Grand cours: L'ART (V de X)
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
II) LA CREATION ARTISTIQUE
- L’oeuvre d‘art suscite exégèses, commentaires, explications, justifications ; notre époque est friande des traitements analytiques démultipliés concernant les productions artistiques. Or, peut-on réellement expliquer les oeuvres d’art, si expliquer consiste à ramener le nouveau à l’ancien, l’inconnu au familier ? Le mystère de l'œuvre d’art ne s’oppose-t-il pas à toute tentative d’explication ? Certaines conditions de son intelligibilité ne peuvent-elles être mises au jour et nous ouvrir un accès à la compréhension des oeuvres ?
A) MYSTERE DE L'ŒUVRE D’ART : LA QUESTION DU GENIE (texte de Kant)
- L’oeuvre d’art ne se distingue-t-elle pas fondamentalement des autres productions humaines par le fait qu’elle est de droit inexplicable ? Une oeuvre d’art authentique ne doit-elle pas paraître naturelle, effacer les traces de sa production et échapper ainsi à toute analyse de ce qui la constitue ?
- Partons d’abord de l’expérience esthétique la plus commune qui est souvent bouleversante : ravissement, étonnement, admiration qui nous laissent impuissants par rapport à l’émotion et au plaisir éprouvés. C’est là que s’enracine pour une part la sacralisation de l’oeuvre d’art. L’oeuvre d’art se présente donc comme une énigme que nous avons envie certes de déchiffrer mais qui semble irréductible.
- Dans la Critique de la faculté de juger, Kant montre que l'œuvre d’art échappe à toute appréhension de type causal. Si expliquer c’est remonter d’un effet aux causes selon le modèle scientifique et technique, alors l’oeuvre d’art demeure effectivement inexplicable. D’après Kant, la différence qui sépare l’oeuvre d’art de toute production artisanale, technique ou scientifique réside dans le fait que les règles de production artisanales, techniques ou scientifiques sont clairement formulables, énonçables et donc explicites ; leur mise en oeuvre, les étapes nécessaires de leur production peuvent être décomposées et, à ce titre, réitérées et reproduites : ainsi peut-on fabriquer plusieurs objets de façon artisanale, même s’ils ne sont pas parfaitement identiques, et refaire une expérience scientifique ou démontrer plusieurs fois un théorème pour l’expliquer.
- L’oeuvre d’art, au contraire, semble échapper à ce mode d’appréhension analytique et utilitaire : « Seules les choses dont la connaissance la plus complète ne suffit pas à donner l’habileté à les produire appartiennent à l’art « (Kant, op.cit., par.43). Il ne suffit pas, en effet, de savoir pour pouvoir passer à l’exécution. L’oeuvre d’art n’est pas conceptuelle, elle n’est pas analysable en ce sens ; il est difficilement d’expliquer comment il est possible de tirer la règle de l’oeuvre d’art réalisée.
- Texte
" On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que l'originalité doit être sa première propriété ; 2° que l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu'il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent et il n'est pas en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres des préceptes, qui les mettaient à même de réaliser des produites semblables. (…) 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l'art ; et que cela n'est le cas que s'il s'agit des Beaux-arts. "
KANT, § 46 de la Critique de la faculté de juger.
Commentaire:
- Dans ce texte, Kant souligne que le génie se caractérise par l’originalité, l’exemplarité et l’incapacité à indiquer scientifiquement comment il réalise son oeuvre. En cela, l’oeuvre d’art est semblable à la nature.
1. L'originalité
- Que le génie soit un talent signifie qu'il est un don naturel. A savoir : une aptitude, une capacité de faire quelque chose, de produire, mais qui n'a pas été acquise par apprentissage, comme tous les savoir-faire. C'est un savoir-faire qui n'a pas été appris, qui est inné donc. C'est comme savoir-faire ou habileté qu'il faut entendre le mot règle ici. Les règles définissent des procédés, des manières de faire qui s'apprennent. Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose sans avoir appris à le faire.
