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Grand cours: L'ART (VIII de X)

Publié le 22/02/2012

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B) L’ART, TRANSFIGURATION DU REEL

- L’opposition de l’art et du réel ne bénéficie-t-elle pas finalement à l’art qui incarne la liberté créatrice par excellence ? N’est-ce pas pour échapper à une réalité par trop pauvre et décevante que l’art prend tout sens et sa valeur ? L’art n’est-il pas une transfiguration du réel ?

1)     Principe de plaisir et principe de réalité

-        Revenons sur ce que dit  Freud à propos de l’artiste et de l’art. Selon Freud, l’artiste est celui qui ne reconnaît pas qu’il doit se plier au principe de réalité comme nous le faisons tous, en négociant avec le principe de plaisir.

-        Il y a dans l’art, en effet, l’expression des limites de notre monde réel, dans lequel nous devons travailler, nous plier aux contraintes de la réalité ; l’art nous offre la possibilité de les dépasser et de les exprimer. L’art exprime notre insatisfaction vis-à-vis d’un monde trop étriqué, dans lequel nous pouvons nous sentir enfermés. Mais en même temps, l’artiste retrouve une réalité que nous partageons tous dans le mouvement même par lequel il la fuit. S’il y a plus dans l’art que dans la réalité, c’est précisément ce que l’artiste y met en se détournant d’une réalité qu’il considère être trop pauvre.

-        Thème de l’artiste maudit parce qu’il se désintéresse de la possession des richesses et des valeurs de ce monde. L’artiste crée un monde propre, dans lequel les lois ne sont pas imposées objectivement (exemple des lois naturelles) mais édictées dans la liberté. Cela se solde par un départ de ce monde pour des mondes hallucinatoires : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens « (Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). Il y a dans l’art un courage qu’il n’y a pas dans la réalité, le courage de larguer toutes les amarres pour des mondes inconnus qui peuvent être dangereux et destructeurs (c’est le thème du Bateau ivre de Rimbaud). L’artiste est celui qui a le courage de partir d’un monde contraignant et de nous dire de loin ce que nous aurions vu si nous avions eu son courage.

-        En ce sens, l’artiste jouit d’une liberté absolue, ne serait-ce que parce que l’intérêt pour l’utile est écarté au profit du seul souci du beau. Il y a dans l’art autre chose que dans la réalité. L’art comme libération face à l’utile qui nous obsède et nous assiège en ce monde.

2)     L’art, un monde en soi

-        Hegel, dans L’esthétique,  souligne que ce n’est pas dans l’acuité d’une ressemblance que réside le ressort essentiel de la jouissance esthétique. Evoquant quelques anecdotes remontant à la Grèce antique, il raille l’admiration qui s’attache à de mornes et serviles reproductions des objets sensibles : « Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que des pigeons s’y trompaient et venaient les picorer…En présence de ces exemples, et d’autres du même genre, on devrait du moins comprendre qu’au lieu de louer des oeuvres d’art, parce qu’elles ont réussi à tromper des pigeons et des singes, on devrait plutôt blâmer ceux qui croient exalter la valeur d’une oeuvre d’art en faisant ressortir ces banales curiosités et en voyant dans celle-ci l’expression la plus élevée de l’art « (Hegel, Introduction à l’esthétique).

-        C’est donc limiter la mission de l’art que le réduire à une technique imitative. L’art ne peut pas rivaliser avec la nature, sinon il ressemble à « un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. «

-        En réalité, il n’y a pas de représentation qui soit pure imitation . Ainsi a-t-on pu penser, au XIXe siècle, que l’invention de la photographie libérerait la peinture de la fonction d’imitation de la réalité. Or, la vision photographique n’est pas la vision de l’oeil. Ce que l’on copie est une des manières d’être dont l’objet apparaît à l’oeil normal en fonction de la distance, de l’angle, de l’éclairage, des instruments utilisés, etc. Il n’existe pas d’oeil innocent : l’oeil choisit, rejette, organise, distingue, classe, construit. L’oeil saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète. Même à un très grand degré de perfection mimétique (le cinéma, par exemple), aucune image n’est une restitution véritable du réel : l’image est d’abord un objet technique qui a une histoire et qui cristallise des conceptions philosophiques, scientifiques, religieuses, imaginaires du monde. Tout ce qui est perçu est déjà plus ou moins interprété. L’imitation est la mise en évidence de traits sélectionnés par un interprète dans un donné déjà en perspective.

-        Ainsi, selon Hegel, l’art métamorphose, transfigure la réalité. L’homme contemple dans l’oeuvre d’art son humanité, son esprit, sa liberté. Même l’art réaliste qui prétend reproduire la nature n’est pas une copie de la nature; même l’impression, l’illusion de réalité ne peut être donnée par l’art que grâce à des procédés qui tournent le dos au réel.

