Devoir de Philosophie

Grand cours: L'ART (VI de X)

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

B) LES CONDITIONS D’INTELLIGIBILITE DE L’OEUVRE : L'ŒUVRE D’ART COMME TRAVAIL (texte de Nietzsche= 

-        Le caractère inexplicable de l’oeuvre d’art peut s’amoindrir si l’on considère dans les oeuvres les traces de leur production. Regarder l’oeuvre d’art comme fruit d’un travail permet de pénéter au moins un peu dans le mystère de l’oeuvre. La liberté apparente de l'artiste qu'on met au compte de son talent a fait l'objet de toute une série de tentatives de réductions à des déterminations qui ne sont pas métaphysiques, mais psychologiques, sociologiques, historiques, physiologiques, politiques ou idéologiques…

-        On fait ainsi jouer à certains processus psychologiques, sociaux, historiques, physiologiques ou politiques, processus identifiables par les spécialistes et inaperçus pour l'artiste, le rôle qu'on fait jouer à la nature lorsqu'on parle du génie: donner des règles à l'activité apparemment libre de l'artiste et imposer ainsi des formes déterminées aux œuvres créées de telle sorte qu'en effet l'artiste ne sache rien de ce qu'il fait en réalité.

-        Ces substitutions permettent de donner des explications positives et non négatives que le génie ne donne pas, mais elle a aussi une fonction évaluatrice ou généalogique : la valeur des processus à l'origine de l'œuvre sert à déterminer la valeur de l'artiste et de l'œuvre. Mais quelle que soit cette origine, le génie s'en trouve remis en cause et l'artiste tenu pour génial désacralisé. Ce que ces tentatives d'explication rejettent, c'est l'élection de l'artiste, sa noblesse en quelque sorte. Donnons quelques exemples.

1) L’explication psychanalytique

-        Dans Introduction à la psychanalyse, Freud explique que l'artiste doit son activité créatrice à des mécanismes qui s'apparentent à ceux de la production des rêves : les œuvres d'art qu'il crée lui offrent des satisfactions substitutives semblables à celles des rêves éveillés ou non. Il aurait une grande aptitude à sublimer et une faible capacité de refoulement : il exprimerait ainsi ses désirs dans ses œuvres.

-        La création est une transposition des passions sur un plan supérieur, une sublimation. Selon Freud, la création artistique est une façon de rester enfant. On ne sort pas de l’enfance; grandir n’est pas renoncer à l’enfance, mais s’y substituer : devenir adulte, ce n’est que choisir son moyen de rester un enfant. Il y a trois formes de survivances, en nous, de l’enfance :

1.     La perversion

-        Déviation par rapport à l’acte sexuel “normal”, lorsque le plaisir sexuel est obtenu avec d’autres objets sexuels (homosexualité, pédophilie, zoophilie, etc.) ou lorsqu’il est subordonné à certaines conditions extrinsèques (fétichisme, voyeurisme, exhibitionnisme, sado-masochisme, etc.). La perversion est une régression à un stade en principe dépassé de la sexualité  infantile de la sexualité (qualifiée par Freud de “perverse polymorphe”). Le pervers est cet adulte qui n’a pas renoncé à ses jouissances d’enfant.

2. La névrose

-        La névrose est une affection psychique où les symptômes sont l’expression symbolique d’un conflit intrapsychique trouvant ses racines dans l’histoire infantile du sujet et constituant des compromis entre le désir et la tendance : névrose obsessionnelle, hystérie, névrose phobique. Les tendances perverses de l’enfance sont refoulées et ne s’extériorisent plus que sous la forme de symptômes morbides : les névrosés sont prisonniers de leur enfance.

3. La sublimation

-        La sublimation est une dérivation de la pulsion sexuelle vers des objets socialement dérivés : l’activité artistique et l’investigation intellectuelle. La sublimation fait la double économie de la névrose et de la perversion : les tendances infantiles ne sont ni refoulées (névrose) ni satisfaites (perversion) mais déplacées quant à leur but : l’homme qui sublime emporte son enfance avec lui, et investit ailleurs, en un autre lieu et à un autre niveau, l’énergie inapaisée de ses désirs infantiles (dans l’art, la morale, la science, la philosophie). Les tendances sexuelles se déplacent vers des buts non sexuels, de telle sorte que le désir trouve à se satisfaire, mais à un autre niveau et selon d’autres modalités.

