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Cours: L'HISTOIRE - III

Publié le 22/02/2012

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III. LE SENS DE L’HISTOIRE

Après avoir vu comment on "fait" de l’histoire, on peut en venir à une autre question qui sous-tend la précédente: pourquoi en fait-on? Quel est l’intérêt, pour l’homme de s’intéresser à un passé qui n’est plus? Ne vaut-il pas mieux laisser les morts enterrer les morts?

Ce qui revient dans tous les cas à se demander quel sens on peut donner à l’histoire. Simple curiosité? Ou passion essentielle?

Parmi toutes les réponses qu’on peut inventorier, il y en a une seule qui ne résiste pas à l’examen, et comme par hasard, c’est la conception la plus répandue; c’est par elle que nous allons commencer.

1) Y a-t-il des "leçons de l’histoire"?

Ce qu’on entend par "leçons de l’histoire", c’est l’idée que la connaissance du passé apporte une sorte de répertoire commode des erreurs commises par le passé, ce qui nous éviterait de refaire les mêmes erreurs. L’histoire aurait ainsi une utilité pratique: celle d’un ensemble de recettes.

Cette conception est critiquable de plusieurs points de vue. Tout d’abord, elle présuppose que tout se répète dans l’histoire, qu’il n’y a pas de différence notable entre, par exemple, la tentative d’invasion de la Russie par Napoléon et celle par Hitler. Or rien ne revient jamais, les conditions ne sont jamais exactement les mêmes.

On pourrait même dire que celui qui veut se repérer sur le passé est volontairement retardataire. Marx disait ironiquement de la tentative de coup d’état du futur Napoléon III ( le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte) que l’histoire se répétait toujours deux fois, une fois comme tragédie (Napoléon Ier), une autre fois comme comédie (Napoléon III). Il faut comprendre que la formule est ironique: lorsque Napoléon III a voulu s’inspirer du coup d’état du 18 brumaire, il n’a fait que le singer, il n’a pas su voir ce qu’il fallait faire pour arriver au même résultat, alors que les circonstances n’avaient plus rien à voir. (d’ailleurs, on peut imaginer que les opposants de Napoléon III connaissaient eux aussi leur histoire de France.)

Voyons un autre exemple qu’on invoque couramment à l’appui de la thèse de leçons de l’histoire: la seconde guerre mondiale. Quelles "leçons" en tirer?

Cela pourrait être une conclusion du type "les hommes n’ont pas su tirer les leçons de la première guerre mondiale". Quelle leçon? d’éviter les guerres mondiales? Ce serait méconnaître que, historiquement, la seconde guerre mondiale n’est pas une réédition bis d’une version antérieure: la seconde guerre mondiale est la conséquence de la première (humiliation de l’Allemagne, crise de 1929, réseaux d’alliance balkanique de la France qui devait empêcher une nouvelle guerre...), elles ne font quasiment qu’un seul événement.

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Si la conclusion était qu’il faut éviter la guerre, était-ce bien la peine d’attendre la première guerre mondiale: la simple morale nous donne le même avertissement à moindre frais.

Les seuls enseignements pratiques qu’on pourrait en tirer, ce serait: pour éviter une guerre mondiale, il faut empêcher les assassinats d’archiducs autrichiens. Plus sérieusement: la seule leçon de l’histoire, c’est que les hommes n’ont jamais retenu ses leçons, ils ont toujours commis la même erreur monstrueuse, ils ont toujours fait la guerre. Si leçons de l’histoire il y a, c’est comme s’il n’y en avait pas: les hommes ne les comprennent pas, ou trop tard.

Autre argument: voyez cet extrait de Paul Valéry ("De l’histoire" , 1931, Cahiers.)

L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.

L’histoire justifie ce que l'on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. Que de livres furent écrits qui se nommaient : "La Leçon de ceci, les Enseignements de cela !...". Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l'avenir.

Retenons du deuxième paragraphe les idées suivantes.

La question n’est même pas tellement de savoir si l’histoire donne effectivement des leçons. Si elle en donne, elle en donne trop. A chaque antécédent que je pourrais invoquer pour justifier une ligne de conduite, on peut m’opposer un contre-exemple, la leçon contraire. L’histoire, parce qu’elle contient tout, donne des leçons de tout et son contraire.

