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Grand cours: L'ART (X de X)

Publié le 22/02/2012

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C) LA CULTURE DU GOUT

-        Si, comme nous l’avons vu, le beau peut ne pas plaire en ce qu’il se différencie radicalement de l’agréable, c’est peut-être parce qu’il ne plaît pas toujours immédiatement et que la reconnaissance du beau suppose le goût, c’est-à-dire l’éducation, l’expérience, la maturation. Comme les autres facultés, le goût ne doit-il pas s’éduquer ?

1) Le devoir de discussion

-        L’idée que le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée nous conduit à affirmer, avec Kant, que le jugement entre dans l’expérience esthétique (« je ne trouve pas ça beau «) : non seulement je peux dire « ça ne me plaît pas «, « je n’éprouve aucun plaisir «, mais encore « je juge que ça n’est pas beau « et « je ne comprends pas que vous trouviez ça beau «.

-        Kant conclut qu’en matière de goût, on ne peut disputer mais on peut discuter. Il reprend l’antique opposition entre la discussion – conflit d’opinions sans issue – et la dispute – conflit de pensées où la preuve est possible.

-        D’abord, il y a des goûts qui s’imposent à nous et qui ne viennent pas seulement du libre choix de chacun : Malraux fait remarquer que si les hommes s’accordent plus facilement sur la beauté des femmes que sur celle des tableaux, c’est parce qu’ils ont été presque tous amoureux et pas tous amateurs de peinture.

-        Comme il y a des obstacles épistémologiques en science qu empêchent l’esprit d’accéder à la vérité, il y a des obstacles esthétiques qui empêchent la sensibilité d’accéder à la beauté : l’ignorance est le principal de ces obstacles. Pour qu’un goût fût l’expression d’une liberté personnelle, il faudrait qu’il fût l’expression d’un choix : en l’occurrence, on aime non pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut ; le choix a déjà été fait à la place du sujet (stéréotypes, préjugés, etc.). On n’aime pas spontanément l’art parce que l’art est difficile.

-        Le goût, en effet, est socialement déterminé ; nos goûts prétendus libres et personnels dépendent de notre âge, de notre sexe, de notre éducation, de notre niveau d’études, de la mode, de la publicité, etc.

-        Par ailleurs, si le goût est une affaire purement subjective, comment se fait-il que toutes les oeuvres n’ont pas d’égales chances d’être appréciées ? La hiérarchie n’est pas entre tel ou tel grand artiste mais entre tel grand artiste et tel artiste médiocre. Rien  voir avec la mode : c’est l’histoire qui se charge de faire le tri.

-        Le mot goût est inapproprié pour traduire le jugement et l’expérience esthétiques. Dans le goût proprement dit, il y a consommation d’un objet par un sujet. Or, l’expérience esthétique inverse le rapport de l’objet et du sujet : ce n’est plus l’objet qui entre dans le sujet mais le sujet qui se fond dans l’objet. Le mot de ravissement ou de contemplation est plus adéquat : être ravi, c’est être emporté, enlevé, arraché à la banalité de la vie quotidienne.

-        De même, les termes de sentiment ou d’émotion esthétiques ne sont pas non plus très pertinents : le sentiment et l’émotion sont purement singuliers, alors que face à la grande oeuvre on est comme hors de soi. On éprouve parfois une telle expérience de décentrement dans l’amour et le mysticisme.

2)     La médiation culturelle

-        L’artiste crée son oeuvre qui s’adresse à un public, lequel reçoit l’oeuvre tout autant qu’il la construit. Il y a à la fois un mouvement de réceptivité et de participation. Le public ne se contente pas de recevoir le message de l’artiste. La contemplation esthétique exige une activité créatrice de la part du spectateur. En effet, pour être réceptif à l’oeuvre, il faut faire l’effort de la comprendre et de l’interpréter ; c’est à cette condition que l’amateur d’art cesse d’être simplement passif car il participe à une valeur supérieure qui l’arrache à son propre univers.

-        Mais les oeuvres d’art ne nous parlent que si notre sensibilité et notre culture les forcent à parler ; la contemplation et le plaisir esthétique deviennent alors des recréations. L’acte créateur doit être compris, renouvelé par le spectateur : reconnaître la beauté, c’est la reproduire.

