est pas bouge.

D’ailleurs, qu’est-ce qui peut justifier le privilège des mathématiques ou de la physique? La physique tient peut-être son prestige du fait qu’elle est susceptible d’application techniques, qu’elle augmente le pouvoir de l’homme sur la nature. En ce qui concerne les mathématiques, elles sont sans doute une connaissance royale, mais une connaissance vide comme le disait le mathématicien René Thom, connaissance de ce qui n’existe pas dans le monde naturel qui nous entoure, pure discipline de l’esprit qu’on peut voir comme un simple outil pour les autres sciences... Il est trop facile de critiquer la scientificité de l’histoire en la comparant aux mathématiques, c’est-à-dire en lui reprochant de ne pas être des mathématiques, de n’être que ce qu’elle est.

3) l’objectivité des historiens

Donc, il faut prendre au sérieux l’idée qu’il y a une objectivité historique, et qu’il s’agit d’un modèle concurrent de l’objectivité des sciences exactes.

Tout d’abord, nous disions plus haut que l’historien ne dispose d’aucune méthode constituée qui garantirait son objectivité. Est-ce bien un argument de non-scientificité? On peut dire aussi bien que l’historien est celui qui se sert des méthodes de toutes les autres sciences (démographie, statistiques, économie, etc.). Michel de Certeau (Histoire et psychanalyse entre science et fiction) disait en ce sens que l’historien est un contrebandier, un homme des frontières et des marches, qui va importer dans sa discipline tout ce qui, des autres sciences, peut lui servir. On ne peut donc pas dire qu’il n’a pas de méthodologie, il les a toutes, et il se sert de toutes, à tour de rôle, selon le sujet qu’il traite. L’essentiel, pour lui est de savoir de laquelle se servir, laquelle est la plus pertinente pour le sujet qui l’occupe. En ce sens, il est peut-être le seul "scientifique" à se poser la question de la pertinence des outils dont il dispose, le seul donc à pouvoir les remettre en question et à les maîtriser vraiment.

Nous disions également que l’historien n’atteint jamais aucune généralité. On peut retourner ce reproche, en faire même la définition de l’histoire. Elle serait, paradoxalement "la science du singulier". Toute autre discipline tend toujours à comprendre un fait ou un événement en le ramènent à autre chose, comme une loi générale. L’historien essaie plutôt de comprendre un événement dans ce qu’il a de plus propre, dans son caractère irréductible. Au fond, comprendre un événement historique, c’est toujours comprendre qu’on ne peut le ramener à rien d’autre, qu’il est unique. Plutôt que le dissoudre dans une "loi de l’histoire", comprendre en quoi il échappe à cette loi. Par exemple, Napoléon et Hitler ont tous deux échoué dans leur projet d’invasion de la Russie. Mais il faut comprendre qu’ils ont échoué pour des raisons différentes. En dégager une loi générale ("on ne peut pas envahir la Russie"), ce n’est pas faire de l’histoire.

Enfin, on reproche à l’historien d’être subjectif. Par son objet d’études (les hommes), l’historien ne pourrait pas éviter d’être subjectif. On entend généralement par là qu’il court le risque permanent de projeter sa propre subjectivité, sa personnalité sur son objet d’étude, de mélanger celui qui connaît (lui-même) et celui qui est à connaître (Napoléon, par exemple).

En fait, c’est méconnaître ce que fait réellement l’historien. Certes, il a pour méthodologie d’entrer en sympathie avec celui qu’il étudie. Comprendre ce que quelqu’un a fait n’est possible qu’en se demandant ce qu’il voulait faire. Il s’agit de s’identifier à lui, ce qui ouvre normalement la possibilité de tous les malentendus.

Mais comme le montre Paul Ricoeur (Histoire et Vérité), lorsque l’historien "sympathise" avec un personnage, il ne le fait pas comme il le ferait dans la vie courante. La subjectivité de l’historien est une subjectivité "élargie". Il s’agit pour lui de savoir faire un bon usage de sa subjectivité, ce qui implique de se méfier de sa propre subjectivité et de pouvoir endosser n’importe quelle personnalité.

De sorte que, si la subjectivité du scientifique en elle-même est un facteur d’erreur, il y a deux moyens de la corriger: soit de la rédimer (sciences exactes, au de protocoles expérimentaux), soit de la dépasser par encore plus de subjectivité. Dans son travail, l’historien corrige et retravaille sa propre subjectivité.

conclusion: nous avons vu que la question de la scientificité des sciences prend tout son sens dans la mesure où elle peut être une invitation à dépasser la conception courante, trop étroite, de ce que c’est qu’une science. 

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