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Grand cours: L'ART (IX de X)

Publié le 22/02/2012

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IV) LE JUGEMENT ESTHETIQUE

-        Le jugement esthétique ou jugement de goût est le jugement qui porte sur l’oeuvre d’art. En effet, face à une oeuvre d‘art, nous ne nous contentons pas de sentir, nous percevons, évaluons, nous portons un jugement. De quelle nature est ce jugement ? A quelles lois obéit-il ? Existe-t-il un Beau objectif que nous n’aurions plus qu’à reconnaître ? Ou bien faut-il donner raison au dicton « des goûts et des couleurs, on ne dispute pas « ? Le beauté est-elle affaire de raison, le goût résidant dans la perception de rapports déterminés (mesure, ordre, règle, harmonie) ? Ou bien est-elle affaire de sentiment ?

A) L’IDEE DE BEAU : OBJECTIVITE ET SUBJECTIVITE

-        Les variations du goût et des modes artistiques ne doivent pas cacher que certaines oeuvres semblent incarner un type éternel de beauté. Existeraient alors des valeurs esthétiques auxquelles correspondraient des normes fondamentales de la beauté. Mais qu’est-ce que la beauté ? On parle, en effet, de “beau paysage”, de “belle femme”, de “belle peinture”, etc.

1) Définitions

-        L’idée de beau est polysémique, elle s’entend à la fois dans un sens relevant de l’esthétique et un sens relevant de la morale : on parle d’une belle action, d’un beau geste, d’un beau tableau, d’une belle musique.

-        Le Beau désigne ainsi une norme d’appréciation du jugement esthétique qui s’applique aussi bien aux objets naturels qu’aux objets de l’art. Le beau, comme catégorie esthétique, est défini par l’harmonie, l’équilibre, la juste mesure, bien qu’à notre époque le sens de l’oeuvre d’art soit considéré comme plus important que sa beauté.

-        La beauté est la qualité de ce qui est beau. Le beau et la beauté appartiennent à des registres différents : le beau appartient au vocabulaire esthétique et philosophique ; il est un concept déjà élaboré pour lequel on est amené à chercher une définition, des critères, un fondement. Le terme de beauté est d’usage plus courant, il a une extension plus large : il désigne une qualité sensible immédiatement perceptible qui suscite une réaction d’admiration, d’enthousiasme antérieure à toute réflexion.

-        L’idée de beau est étroitement associée à l’idée de forme, à la figure spatiale d’un objet, avec ce qu’un objet a de géométrique. La beauté, entendue comme le caractère de ce qui est beau, est la perfection formelle ou plastique, ce qui n’a pas besoin d’être “retouché”, ce à quoi il n’y a rien à ôter ni rien à ajouter. A contrario, la laideur est toujours associée aux notions d’informe ou de difforme, de sorte que l’idée de beau est en rapport à l’espace et à la géométrie.

-        Mais cette notion de forme est insuffisante à définir l’idée du Beau. En effet, une forme est dite belle, notamment en architecture ou en sculpture, lorsque la loi qui a présidé à sa construction est immédiatement perceptible au regard : la symétrie lui permet d’apparaître d’emblée comme une totalité organique, se détachant nettement du fond.

-        En ce sens, l’idée de beau implique à la fois l’idée de complexité et de simplicité, ce qui explique que la forme du cercle ou de la sphère soit considérée come le symbole de la perfection formelle ; l’idée de beau, la forme du cercle se rapprochent du concept de totalité organique où la symétrie et la proportion permettent de réunir la simplicité e la complexité, c’est-à-dire de réaliser l’unité de l’un et du multiple.

-        L’idée de beau implique un achèvement, c’est-à-dire l’intégration d’un contenu dans une forme, la disparition de toute marque d’inachèvement dans une totalité organique où toutes les potentialités s’accomplissent, où la multiplicité du contenu s’accomplit dans l’unité de la forme.

2) L’objectivité du beau

-        Si l’on définit la beauté comme le caractère de tout ce qui est beau, dans cette définition, le Beau et la Beauté sont indissociables de la réalité qualifiée de belle (elle est dans cette chose); la beauté du paysage est dans le paysage; la beauté d’une femme est inséparable de cette femme. Cette beauté-réalité semble consister en des qualités de proportion, en une harmonie de la forme.