-        Freud explique également que la création artistique est comparable au jeu et au fantasme : elle est à la fois maîtrise de l’absence et création d’une présence :

·       L’artiste, comme l’enfant qui joue, se crée un monde à lui, maîtrise l’absence, à l’instar du petit garçon qui ne cesse de jouer l’absence insupportable de sa mère pour la maîtriser et ne plus la subir. En ce sens, le travail artistique est proche du travail du deuil puisqu’il s’agit, par l’art, de supporter l’insupportable, de sorte que la souffrance peut devenir productive).

·       La création artistique ressemble au fantasme (rêve éveillé) : le fantasme est fils de l’insatisfaction; il relève, comme l’oeuvre d’art, de l’imagination éveillée et de ce que les adultes substituent aux jeux d’enfants auxquels ils ont dû renoncer. Le fantasme est un jeu d’adulte, un rêve éveillé.

-        Toutefois, dans la création d’une oeuvre, la fantaisie nous détourne certes de la réalité, mais ce détour devient un retour : l’art est « un chemin de retour qui conduit à la réalité « (Freud, Introduction à la psychanalyse). L’art est créateur, il produit des oeuvres, d’où l’obligation pour lui de compter avec le réel et de se rapprocher du travail ; l’art permet la réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité : l’artiste, joue, rêve, fantasme pour de vrai.

-        Freud considère que la névrose et l’art constituent deux solutions au même problème. Le véritable artiste serait celui qui, parmi les candidats à la névrose, est apte à donner à ses fantasmes, à ses rêves éveillés, la forme de l’universalité. Il conférerait à ceux-ci une valeur esthétique, une beauté, qu’originairement ils n’ont pas. Grâce à cette conduite de détour, l’artiste conquiert ce qu’il était dans l’incapacité d’obtenir de façon plus directe.

-        Mais Freud reconnaît lui-même que son analyse de type psychologique n'explique pas tout : que les œuvres d'art expriment des désirs n'explique pas comment l'artiste s’y prend pour que son oeuvre plaise aux autres qui n'ont pas nécessairement les mêmes désirs et produise un plaisir esthétique. C'est pourquoi il reconnaît à l'artiste un pouvoir mystérieux de représenter des désirs et des capacités d'embellissement qu'il n'explique pas.

2)     Marx

-        Selon Marx, la superstructure politique, juridique et idéologique d’une société donnée dépend en dernière analyse de la façon dont les hommes y travaillent. L’art, comme tout phénomène humain, dépend de l’infrastructure économique de la société dans laquelle il appartient : Marx explique, par exemple, que l’art grec suppose la mythologie grecque et l’arriération économique dont celle-ci constitue la compensation imaginaire. La création artistique correspondant à une transposition, plus ou moins inconsciente, voilée et mystifiée, des conflits de classes sociales à une époque donnée : l’art littéraire de Balzac décrit l’irrésistible ascension d’une bourgeoisie dénuée de scrupules aux dépens de la vieille aristocratie.

-        Mais Marx montre aussi qu’on ne peut pas réduire l’art à des déterminations historiques ou idéologiques : " Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liées à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de normes, ils nous sont un modèle inaccessible. " L’étude de l’infrastructure économique d’une société disparue peut rendre compte de l’idéologie qui y a dominé (les mythes, par exemple, dont s’est nourri Homère). Mais cette formation sociale appartenant au passé, cette idéologie nous paraît désormais désuète, elle ne nous parle plus, alors que son art, à l’inverse, demeure à nos yeux une source de plaisir.

-        Selon Marx, la fascination que l’art exerce encore sur nous tient à la nostalgie qu’on éprouve en présence des belles productions de « l’enfance historique de l’humanité «. Si on aime l'art grec, c'est pour les mêmes raisons que ce qui nous fait aimer notre enfance révolue : la naïveté, la fraîcheur…

-        En somme, Marx met bien en évidence les limites et les difficultés de l’explication historisante : on risque d’oublier que nous goûtons encore des oeuvres dont l’environnement historique nous est à jamais étranger, à trop vouloir donner le fin mot de l’oeuvre d’art. L’investigation historique ne peut certes manquer d’éclairer l’oeuvre d’art; mais elle ne saurait jamais démontrer que telle classe sociale devait nécessairement engendrer tel courant esthétique, et encore moins que tel courant esthétique devait fatalement prendre corps chez tel individu de génie et non chez tel autre.