On pourrait aussi dire que la "bonne" leçon n’apparaîtra qu’à l’épreuve des faits, donc trop tard. Les leçons de l’histoire se ramènent au "je te l’avais bien dit" des donneurs de leçons: ils auront toujours raison, mais trop tard.

Retenons donc que l’histoire ne donne pas réellement de leçons, en tout cas pas au sens de recettes générales qu’il suffirait d’appliquer pour arriver à un résultat.

2) l’histoire comme culture

Si l’histoire ne donne pas de leçon toute faite pour construire notre avenir, en un certain sens elle contribue pourtant à nous aider à trouver des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux. C’est l’histoire comme culture.

Qu’est-ce que la culture en général? Ce qu’on désigne comme "culture personnelle", c’est un peu une "connaissance inutile". C’est-à-dire que certaines connaissances sont destinées à être immédiatement applicables, à transformer notre environnement. D’autres sont désignées comme inutiles, sans application concrète. En tant que l’histoire ne donne pas de leçons, elle semblerait entrer dans cette deuxième catégorie, et ce d’autant plus qu’elle ne s’intéresse qu’à ce qui n’est plus: elle serait la connaissance vaine par excellence.

Mais il faut remarquer que toute connaissance "produit" une certaine culture. Une connaissance n’est pas un savoir inerte, elle a des conséquences pour celui qui la porte, transforme sa sensibilité, sa vision du monde. On peut même dire qu’une connaissance (par exemple connaître les lois de l’attraction universelle) sans la culture qui va avec (ne pas savoir ce que ces lois veulent dire concrètement dans le monde qui nous entoure) est une connaissance morte, inutilisable. Comme si toute science requérait une culture comme son mode d’emploi...

Plus généralement, on dit de la culture que c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Pourquoi cela? Parce que la culture n’est pas un savoir qu’on peut apprendre puis oublier. Elle est plutôt le rapport vivant qu’on entretient avec le savoir. C’est le savoir en tant que vécu, habité. C’est ce par quoi je rends réellement miennes les connaissances que j’ai pu acquérir par ailleurs. Par la culture, je rends réellement personnel ce que sais. La culture, c’est lorsqu’on se fait soi-même.

Et l’histoire est peut-être la culture par excellence. On a même pu dire que l’histoire n’est rien d’autre que "la technique de notre culture": elle est ce par quoi on se donne un passé, on se construit une identité. En tout cas elle occupe une place de choix. Parce que tout ce que fait l’homme a nécessairement une dimension historique. Etre cultivé dans un domaine précis, c’est toujours pouvoir dépasser l’actualité immédiate, mettre en rapport le présent avec son passé. La culture permet ainsi de dépasser les standards d’une époque, éviter le piège qui consiste à toujours juger de tout selon notre propre époque, comme si elle était un absolu. Par exemple, la culture historique nous permet de voir qu’il y a d’autres formes de société possibles, que celle-ci dans laquelle nous vivons n’est qu’une forme contingente et perfectible de société... Elle nous libère donc de notre perspective étroite, dégage de nouveaux horizons.

Conclusion: la valeur de l’histoire n’est donc pas tellement d’être une science, mais bel et bien d’être un vecteur de culture. Elle permet à un homme singulier d’une époque donnée de se faire soi en élargissant son horizon. Elle permet à chacun d’échapper à l’enfermement dans son propre présent!

3) Histoire et mémoire

C’est en ce sens que l’on compare souvent l’histoire à une mémoire collective. Pascal, dans la préface du Traité du vide, disait que "toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement (...) Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres."

Ce qui sous-tend cette comparaison de l’humanité à un seul homme, c’est l’analogie entre la mémoire et l’histoire. L’histoire serait à l’humanité ce que la mémoire est à l’individu

Le sens de l’analogie proposée par Pascal est de mettre en valeur la continuité historique: de même qu’un individu se forme à partir de son histoire personnelle, l’humanité s’est faite à partir de son passé. Comme le disait Auguste Comte, "nul n’est humain que par les autres hommes" et "l’humanité est faite de plus de morts que de vivants". Contrairement à l’animal qui répète à chaque génération des comportements millénaires, l’homme se fait par l’histoire, remet en jeu à chaque génération ce que les précédentes ont construit, se détermine dans l’incertitude de ce que sera le lendemain.