- Ce savoir-faire inné n'est pas un savoir-faire qu'on pourrait apprendre, que ceux qui n'en sont pas doués pourraient acquérir par apprentissage. Avoir du talent, c'est être capable de faire ce qu'aucun apprentissage ne permettrait de faire. Le génie toutefois ne dispense nullement celui qui en à de travailler et d'apprendre. Le talent ne permet pas de faire l'économie de l'apprentissage des règles d'un art puisqu'il ne permet pas de maîtriser de manière innée les règles qui s'enseignent : il permet de suivre des règles qui n'appartiennent pas (encore) à l'art et que personne ne connaît (encore).
- Avoir du talent ou du génie n'est donc pas la même chose qu'être doué en ou pour quelque chose. Etre doué en ou pour quelque chose, c'est avoir des facilités dans un apprentissage : celui qui est doué est celui qui comprend vite, qui saisit immédiatement l'esprit des règles enseignées et qui est capable de les employer rapidement et avec aisance. Or, si être doué, c'est être capable d'apprendre vite les règles d'un art ou d'une science, cela n'a rien à voir avec la capacité de faire des choses selon des règles qui ne s'enseignent pas.
- Le génie est donc défini par Kant comme la maîtrise innée de règles encore inconnues. Conséquences : les productions du génie sont originales puisqu'elles ne procèdent pas de règles connues et enseignées (original veut dire qui n'a pas d'équivalent, qui ne ressemble à rien de connu, qui est radicalement nouveau). Kant oppose ainsi l'imitation et le génie, la reproduction des choses connues et la création de choses originales.
- Avoir du génie ou du talent, c'est donc être capable de faire quelque chose d'original, d'inouï, d'incomparable, sans avoir appris à le faire et en dehors des règles connues.
2. L'exemplarité
- Deuxième caractère du génie avec l’originalité : l’exemplarité. Le génie a ceci de paradoxal qu’il est à la fois original et exemplaire : original, parce qu’il ne peut naître de l’apprentissage de certaines règles; exemplaire, car ses oeuvres peuvent devenir des modèles qui serviront aux autres de règles de jugement tirée a posteriori. Les imitateurs ou les faussaires, et l’art académique en général, transforment en recette les modèles que le génie a fait surgir.
- Il faut distinguer deux originalités : une qui est absurde, l'autre qui est exemplaire. Est absurde l'originalité d'une chose qui n'est que nouvelle, sans antécédent ; est exemplaire l'originalité d'une chose qui pourra servir de modèle dont s'inspireront les autres créateurs.
- Les œuvres produites par le génie ne sont pas des imitations mais seront imitées et serviront à juger de la valeur des autres œuvres. L'exemplarité correspond donc à la valeur esthétique de l'œuvre, valeur qui lui vaudra d'être un exemple pour les autres.
- Deux types de critères font la valeur d’une oeuvre d’art : la beauté de l'œuvre et sa puissance expressive ou représentative. Les œuvres géniales ont donc deux fonctions en tant qu'elles sont exemplaires : elles servent de modèles et fournissent des critères de jugements esthétiques. Elles introduisent de nouvelles pratiques artistiques et de nouvelles évaluations esthétiques. Elles offrent de nouvelles possibilités expressives, de nouvelles langues et invitent à avoir un autre regard, une autre écoute.
- Le génie, c'est donc ce qui permet de faire des oeuvres originales et exemplaires, c'est-à-dire de faire des œuvres remarquables en l'absence de règles à suivre ou de modèles à imiter.
- A noter que l'originalité d'une œuvre ne doit pas être confondue avec son unicité. Une œuvre peut être originale et exister en plusieurs exemplaires. L'originalité d'une œuvre d'art tient non pas à son caractère inimitable, mais à ce qu'elle n'est pas elle-même une imitation d'autre chose. L'original, c'est l'inimité et non l'inimitable.