-        Dans l’antiquité grecque, le terme Cosmos désignait la belle parure, la coiffe des femmes, l’univers en tant qu’harmonieux et ordonné, de sorte que la beauté est la visibilité de l’ordre. Un temple, une statue étaient conçus comme beaux dès lors qu’ils manifestaient l’objective harmonie du cosmos. Les Grcs englobaient dans le Beau les autres grandes valeurs, morales, du Bien, et logiques, du Vrai. On retrouve cette conception dans notre vocabulaire usuel : d’une jolie femme, on dit qu’elle est « bien « ou « pas mal «, et l’on dira plus volontiers « c’est bien « à propos d’un livre ou d’un film appréciés, que « c’est beau «.

-        Pour l’idéal classique donc, il existe une beauté objective que l’artiste traduit par les moyens de son art ; le goût n’est pas une appréciation personnelle mais la reconnaissance objective de cette beauté.

-        Cette conception a été mise à mal par la découverte d’autres arts qui reposent sur de tout autres règles et exprimant de tout autres valeurs que les nôtres, et l’émergence de l’individualité comme critère et valeur essentiels. D’où l’idée d’une subjectivité du goût esthétique

3) La subjectivité du goût esthétique

-        Il semble que le goût échappe aux contraintes externes, aux déterminations du milieu. Le goût apparaît en effet comme l’expression intime de notre caractère, de sorte que le goût à proprement parler n’existe pas, il y a mon goût, irréductible singularité des individus. Par le goût s’affirme la iberté personnelle – valeur essentielle de la modernité. D’où la répugnance, au nom du respect et de la liberté d’autrui, à juger négativement le goût de l’autre sous le prétexte qu’il n’est pas le nôtre.

-        Dès lors, tout ce que je trouve beau, c'est tout ce qui me procure du plaisir ou une satisfaction du seul fait de regarder ou d'entendre quelque chose. Ce qui signifie que la beauté n'est pas dans la chose, mais en moi, c'est-à-dire dans l'effet agréable qu'a la contemplation de la chose sur moi. Le beau n'est plus un ensemble de qualités objectives, il est désormais un sentiment subjectif, un affect. Dans ces conditions, l'objet qui est perçu devient secondaire et les raisons ou les causes pour lesquelles un être est affecté par telle ou telle chose sont à chercher et à trouver non dans la chose, mais dans celui qui est affecté, son histoire, son état psychologique, son état de santé, son éducation…dans ce qu'il est de plus singulier donc. 

-        Dire qu'une chose est belle serait alors un abus de langage : elle n'est ni belle, ni laide : elle n'est l'une ou l'autre que pour quelqu'un et non en elle-même. On devrait dire que la chose plaît, qu'elle procure une satisfaction, qu'on le trouve belle, disant par là que ce propos n'engage que nous et ne dit rien de la chose. 

-        Cette thèse d'une pure relativité du jugement de goût semble réfutée par l'existence de certains objets qui font sinon l'unanimité du moins qui rassemblent beaucoup de sujets. Hume répond à cela en disant que la pure relativité de nos jugements de goût est nécessairement limitée en cela que nous avons en commun une certaine constitution physique qui nous incline à apprécier les mêmes choses, celles qui sont agréables à ce que nous avons de commun, notre corps. 

-        Ce qui est harmonieux pourrait plaire non pas simplement à l'esprit, mais procurer un plaisir physique lié à l'apaisement que provoquent des proportions harmonieuses. De même, la beauté qu'on prête aux êtres naturels n'est peut être pas liée à leur perfection objective, mais à cela que les êtres naturels trouvés beaux ont des traits qui exaltent la vie, ce qui ne peut que plaire aux êtres vivants que nous sommes.   

-        D’où l’affirmation selon laquelle des goûts et des couleurs on ne dispute. Alors qu’en mathématiques il semble possible de tout prouver ou de tout démontrer, qui peut prouver, en matière de goûts, fussent-ils artistiques, qu’il a raison d’aimer ce qu’il aime ? Et qui peut prouver que le musicien que l’autre préfère n’est qu’un mauvais musicien. En matière d’art, il n’y a, semble-t-il, ni tort ni raison parce qu’il n’y a pas de preuve possible. Comme le dirait Popper, les goûts sont proprement infalsifiables. De sorte que, au total, on aime ou l’on aime pas. C’est sans doute le point de vue le plus répandu.