3) Les limites de ces explications

-        Où l’on voit que ces explications, pour intéressantes et nécessaires qu’elles soient, laissent de côté l’essentiel, la valeur de l’oeuvre d’art. La psychanalyse ou l’explication matérialiste de l’art n’expliquent de l’art que ce qui en lui n’est pas artistique. On n’expliquera pas le génie de Rembrandt à partir de la Hollande de son époque : le dernier des petits maîtres hollandais reflète aussi son temps et n’est pas Rembrandt. L’art est une transfiguration des données (matériaux, sources de l’oeuvre) qui sont arrachées au monde de la vie et introduite dans un autre monde. La sensation, le désir, par exemple, ne deviennent matière esthétique qu’après avoir subi une purification, un dépouillement qui les libère des interprétations utilitaires de la vie courante.

4) Le génie, un grand travailleur (texte de Nietzsche)

" Les artistes ont quelque intérêt à ce qu'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quant à celui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger." (Nietzsche. Humain, trop humain, §155).

Commentaire :

-        Ce texte remet en question l’idée naïve selon laquelle l’artiste serait doué de facultés surnaturelles. Nietzsche se demande si le génie est travail ou disposition innée, don ou labeur ? Quelle est la nature du génie ? Le philosophe montre que le jugement, l’idée, le travail, c’est-à-dire des opérations mentales conscientes, jouent un rôle prédominant dans la conception artistique. L’inspiration, le don inné sont des mythes commodes et utiles à l’artiste.

-        Trois étapes dans ce texte : 

1.     « Les artistes…grâce « : Nietzsche expose le mythe de l’artsite créant sous l’effet de la grâce ; ce mythe, dit-il, est lié à l’intérêt de l’artiste.

2.     « En vérité…oeuvre « : décryptage du mythe : c’est le jugement qui trie et combine ; c’est l’idée, et non point la grâce ou le don, qui commande la grande oeuvre.

3.     « Tous…arranger « : conclusion : le travail fait le génie.

PREMIERE PARTIE (« Les artistes…grâce «)

-        La première partie du texte fait peser le soupçon nietzschéen sur l’artiste. Les artistes entretiennent le mythe du génie ou de l'inspiration parce qu'ils en tirent un bénéfice : celui de se faire passer pour des êtres à part, pour des élus de la nature. Entourer de mystère ses activités les rend plus nobles. De même, les exposer au regard du public les désacralise, voire déçoit. L’artiste a intérêt à ce que l’on privilégie la puissance de son « intuition «, c’est-à-dire de sa faculté de voir immédiatement dans le réel, comme si l’inspiration était facteur essentiel de découverte.

-        Les hommes aiment bien ce qui se présente comme tout fait, achevé ; le travail, la création à l’oeuvre ne sont pas très agréables à saisir. Et nous avons vu que l’oeuvre d’art semble surgir spontanément, en effaçant la trace du travail qui la fait naître. C’est précisément en cela que consiste la grâce, puissance surnaturelle qui donne voir une légèreté, une aisance, une dextérité dissimulant les laborieux efforts de l’intellect et de la volonté.

 DEUXIEME PARTIE (« En vérité…oeuvre «)

-        L’expression « en vérité « souligne que Nietzsche entend ici rétablir la vérité contre les mythes, les illusions, en dévoilant les ressorts cachés du discours.

-        Les grands artistes ne sont pas toujours bons : ils le seraient s'ils étaient inspirés comme ils le prétendent. Ils produisent de tout, y compris du mauvais. Alors qu'est-ce qui les distingue des artistes ratés ou des non artistes ? Leur jugement : ils sont exigeants dans leurs jugements, sévères avec ce qu'ils produisent.

-        Exemple des Carnets de Beethoven. Ils illustrent l'idée selon laquelle les œuvres d'art ne naissent pas sous l'empire d'une inspiration soudaine, mais par un travail de tri parmi des productions de toute nature. Cet exemple insiste aussi sur le caractère composite, combiné des œuvres : elles ne jaillissent pas d'une seule coulée.

