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Article de presse: Alexandre Dubcek : un homme de bonne volonté

Publié le 22/02/2012

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20 août 1968 - Alexandre Dubcek est-il un héros, un " stratège génial " ou bien un novice et un faible ? Les avis restent partagés un an après les événements de l'été 1968. On dispose cependant de meilleurs points de repère. La publication partielle, l'été dernier, de l'intervention d'Alexandre Dubcek à la session du comité central de la fin d'octobre 1967-celle qui ouvrit la crise-montre amplement que le renouveau était inscrit en tête de son programme, bien avant d'avoir commencé. Dès cette époque en effet, il demandait un " changement fondamental " des méthodes de direction et dénonçait le conservatisme en des termes qui, déjà, prêtaient le flanc aux accusations de " complaisance droitière " qui lui seront lancées plus tard. Lorsqu'il affirmait : " Le danger du conservatisme et du sectarisme est non moins aigu pour le parti, en particulier pendant une période de changement, que celui des tendances libérales ", il préfigurait ce que serait son attitude au moment où ses adversaires " orthodoxes " dénonceraient la montée des forces " antisocialistes ". De même, c'est toute la politique soviétique actuelle de raidissement idéologique qu'il mettait en cause lorsqu'il déclarait : " Il est naturel que la défense de notre société contre les influences capitalistes... figure parmi nos devoirs fondamentaux. Cependant, nous ne pouvons nous satisfaire d'une attitude défensive, car c'est là que peuvent se cacher les semences de la stagnation et du conservatisme. " Ou encore : " Ce serait une faute sérieuse de confondre les conséquences avec les causes. Ni les émigrés ni les agents impérialistes ne peuvent créer pour nous de problèmes majeurs c'est pourquoi nous ne devrions pas leur faire l'honneur d'une propagande si puissante, imméritée et pour nous néfaste. " Il est intéressant de noter que tout cela fut dit six semaines avant que Leonid Brejnev ne vienne à Prague pour enquêter sur la situation. Le secrétaire général du PC soviétique, qui donna sa bénédiction au changement, ne peut s'en prendre qu'à lui-même si l' " hérésie " s'est développée. Pourtant, le 5 janvier 1968, lorsqu'il s'installe à la tête du parti, Alexandre Dubcek ne prévoit pas plus que quiconque ce qui va se passer ensuite. Réformiste sûrement, peut-être même un peu " révisionniste ", il n'est nullement le " libéral " qu'il va devenir ensuite dans l'esprit du public. Et s'il déclenche, ou plutôt laisse se déclencher, le processus de libéralisation, c'est bien sûr au nom d'une conception nouvelle du rôle du parti-un rôle fondé sur la confiance des masses et non sur le commandement-mais aussi pour deux motifs plus précis. -En premier lieu, une inimitié tenace pour Antonin Novotny, ses hommes et son régime. Ici, Alexandre Dubcek se retrouve " apparatchik " et, sachant qu'il n'y a pas place à la direction du parti pour deux équipes rivales, il pousse ses pions avec l'art consommé du tacticien. D'ailleurs, c'est Antonin Novotny qui ouvre les hostilités en remettant en cause, par un discours prononcé dans une usine de Prague à la fin de février, les conclusions du plénum de janvier. Dès lors, Alexandre Dubcek abandonne à son sort l'ancien premier secrétaire d'Etat. Le besoin de renouveler les cadres explique dans une large mesure le grand mouvement de fond du printemps -En même temps, le nouveau chef du parti refuse de se couper de l'aile marchante du progressisme, des intellectuels principalement, qui ont contribué plus que d'autres à le porter au pouvoir et dont il continue d'avoir besoin pour éliminer définitivement les hommes du passé. Les orthodoxes de l'étranger le lui reprocheront bien vite, l'accusant de ne pas voir le " principal danger ", de renoncer à la " lutte sur deux fronts " et de devenir prisonnier de la " droite ". En fait, ses détracteurs sont bien placés pour savoir que la lutte " sur deux fronts " n'est réellement possible dans leurs systèmes qu'en période d'équilibre, lorsque le pouvoir du moment est bien consolidé. Le seul pays qui peut faire exemple à cet égard est peut-être aujourd'hui la Hongrie, mais sûrement pas l'URSS, où Brejnev s'appuie de plus en plus sur les éléments staliniens pour développer son offensive anti-révisionniste. En Tchécoslovaquie, Alexandre Dubcek choisit le cours inverse : la principale caractéristique de son action au cours de cette période sera sinon d'encourager expressément les progressistes radicaux, du moins de ne pas vouloir sévir contre eux. Mais son rôle se limite à cela. Pour tout le reste, il semble se borner à observer la situation, à laisser les problèmes se décanter. On cherche en vain dans ses discours des jugements tranchés sur les problèmes concrets de l'heure. Cette tactique-si c'en est une-donne à Alexandre Dubcek l'avantage de ne pas trop " se mouiller " dans les tournants successifs et de conserver sa popularité. En revanche, elle l'expose aux critiques de ceux qui le soupçonnent d'être dépassé par l'événement, incertain, dépourvu de stratégie à long terme. On le dit sensible aux influences de son entourage, que celui-ci soit " progressiste " comme au printemps ou " orthodoxe " comme après le 21 août. Le public s'en rend compte, qui, au fond, lui donne son estime non pas pour ce qu'il a décidé ou voulu, mais pour les transformations dont son régime s'est accompagné et pour les qualités personnelles qui lui sont généralement reconnues : honnêteté, bonne volonté et esprit d'ouverture. Sa véritable heure de gloire est venue en juillet, lorsque l'on vit le " petit homme tranquille " redresser soudain l'échine et repousser, toujours calmement et sans bravade inutile, les exigences tonitruantes de son tout-puissant " allié ". S'attendait-il à la suite ? Il semble bien que non, et l'une de ses faiblesses aura été sans doute d'avoir sous-estimé, malgré sa longue fréquentation de l'URSS, malgré les relations personnelles qu'on lui prête avec Leonid Brejnev, la brutalité de ses partenaires. Quoi qu'il en soit, l'enlèvement violent au petit matin du 21 août, le retour douloureux à Prague, achèvent son entrée dans la légende, mais ils brisent aussi un ressort. C'est d'abord, en effet, comme il le dira lui-même, la consommation d'un " drame personnel " (il connaît un véritable effondrement physique), mais c'est aussi le début d'une extraordinaire équivoque politique. Car depuis les fameux " accords " de Moscou-accords devant lesquels il aurait été, comme Smrkovsky, fort réticent,-Alexandre Dubcek ne trouve plus sa place. Certes, il tente de se mettre à l'unisson du " réalisme " ambiant, comme le montre la fermeté de son dernier discours. Mais il n'est pas assez brisé pour être un Kadar, et il est trop humaniste pour être un Gomulka. De plus, il reste, jusqu'à nouvel ordre, trop populaire pour être renversé, mais il n'a pas assez d'énergie pour prendre en main fortement les commandes de toute manière, il est un peu tard pour résister avec succès aux pressions soviétiques. Aussi laisse-t-il les " réalistes " occuper le devant de la scène, tout comme, quelques mois auparavant, il laissait faire les " progressistes ". Malgré tout, l'histoire jugera sans doute avec indulgence cet " homme de bonne volonté " égaré au royaume des cyniques (1). MICHEL TATU Le Monde du 5-6 janvier 1969

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