Conclusion :

-        D’un côté donc, il semble que le beau, comme valeur, s’impose à nous et renvoie à des propriétés objectives de formes, d’harmonie, d’équilibre, de perfection. D’un autre côté, le beau semble être l’affaire d’une appréciation purement subjective qui, à ce titre, est incommunicable, indiscutable et subjective. Comment, dès lors, trancher entre la thèse « objectiviste « et la thèse « subjectiviste « ? La thèse de Kant permet de résoudre l’aporie

B) L’ANALYTIQUE DU BEAU

-        Pour répondre à la question : « qu’est-ce que le Beau ? «, il convient de nous interroger sur la nature du jugement esthétique. Le beau peut-il ne pas plaire ?  La question se pose notamment à partir de situations fréquentes de désaccords sur la beauté d’une chose, d’un paysage, d’une oeuvre. La question nous demande de dire s’il est plausible que le beau ne plaise pas du tout : il s’agit ici de l’indifférence à la beauté. Nous nous aiderons de l’analyse de Kant dans La critique de la faculté de juger où Kant répond à la question « qu’est-ce que le beau ?«

1)     Le Beau, le bon et l’agréable

-        Kant distingue trois types de satisfaction parmi ce qui peut procurer un plaisir : l'agréable, le bon et le beau. Ces trois choses ont en commun de nous procurer des satisfactions et c'est pourquoi il est courant de les confondre. Mais ce n'est pas parce qu'elles plaisent toutes les trois qu'elles sont semblables.  

-        L'agréable est une satisfaction dite pathologique : elle est liée à notre corps, à nos appétits, nos penchants, notre sensibilité. Ce qui est agréable est ce qui nous met en appétit, nous excite, réveille notre désir, autant de chose liées à notre corps, à ses besoins autant qu'à ses désirs. 

-        Le bon est lui aussi lié à cette faculté de désirer, mais la satisfaction qu'il procure est dite pure ou pratique, c'est-à-dire morale. Elle est liée à notre moralité, à ce que nous jugeons bon moralement, et, à ce titre, à ce que nous souhaitons ou désirons voir exister.  Aussi, lorsque nous disons d'un geste d'une grande générosité, d'une droiture qui nous émeut qu'il est beau, on se trompe : il n'est pas beau, il est bon et c'est en tant que tel qu'il nous touche : il est conforme à ce qui devrait toujours être fait et qui n'est pas si souvent fait.  Le bon est ce qu'on estime ou approuve. Le bon, une bonne action par exemple, procure du plaisir en cela que nous trouvons l'action estimable, en cela qu'elle a de la valeur, une valeur morale qui la rend touchante.  

-        La satisfaction que procure l'agréable et le bon est liée à l'existence de l'objet, alors que la satisfaction que procure le beau n'est liée qu'à la représentation de l'objet et non à son existence. Ce qui est trouvé beau serait toujours trouvé tel si cela n'existait pas, alors que ce qui est trouvé agréable ou bon ne peut procurer de satisfaction que si cela existe vraiment, c'est-à-dire que si on peut se le procurer, en tirer une satisfaction sensuelle effective ou souhaiter que cela se produise vraiment.

-        C'est pourquoi la satisfaction que procure le beau est dite contemplative : elle existe dans la pure et simple représentation de la chose : j'ai du plaisir à la regarder sans que ce plaisir soit en aucune manière lié à un désir de possession ou de consommation, j'ai du plaisir en la regardant purement et simplement. 

-        Exemple : la simple idée ou l'image ou la perception d'un éclair au chocolat, d'une charmante personne ne peuvent être agréables que si ces représentations éveillent ou s'accompagnent d'un désir et par conséquent que s'il est de l'ordre du possible de manger l'éclair au chocolat et de rencontrer cette charmante personne. Si ce n'est en aucune manière possible, ces représentations ne sont pas agréables, mais pénibles puisque mon désir sera frustré.

-        De même, l'idée ou l'image d'une bonne action ne procure aucune satisfaction en elle-même. Si je conçois une bonne action, alors parce qu'elle est bonne, elle doit devenir réalité, et c'est en cela qu'elle est désirable. Au contraire, l'idée de la bonne action qui n'a pas été accomplie causera de la mauvaise conscience. L'idée d'une bonne action ne remplace pas l'action.  

-        Le beau est le seul plaisir qui n'ait aucun rapport avec le désir : c'est ce qui plaît sans être désirable, donc qui pourrait plaire y compris si cela n'existait pas réellement. L'agréable est ce qui fait plaisir. C'est ce qui peut procurer une satisfaction sensuelle, ce qui est la promesse d'une telle satisfaction. Elle ne suppose pour exister que le corps et ses appétits.  Le beau plaît simplement. C'est ce qui fait simplement plaisir, c'est-à-dire qui procure une satisfaction indifférente à l'existence de l'objet. 