-        L’idée que l’art est un monde en soi a d’abord été développée par les impressionnistes (Manet, Pissarro, Sisley, etc. ) qui montrent que la peinture existe indépendamment de l’objet, qu’elle a sa propre valeur expressive et plastique . Ces découvertes ouvrent la voie à d’autres peintres : Cézanne procède à une décomposition analytique du monde avant de former un monde pictural neuf fonctionnant selon ses propres lois internes ; Paul Gauguin joue sur le pouvoir émotif et le contenu symbolique de la couleur et de la forme : « Ne copiez pas trop d’après nature; l’oeuvre d ‘art est une abstraction «.

-        Au XXème siècle, l’abstraction est le renoncement à une reproduction réaliste et figurative (oeuvres de Kandinsky, de Mondrian). Il s’agit, par exemple, de faire du tableau un écran et un détecteur d’émotions artistiques; l’effet naît de la composition et non plus de l’objet; la couleur et la forme sont devenues les éléments déterminants. L’art contemporain insiste sur la spécificité du langage plastique : la peinture a un langage propre, celui de la couleur, du geste, de la construction. L’oeuvre d’art renvoie à elle-même, toute oeuvre se retire du monde et montre quelque chose comme un monde qui lui est propre et qui produit du sens. L’oeil doit en quelque sorte se laver pour arriver à regarder l’oeuvre avec un regard propre et neuf.

-        De même, la beauté de l’oeuvre n’est pas celle de la nature : nous ne prêtons de la beauté à un chaudron dans une cuisine, à une vache dans un pré ou à un coucher de soleil, qu’à partir de notre culture artistique. D’humbles ustensiles de cuisine nous donneront une émotion esthétique parce qu’ils nous suggéreront une toile de Chardin. Ce sont les oeuvres d’art qui nous apprennent à goûter certaines réalités de la nature auxquelles nous serions indifférents.

-        Oscar Wilde va même jusqu’à affirmer que la nature est notre création, que « Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté…A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ce effets…Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa « (Le déclin du message).

-        S’il y a manifestement plus et autre chose dans l’art que dans la réalité, tout semble opposer radicalement l’ordre de la réalité et celui de l’art. Or, cette opposition est-elle pertinente ?

3)     Au-delà de l’opposition avec la réalité (texte de Bergson)

-        L’opposition de l’art et de la réalité ne vaut que si l’on définie la réalité comme le règne de l’efficace, de l’utile. Or, l’art nous dit ce que la réalité ne nous dira jamais d’elle-même, à savoir qu’elle ne se réduit justement pas à l’utile. A propos du tableau de Van Gogh représentant des souliers de paysans, Heidegger explique que là où ne voyons dans l’objet familier que la paire de chaussures qui s’épuisent dans leur utilité, Van Gogh nous donne à voir ces mêmes souliers portant en eux la vie du paysan, son labeur, sa fatigue, ses attentes, la patience de ses pas.

-        Aussi ne faut-il pas tant dire qu’il y a plus dans l’art que dans la réalité ; l’art révèle ce que la réalité n’a pas pour vocation de donner d’elle-même. Il y a dans ce que nous nommons réalité une obsession de l’utile, de la répétition, du quotidien qui nous met justement à distance de la réalité profonde des choses. L’artiste nous permet de retrouver le monde, la réalité profonde des choses. Il y a dans l’art une manifestation de ce qu’est le monde, de ce qu’est l’homme. Du coup, l’art est cette réalité que nous cherchons.

-        Exemple des ready-made de Marcel Duchamp : des objets utiles, communs sont placés dans l’enceinte du musée pour montrer qu’il n’y a pas l’art d’un côté et la réalité de l’autre mais que l’art et la réalité sont l’un dans l’autre ; l’art est dans le monde, l’art est au monde ; l’objet peut entrer au musée, la réalité peut entrer au musée, le monde de l’art est un monde réel.

-        Texte de Bergson

« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. «  (Henri Bergson, « Conférence de Madrid sur l’âme humaine «, in Mélanges, P.U.F.

Questions

-        Dans ce texte Bergson se demande si l’artiste est celui qui voit mieux que les autres. Ce texte tente de définir la nature de l’artiste et le sens profod de l’art. Bergson se place ici sur le terrain du rapport à la vérité. Contrairement à Platon qui ne voyait en l’artiste qu’un illusionniste, un imitateur expert dans la production de trompe-l’oeil, Bergson soutien une thèse opposée : l’artiste est précisément un homme qui voit mieux que les autres et qui « regarde la réalité nue et sans voile «.

1.     Quelle différence l’auteur établit-il entre « voir « et « regarder « ?

-        Bergson nous explique que lorsque nous regardons un objet « nous ne le voyons pas «. Regarder n’est pas la même chose que voir. Voir, c’est voir des conventions interposées entre l’objet et nous, c’est percevoir uen chose à travers un écran qui nous masque la présence la plus authentique.