L’histoire est donc fondatrice de notre identité, quelle meilleure raison donner pour s’intéresser au passé?

En quelque sorte le passé est toujours présent dans le présent. S’il y a évolution dans cette histoire, s’il y a nouveauté (les grandes dates de l’histoire), c’est que le présent se fait contre le passé, mais toujours à partir de lui.

Ensuite, lorsqu’on dit que l’histoire est une mémoire collective, il ne s’agit pas forcément d’une mémoire à concevoir sur le modèle de la faculté psychologique. Il s’agit plutôt de commémoration.

Par exemple, le 14 juillet est un acte de commémoration où l’on reproduit symboliquement un événement que l’on considère comme fondateur d’une identité nationale. Le 14 juillet ne célèbre pas tant la prise de la Bastille elle-même qu’il ne manifeste la volonté de vivre ensemble, ce par quoi une nation est une nation. Il ne s’agit donc pas tellement d’un acte de remémoration: il ne s’agit pas de se souvenir de ce qui s’est passé ce jour-là, mais de le répéter symboliquement, comme pour refonder notre identité collective. Le passé n’y est pas retrouvé tel quel, il est transfiguré en symbole, reconstruit (la prise de la Bastille n’était qu’un événement mineur) pour devenir un passé dans lequel le présent puisse se reconnaître, trouver son ancrage La différence mémoire/histoire, remémoration/commémoration, c’est qu’on ne se souvient pas vraiment, mais on veut se souvenir. Ce n’est pas le passé qui se prolonge dans le présent, c’est plutôt le présent qui se reconnaît dans son passé par une opération culturelle, pour se trouver un sens.

4) la catharsis historique

Mais cet attachement au passé, cette quête d’identité ne risque-t-elle pas de nous enfermer dans le passé?

Nietzsche dénonçait ainsi, dans les Secondes considérations inactuelles, qu’il peut y avoir un "inconvénient des études historiques pour la vie". L’intérêt pour le passé, peut être l’indice d’un refus de la vie. Un esprit morbide trouve dans un passé mort une fuite hors de la vie. D’où l’éloge de l’oubli par Nietzsche, synonyme à ses yeux de "légèreté" et de liberté.

Vérifions : l’intérêt pour le passé peut-il être considéré comme un enfermement?

Voyons ce texte de l’historien Marrou:

    La prise de conscience historique réalise une véritable catharsis, une libération de notre inconscient sociologique un peu analogue à celle que sur le plan psychologique cherche à obtenir la psychanalyse : dans l'un et l'autre cas, nous observons ce mécanisme, à première vue surprenant, par lequel la connaissance de la cause passée modifie l'effet présent ; dans 1'un et l'autre cas, l'homme se libère du passé, qui jusque là pesait obscurément sur lui, non par oubli mais par l'effort pour le retrouver, l'assumer en pleine conscience de manière à l'intégrer. C'est en ce sens, comme on l'a souvent répété de Goethe à Dilthey et à Croce, que la connaissance historique libère l'homme du poids de son passé. Ici encore l'histoire apparaît comme une pédagogie, le terrain d'exercice et l’instrument de notre liberté.

    H.-I. MARROU, De la connaissance historique, 1954

Que veut dire "catharsis"?

Dans sa Poétique, Aristote se posait la question de savoir pourquoi les hommes éprouvaient du plaisir à assister à une tragédie, où l’on voit pourtant portées sur la scène les passions humaines dans ce qu’elles ont de plus dévastateur. Pourquoi éprouve-t-on du plaisir à voir jouer des sentiments que l’on n’aimerait pas éprouver? Sa réponse est que voir ces sentiments sans les éprouver soi-même effectue une "purge" (catharsis, en grec), on participe aux sentiments des héros, sans en être soi-même affecté. On libère par là, en leur donnant satisfaction, ses propres passions, sans en subir les effets néfastes.