-        C’est le jugement, en somme, qui répudie le mauvais et décide ; la grande oeuvre est le fruit de brouillons multiples, d’essais sans cesse répétés. Tandis que le vrai créateur rejette et choisit, l’artiste, l’improvisateur  est moins sévère avec ses propres productions. Il demeure au niveau de ce qui est composé sur-le-champ, sans préparation réelle, à la hâte.

-        D’un côté donc l’artiste médiocre qui multiplie les travaux rapides, qui se contente souvent d’imiter ; de l’autre le génie qui oeuvre sans cesse.

TROISIEME PARTIE (« Tous les grands hommes…arranger «)

-        Conclusion : les « grands hommes « - les génies, les héros, les grands penseurs, les grands créateurs en général – ont d’abord été de « grands travailleurs «, des individus inscrivant leurs fins dans le réel et fournissant, pour ce faire, un effort douloureux, une discipline de fer. Et c’est à double titre que leurs efforts se manifestent : d’abord pour créer quelque chose de neuf, pour « inventer « ; ensuite pour transformer, modifier les ouvrages de l’esprit par un nouveau travail (« remanier «).

-        L'artiste ne se distingue pas seulement par la sévérité de son jugement, il se distingue aussi par le volume de sa production : il travaille et produit beaucoup. L'artiste met toute son énergie dans la production et le tri.

-        En somme, Nietzsche soutient que l'artiste se distingue non pas par le génie mais à la fois par l'énergie avec laquelle il produit des choses de toute sorte de qualité et par la sévérité des jugements qu'il porte sur son travail. L'artiste n'est donc pas celui qui réussit tout ce qu'il fait sans savoir très bien pourquoi ni comment, mais celui qui produit beaucoup et qui est à l'égard de ce qu'il produit comme un spectateur exigeant triant, rejetant, combinant.

-        Au fond, Nietzsche ramène la création artistique à la passion et au goût : le goût trie, sélectionne parmi tout ce que l'énergie de la passion fait produire. Les œuvres d'art ne sont jamais produites que par ceux qui travaillent sans relâche, qui maîtrisent parfaitement plusieurs techniques, qui connaissent bien ce qui s'est fait dans leur art et qui réfléchissent beaucoup à ce qu'ils font. - Manuscrits raturés, reprises incessantes sont donc au fondement de la création. Ce texte met à distance l’idée de l’artiste comme être supérieur. Seuls comptent le travail, l’activité, la puissance, la joie mêlée à la soufrance, le jugement éclairé par la culture. L’art prolonge en quelque sorte l’activité créatrice de la vie : il n’est pas un miracle mais un produit de l’élan dynamique.

-        On ne peut donc opposer, à la façon des romantiques, le génie et le labeur. Le génie, c’est l’intelligence active qui tend vers une direction unique. Il n’y a pas de miracle propre au génie. L’activité de l’artiste ressemble en cela à celle de l’inventeur, du savant, etc. Le génie est le grand travailleur qui ne cesse de mettre en forme des matériaux et d’observer.

CONCLUSION :

-        Peut-on donc expliquer les oeuvres d’art ?

-        Dans un premier temps, il semblait impossible d’expliquer une oeuvre d’art, son mode de production n’étant pas le même que celui des autres productions humaines. L’oeuvre d’art reste irréductible à une expression rationnelle qui, en voulant rendre compte de l’acte créateur, appauvrit ou néglige l’originalité irréductible de cet acte. Mais en considérant l’oeuvre comme le fruit d’un travail et de l’utilisation de contraintes, il apparaît finalement que nous pouvons expliquer les oeuvres, au moins en partie, même si cette étape indispensable n’est pas suffisante à leur compréhension.

-        En effet, expliquer n’est pas encore comprendre. Les oeuvres d’art ont certes besoin d’être expliquées, interprétées, décrites, décomposées puisqu’elles n’adviennent comme telles que par notre collaboration. Mais tout discours sur elles, toute explication demeurent inachevés. Le propre de l’oeuvre d’art, c’est, semble-t-il, d’être inépuisable et lorsque son secret nous résiste, l’oeuvre nous renvoie alors à une absence, à un manque, à un vide, qu’elle nous invite à combler par l’imagination. La transcendance à laquelle les oeuvres d’art renvoient, elles ne la signifient que dans la distance. 

Liens utiles