2.     Quelle est la nature de ces conventions interposées entre l’objet et nous ? Pourquoi sont-elles nécessaires ?

 

-        Or, quelles sont ces conventions ? Bergson vise les mots de notre langage qui sont interposés, comme des étiquettes le sont sur des produits de consommation, entre les objets et nous. Les mots nous procurent cette « commodité « : celle de la communication, laquelle rend l’échange plus facile, le travail plus aisé, une meilleure satisfaction des besoins. Dans un autre texte (Le rire), Bergson explique que « vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées «.

 

-        En clair, ce que nous regardons du monde extérieur est ce que nos sens en extraient pour éclairer notre conduite en vue de satisfaire nos besoins. Nous écartons en quelque sorte de l’objet tout ce qui ne correspond pas à son utilité. Les mots renvoient à un sens, ils englobent une définition  que nous avons toujours à l’esprit quand nous regardons le monde. Cette définition est le concept de l’objet, objet qui se résume à une formule qui porte sur sa fonction, à laquelle il est réduit.

-        Exemple du tableau de Van Gogh de 1886 « Souvenirs avec lacets «. Nous ne voyons pas autre chose qu’une paire de semelles recouvertes de cuir pour servir à chausser des pieds. Le concept qui est associé au mot « chaussures « et qui les réduit à leur fonction la plus générale, convient à toutes les paires de chaussures, et nous empêche de voir cette paire-ci dans sa singularité. Ce sont donc bien ces conventions – les mots, leurs concepts – qui constituent ce voile dont parle Bergson.

-        Nous ne voyons pas ce qui est mais ce que nous avons appris à voir. La réalité n’est guère autre chose que nos perceptions passées à travers les filtres de notre conditionnement. Nous voyons les choses selon ce que nous sommes et non telles qu’elles sont. Par exemple, les artistes de l’antiquité avaient l’habitude de dessiner des cils aux paupières inférieures des chevaux, les chevaux n’ont pas de cils à la paupière inférieure ; ces artistes en voyainet parce qu’ils étaient accoutumés à en voir aux paupières des êtres humains.

3.     De quelle manière l’artiste peut-il « mettre le feu « à toutes ces conventions ?

-        Seul l’artiste est capable de « mettre le feu à toutes ces conventions «, en portant sur le monde un oeil qui n’est justement pas celui de la consommation ou de l’utilitaire. Son regard est désintéressé, il redécouvre les êtres et les objets dans leur mystère et leur plénitude. Il s’agit des réalités naturelles comme des objets techniques.  Lorsque le peintre, par exemple, représente, sous forme de « natures mortes «, des aliments, des fruits, il oublie ce qu’ils signifient pour nos yeux de consommateurs et les regarde pour eux-mêmes. La contemplation se substitue à l’intérêt.

4.     Quel type de regard l’art nous amène-t-il à poser sur le monde ?

-        Le regard de l’artiste est un « voir « plus profond, plus entier. Il repose sur le mépris de « l’usage pratique et des commodités de la vie «. Cette conversion du regard peut seule nous amener à pénétrer la réalité de la manière la plus intense.

-        L’artiste nous libère du familier, il nous donne des yeux neufs grâce auxquels nous découvrons des aspects de la réalité dont nous n’aurions pas rêvé, aspects qui en fait n’étaient pas là avant que l’artiste les ait créés par sa vision. Nous ne voyons plus une montagne, une coupe de fruits du même oeil que nos ancêtres parce que Cézanne nous a montré comment lui les voyairt et nous a enseigné une nouvelle façon de voir ces choses.

-        Matisse raconte une anecdote : une dame visitait un jour son atelier et, après avoir examiné la toile qui se trouvait sur le chevalet du maître, elle lui déclara : « vous avez fait le bras de cette jeune fille beaucoup trop long «. Matisse répliqua alors : « C n’est pas une jeune fille, madame, c’est un tableau «.

Conclusion :

- L’art n’a donc pas pour mission d’imiter ou de copier la nature, la réalité : langage spécifique, l’art transfigure la réalité, la spiritualise et constitue un monde en soi, une réalité autonome dont la forme exprime concrètement la signification ; il travaille ainsi toujours à modifier et à enrichir notre façon de percevoir et de ressentir le monde. Enfin, comme activité qui témoigne du génie, l’art est à la fois original et exemplaire, il constitue une forme originale de connaissance non intellectuelle, un pouvoir créateur de l’imagination. Il y a bel bien une réalité de l’art, plus réelle peut-être que la réalité de la réalité et qui nous ouvre un monde dont les frontières sont reculées. Mais l’art est aussi la rencontre entre la sensibilité de l’artiste et celle du spectateur. Elle est source d’effets bien spécifiques, de jugements particuliers et, surtout, elle est porteuse de valeurs dont il convient d’identifier la nature. D’où la question du jugement esthétique sur laquelle nous allons maintenant nous pencher et achever notre réflexion sur l’art. 

 

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