-         Contrairement à ce qui a lieu dans l’expérience de l’agréable ou du bon, aucun désir de consommation ne porte vers l’objet ; la satisfaction est contemplative, désintéressée, alors que la satisfaction produite par l’agréable est intéressée ; le plaisir que je ressens au spectacle de la beauté est gratuit. Dans la contemplation esthétique, je suis ravi, délivré de la tyrannie de mes désirs sensibles. L’expérience de la beauté effectue une dématérialisation du désir.

-        D’autre part, si l’agréable définit le beau, il est impossible de comprendre la « belle action « : il s’agit là de jugements de valeur d’où la sensation de plaisir peut être absente (« je reconnais que c’est beau mais…cela ne me fait ni chaud ni froid «). L’agréable n’est pas critère de beauté, d’autant moins que le jugement de beauté reste quand la sensation de plaisir est passée.

-        Du coup, le beau est « l’objet d’un jugement de goût désintéressé « : cette thèse condamne toutes les conceptions qui assignent à l’art une fonction utilitaire, un intérêt pratique, la satisfaction d’un désir ou d’un besoin (dans la contemplation authentique, les pommes peintes par Cézanne n’ont point pour finalité de donner envie de manger ou d’aiguiser l’appétit).

2) Le beau est ce qui plaît universellement sans concept

-        Ainsi Kant peut-il dire que le beau est ce qui plaît (il procure du plaisir et se reconnaît à cela) sans concept (il ne suppose aucune connaissance de l'objet, de son essence, et n'apprend rien sur lui non plus), objet d'une satisfaction désintéressée (il n'a aucun rapport avec les intérêts sensuels du corps ou moraux de notre raison, il n'est pas lié à la faculté de désirer, il est donc tout à fait indifférent à l'existence de l'objet beau). 

-        Il y a quelque chose dans le jugement de goût d’universel, de nécessaire et cependant d’irrationnel : celui qui juge est amené à attribuer à chacun une semblable satisfaction; bien que le jugement esthétique ne constitue pas une connaissance objective, il est cependant implicitement  considéré comme valable pour tous (« universalité subjective «) : « franchement, vous ne trouvez pas ça beau?« (on admettra parfaitement, en tout cas plus facilement, que quelqu’un aime les vins de Bordeaux et n’aime pas les vins de la Loire).

-        L’universalité du jugement de goût n’est qu’une prétention : on n’obtient jamais l’adhésion de fait de tous les hommes sur une oeuvre belle. Il s’agit d’une universalité de droit et non de fait. L’universalité du beau se reconnaît à ceci que l’oeuvre vraiment belle continue à trouver des admirateurs dans le public éclairé, même lorsque les conditions psychologiques, sociale de son éclosion sont dépassées (Homère, l’art égyptien, Maya, etc.).

-        Universelle en droit, la valeur esthétique est en même temps nécessaire : on ne peut pas ne pas reconnaître la supériorité de Vermeer sur tel petit maître hollandais. Mais cette universalité nécessaire par quoi je reconnais la valeur d’une oeuvre ne sauraient faire l’objet d’une démonstration rationnelle. Le beau s’éprouve, ne se prouve pas. La beauté d’une oeuvre ne se démontre pas par de froides raisons car le jugement de goût est singulier et subjectif, alors que les concepts sont généraux et objectifs. En ce sens, l’universalité esthétique se distingue de l’universalité logique.

  Conclusion :

-        Kant dépasse donc l’opposition entre la thèse objectiviste et la conception subjectiviste du beau : le beau n'est ni dans la chose elle-même, ni dans le sujet seulement, il est dans le rapport entre les deux, dans la relation entre le sujet et la représentation de l'objet.  La beauté est d’un autre ordre que la perfection. Le beau est subjectif, il est de l'ordre de la satisfaction subjective et non de l'ordre de caractéristiques objectives de l'objet trouvé beau. Mais il ne faut pas confondre, au sein des satisfactions subjectives, l'agréable et le beau : le beau n'est pas relatif aux penchants et inclinations subjectives et individuelles de chacun ; le beau est ce qui plaît de manière désintéressée, c'est-à-dire en l'absence de tout désir, de sorte que tout le monde peut trouver belles les mêmes choses puisque la beauté ne dépend pas de nos penchants subjectifs. Le jugement de goût exprime quelque chose d’universel, de nécessaire et cependant d’étranger au concept ; il témoigne de notre humanité en état de tension et de partage entre une sensibilité qui nous rive aux phénomènes et une raison qui hausse notre expérience au niveau de l’universel.

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