- Qu’en est-il aujourd’hui ? La disparition progressive de tout idéal esthétique, de toute norme esthétique a fait du nouveau comme tel un critère d'appréciation esthétique de premier ordre. Aujourd'hui, une des questions fondamentales des artistes comme des amateurs d'art est: "Est-ce que cela s'est déjà fait/vu ?" L'originalité prime sur l'exemplarité, ce qui explique qu'on pourra parfaitement tenir pour des œuvres d'art des objets dont la qualité principale est de n'avoir jamais été tentée, au risque qu'ils relèvent de ce que Kant appelle l'originalité absurde.
3. L’apparence de la nature
- Selon Kant, l’art prend l’apparence de la nature, dans la mesure où sa finalité ne doit pas être manifestement intentionnelle. Le génie a ceci de commun avec la spontanéité de la nature qu’il est incapable de dire d’où lui viennent ses idées et comment il les trouve. Il y a une dimension inexprimable dans le génie artistique. Seuls les mauvais artistes connaissent par avance le produit de ce qu’ils vont faire, savent ce qu’ils vont réaliser avant de l’avoir effectivement réalisé. Les artistes sont “inconscients”, dans la mesure où “ils ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle par laquelle ils doivent réaliser leur produit”.
- Le génie est ce qui permet de bien faire, de réussir alors que rien n'indique ce qu'il faut faire pour bien faire et réussir. Il est au-delà des connaissances ou des règles de fabrication de quelque chose parce que ses gestes techniques à lui, ses manières de faire à lui, ses procédés ne sont pas conçus par celui qui les utilise, ne peuvent pas être explicités sous la forme d'une règle écrite ou verbale, sous la forme d'une procédure intégralement exposée, dite, donc transmissible.
- Pour un peintre, le choix des couleurs obéit sans doute à quelques règles: on peut par exemple ne choisir que des couleurs primaires et si c'est le cas, on n'utilisera pas d'autres couleurs, ce serait comme une faute, une infraction à la règle. Ne pas savoir ce que l'on fait n'est pas la même chose que faire n'importe quoi. Le génie est celui qui sans savoir ce qu'il fait, le fait comme s'il le savait, c'est-à-dire le fait comme si ce qu'il fait obéit à des règles. Seulement, il ne sait pas quelles sont ces règles ni ne peut les connaître.
- Le génie est de l'ordre du comme si : il travaille comme s'il suivait des règles puisqu'il ne fait pas n'importe quoi, seulement, c'est "comme si" puisque ces règles ne sont même pas aperçues par l'artiste. On ne peut que supposer leur existence. Les supposer parce que sans elles, il n'y aurait pas de différence entre le génie et le n'importe quoi. Or, il y en a. Les supposer parce qu'elles ne sont pas suivies de manière délibérée, conscientes.
- Le talent est donc plus que l'habileté qui s'acquiert par imitation. Il est au-delà de l'apprentissage, mais n'est rien sans apprentissage non plus puisque l'artiste doit tout de même apprendre une technique. Le talent, c'est ce qui ne s'apprend pas parce que ce qu'il permet de faire, celui qui le fait est incapable de le comprendre, de l'expliquer et donc d'en rendre compte sous la forme de règles qui pourraient être apprises, c'est-à-dire imitées.
Conclusion :
- L’oeuvre d’art semble donc en droit inexplicable; elle n’est ni conceptuelle ni analysable ; elle doit paraître naturelle. Le génie, opposé à l’esprit d’imitation, est un don naturel qui donne des règles à l’art. Mais cette conception ne tend-elle pas à effacer le dur labeur qui est à l'œuvre dans toute production géniale ? Sans un travail acharné, le don naturel ne reste-t-il pas pure puissance non actualisée ?
- Cette définition du génie comme don est donc insatisfaisante. D’abord elle est négative en cela qu'elle ne dit pas ce que le génie est : les règles propres au génie ne sont pas apprises, ne sont pas conscientes et ne sont pas transmissibles. Ensuite cette définition fait du génie une sorte d’élu de la nature et le sacralise en quelque sorte. Enfin, expliquer la création artistique par le génie se heurte à une observation toute simple : tous les artistes, y compris ceux qu'on dit géniaux, ne font pas toujours de bonnes choses. Comment dès lors rendre compte de l'échec d'un génie s'il est un génie ?
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