-        Certes, les jugements de goût varient selon les époques, les cultures, les catégories sociales (cf. La critique de Bourdieu). Mais il y aurait précipitation à en conclure que ces jugements de goût ne reposent sur rien d’objectif, et que le premier venu est aussi bon juge qu’un autre. Chacun est évidemment libre d’aimer ou de ne pas apprécier une oeuvre. Il n’empêche qu’un amateur averti peut mieux qu’un autre reconnaître en quoi la forme d’une oeuvre innove, réussit à exprimer quelque chose qu’aucune autre n’avait donné à ressentir avant elle.

-        Le goût, c’est-à-dire le plaisir que le public prendra à l’oeuvre, est une affaire culturelle, mais l’innovation formelle est, ou n’est pas, dans l’oeuvre. L’important pour chacun de nous est de goûter l’art par soi-même, chacun en fonction de sa personnalité. Encore faut-il s’en donner les moyens, les clefs, en sachant d’abord ce qu’il faut chercher dans l’oeuvre d’art. L’inculture ne favorise pas la spontanéité. Celui qui ne s’est pas initié aux langages de l’art, qui n’a jamais prêté attention à la musique, aux formes des arts plastiques, jamais comparé deux voix, deux tableaux, deux interprétations d’un même thème, celui-là a moins de chances qu’un autre d’entrer en relation personnelle avec une oeuvre.

-        Dès lors, si le beau ne plaît pas, c’est souvent que la capacité à le reconnaître a été négligée ou que les conditions de sa réceptivité ne sont pas réunies, la conscience étant tendue vers l’utile ou vers l’urgent (outre la culture, des conditions de réceptivité sont nécessaires ; disponibilité d’esprit, temps, etc.).

-        L’art nous désoriente souvent et remet en question l’universalité de la beauté de par les polémiques qu’il suscite. En effet, le génie donne ses règles à l’art, produit à travers des oeuvres de nouvelles règles que nul n’attendait et qui réclament de la part du public une adaptation ; les significatins de l’art sont complexes et l’expérience du beau suppose une démarche d’ouverture.

CONCLUSION

-        Située au-delà de tout désir et liée à la contemplation spirituelle, l'œuvre d’art, comme le signale Hegel, satisfait les plus hautes aspirations spirituelles de l’homme : appréhender sa forme spirituelle dans le monde, se saisir, en tant qu’esprit, dans le réel et dans les choses, contempler son esprit, son humanité en dehors de lui-même. L’art est bien l’esprit se prenant pour objet. Dans le jugement et le sentiment esthétiques, c’est l’esprit qui se projette ou se retrouve dans les choses. La beauté peut être considérée comme la manifestation extérieure de l’intérieur, comme l’articulation de l’intelligible et du sensible, la « spiritualisation « de la matière, en même temps que la manifestation visible de l’invisible.

-        En rupture avec toute valeur d’usage, l’art nous fait pénétrer dans le royaume des fins, qui est la gratuité totale, désintéressée de l’être. Par la purification des sens, la dématérialisation du désir que la beauté inspire, l’expérience esthétique nous fait naître à la dimension suprasensible. Dès lors, comme l’a pressenti Platon, le Beau est le symbole du Bien, manifestant un ordre inconnaissable en soi mais exprimé par la plus haute vocation humaine.

-        L’art ne remplit donc pas seulement des fonctions magiques (le besoin de se rassurer, de dominer, de donner du sens aux grands mystères de l’existence), religieuses (croire, vénérer, aimer, etc.), psychologiques (s’évader du réel, l’embellir), il renvoie tout autant à un besoin de spiritualité, d’expression, à une quête du sens contre la mort et le néant. Comme le dit Malraux, « l’art est un anti-destin « par lequel l’homme peut résister à l’impermanence de toute chose. Si la postmodernité fait son deuil du sacré, de la vérité, de Dieu, elle ne saurait faire son deuil du Beau et de l’art, qui demeurent compagnons d’une vie vouée au non-sens et à l’absurde. L’art et le Beau jouissent ainsi d’un privilège incontestable. 

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