Freud a repris ce terme pour désigner un aspect de la cure de certaines maladies mentales. Les névroses seraient dans l’ensemble dues à un sentiment qu’on n’a pas pu extérioriser. Le sujet refoule un sentiment, il n’en a pas conscience, mais celui-ci veut revenir à la conscience par des voies détournées, en contournant la censure. D’où apparition de symptômes pathologiques, qui ne sont autres que l’expression déguisée d’un sentiment qu’on s’interdit d’éprouver. Le moyen qu’a trouvé Freud pour soigner ces maladies consiste à faire opérer par le patient un "transfert" sur la personne du psychanalyste. Celui-ci va être le substitut de la personne à qui ce sentiment était destiné. Exemple classique: un amour oedipien. De sorte que cet "affect coincé" va être libéré, "purgé".

Dans ce texte, Marrou fait le rapprochement entre la catharsis psychanalytique et une catharsis proprement historique. C’est-à-dire que nier son passé, l’oublier, ne nous y fait pas échapper, au contraire, c’est en subir obscurément le poids. Prenons l’exemple des jeunes allemands nés après la seconde guerre mondiale. Ils se sentaient l’objet d’une réprobation générale, d’un sentiment de culpabilité pour les atrocités commises en leur pays au cours de la seconde guerre mondiale, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient en être tenus pour responsables.

A ce sentiment de culpabilité, on peut réagir de deux manières. La plus simple est le négationnisme: faire comme si rien ne s’était passé. Nier le passé, le rejeter dans l’oubli. Mais c’est encore en subir le poids, mais sans s’en rendre compte. Le passé reste actif en eux, les travaille de l’intérieur. D’où apparition de symptômes inquiétants: renouveau fascisant en Allemagne.

La deuxième manière, c’est d’essayer de prendre conscience de ce passé, de l’assumer en pleine connaissance de cause. Ce qui permet, par la claire connaissance qu’on en prend, de se purger, de désamorcer ce qu’il peut avoir de pathogène.

Retenons que oublier le passé, ce n’est pas s’y soustraire, c’est même y être soumis encore plus durement. Pour oublier vraiment, il faut d’abord se souvenir. Ceux qui ne connaissent pas le passé, y vivent encore. L’intérêt pour l’histoire, paradoxalement, est donc loin de témoigner d’un intérêt morbide pour ce qui n’est plus. Ce passé survit en nous, obscurément. Et ce n’est qu’en en prenant conscience qu’il est possible de lui échapper. L’histoire permet donc, pratiquement, d’échapper au passé. Autrement dit, ce qu’il y a de remarquable avec l’histoire, c’est qu’elle permet aussi bien de rapprocher ce qui est loin que d’éloigner ce qui est proche.

CONCLUSION: on voit donc que l’intérêt pour l’histoire est loin d’être l’effet d’une curiosité vaine. Si l’histoire ne permet pas de préparer l’avenir (pas de leçon de l’histoire), elle permet tout au moins de se débarrasser du passé pour accueillir l’avenir avec confiance. Il y a quelque chose de sérieux à s’intéresser à l’histoire: cela permet d’échapper au passé, de disposer à nouveau de ce que nous sommes.

Peut-être même d’être meilleurs? Sans doute, l’histoire des hommes est l’histoire de la folie humaine (guerres et massacres: "l’histoire s’écrit avec le sang des peuples"), mais le seul moyen de donner un sens à ce passé, c’est d’espérer qu’il permette d’accéder à un avenir meilleur. Le passé de l’humanité trouvera sa justification dans l’avenir ou n’en aura pas. Toute l’ambiguïté du travail de l’historien est là: alors que le passé est ce qu’il est, qu’on ne peut plus rien y changer, il reste encore à lui donner un sens humain. L’histoire, en ce sens est à la fois toujours-déjà faite (les faits sont ce qu’ils sont, on ne peut pas revenir en arrière pour les changer) et infiniment à refaire (à interpréter pour mieux en construire le sens qui nous échappe à chaque fois).

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