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Grand cours: L'HISTOIRE (f de f)

Publié le 22/02/2012

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histoire

 

C) LES PHILOSOPHIES DE L’HISTOIRE

Les philosophies de l’histoire (Hegel, Marx, Kant) ont comme noyau le concept de sens de l’histoire. Alors que les constructions proposées par les historiens sont multiples et variées, nous laissant dans l’éparpillement analytique, les grandes philosophies de l’histoire proposent une synthèse véritable et ultime de l’histoire, pour intégrer les divers moments historiques ; l’histoire est prise comme totalité possédant un ordre profond, un but et une fin. Cette notion de sens de l’histoire renvoie à un besoin d’intelligibilité profond de l’esprit humain.

1.     L’histoire comme processus : la raison dans l’histoire (texte de Hegel, in  La raison dans l’histoire, p. 179 du livre de TL, p 96 du livre de TES)

Comme la philosophie de Leibniz, la philosophie de l’histoire de Hegel est une “ théodicée ”, avec ce renforcement que la raison divine n’est plus pour Hegel transcendante à l’histoire (Dieu séparé de la création) mais lui est intérieure, immanente. L’histoire va devenir le lieu de la nécessité étant, par essence, rationnelle. Il montre qu’il est possible de découvrir la logique profonde et cohérente du déroulement de destins individuels. Le processus historique a sa logique propre, qui est interne, et cette logique est celle de la raison.

Idée d’abord d’une rationalité absolue du monde dont témoigne l’histoire humaine. Hegel entend par esprit, à la fois ce qui connaît et ce qui anime rationnellement les phénomènes, pétrit le monde mouvant et vivant : l’esprit est en même temps principe de connaissance des phénomènes et principe d’organisation de ces phénomènes, de cette réalité. Dès lors, l’esprit qui découvre la rationalité des phénomènes se reconnaît lui-même dans le monde. Le réel lui-même est rationnel.

Hegel affirme ainsi qu’il est possible de découvrir la logique profonde des événements. Le processus historique a sa logique propre, qui est interne, -logique qui est celle de la raison. La raison esr considérée comme un principe divin immanent au monde. L’histoire n’est pas le royaume du hasard, mais elle n’est pas non plus celui du mal : l’existence du mal historique (crimes, guerres, etc.) n’apporte en rien la preuve que l’histoire est absurdité ou folie. Le mal est le moyen par lequel l’Histoire s’accomplit, la ruse, le détour de la raison dans l’histoire. Si guerres et souffrances jalonnent l’histoire, c’est que la raison pour se réaliser doit passer par ces épreuves. Celles-ci sont l’occasion pour la raison de progresser. Le mal n’est jamais que l’occasion d’un mieux.

Idée d’un plan caché échappant à la conscience des individus : l’histoire universelle apparaît comme un processus, lent, obscur, douloureux par lequel l’humanité passe de l’inconscient au conscient. Idée d’une ruse de la raison : la raison, par une ruse, tire parti des actions humaines pour faire avancer l’humanité sur la voie de la perfection; les individus croient réaliser leurs propres buts, défendre leurs intérêts; et ils ne font qu’accomplir, sans s’en rendre compte, un destin plus vaste qui les dépasse (César, par exemple, combat pour son profit personnel mais fonde l’Empire romain). L’histoire n’est pas véritablement faite par l’action des hommes, les hommes ne sont que les instruments et les serviteurs de l’histoire universelle. La signification véritable de l’histoire échappe aux individus (même logique que la théodicée leibnizienne).

Hegel pense l’histoire comme rationalité, c’est-à-dire comme trajet de la raison, en expliquant tout ce qui se produit par la fin visée. Hegel explique chaque moment du déroulement historique par le moment suivant. L’histoire est rationnelle parce qu’elle progresse. Ce qui progresse, c’est la liberté, de sorte qu’on ne peut saisir le sens de l’histoire qu’à condition d’expliquer celle-ci par le progrès de la liberté qui tend à devenir réalisée et consciente d’elle-même.

Peu à peu, par des transitions qui sont des bouleversements et des révolutions, la liberté étend son règne. On trouve ainsi au cours de l’histoire du monde des formes successives de la liberté qui seront dépassées les unes par les autres pour arriver à la forme idéale réalisée. L’histoire est la prise de conscience de la liberté dans le monde. Hegel distingue ainsi quatre moments :

1.               Le despotisme oriental qui affirme qu’un seul homme est libre (particulier); l’avènement des aristocraties grecque et romaine : reconnaissance que quelques hommes sont libres (particulier);

2.               l’avènement du christianisme : reconnaissance que l’homme en tant qu’homme est libre; cette reconnaissance est celle de la liberté purement intérieure; elle n’est pas réalisée car les conditions objectives sont celles de l’esclavage (universel abstrait);

3.               la dernière étape doit être celle de la liberté effective, concrète, qui sera réalisée grâce à l’édification de l’Etat moderne (universel concret). La raison se comprend comme liberté effective lorsque coïncident les intérêts du citoyen et les impératifs de l’Etat.

  1. Le conflit entre la liberté individuelle et l’Etat doit être surmonté : l’histoire se comprend comme réalisation de cette fin; la raison progresse par dépassement de conflits. La fin de l’histoire est le moment où l’universel est réalisé, où la liberté de tous les hommes devient objective, garantie par les institutions. Les individus n’ont souvent pas conscience de réaliser ce but (César, par exemple, combat pour son profit personnel mais fonde l’Empire romain). Le destin de la raison s’accomplit quelle que soit l’intention avouée des agents historiques eux-mêmes.

La philosophie de Hegel est une philosophie déterministe : les événements historiques sont indissolublement ou nécessairement liés les uns aux autres; toute chose a sa raison d’être; l’apparition des grands hommes est déterminée par l’ensemble des circonstances et de la situation historique, de sorte que chaque moment de l’histoire a en quelque sorte les hommes d’Etat qu’il mérite.

C’est aussi une philosophie idéaliste : affirmation de l’identité du rationnel et du réel ; idée que le réel est explicable de part en part.

Il s’agit enfin d’une théorie dialectique : la raison se réalise par son contraire, la déraison, par le jeu chaotique des intérêts et des passions particuliers (le droit se réalise par la force…). Le progrès ne se produit qu’à travers des crises et des luttes, il se fait par bonds successifs qui correspondent à la solution d’une crise. Histoire comme processus immanent.

Mais à la différence des théodicées qui justifient le mal lui-même au nom des voies cachées d’une providence incompréhensible à l’homme, pour Hegel c’est le rationnel qui est le moteur de l’histoire : on ne peut alors pas justifier d’avance l’esclavage, l’inquisition, les camps de concentration, les chambres à gaz, etc. Les chambres à gaz, par exemple, ne seraient pas pour Hegel un phénomène rationalisable : si dialectique que soit le progrès de la raison, il ne saurait passer par des ruses qui en nieraient le principe même; de même, si la guerre est justifiée, c’est en tant qu’il croit qu’elle doit devenir de plus en plus raisonnable, de moins en moins inhumaine, éloignée de la barbarie.

2) Le matérialisme historique (texte de Karl Marx, in Contribution à la critique de l’économie politique, donné en devoir à la maison)

Marx développe lui aussi une philosophie de l’histoire (« le matérialisme historique «), héritée de Hegel, mais où le sens de l’histoire n’est pas la raison « idéaliste « hégélienne mais une dialectique qui serait immanente au développement économique. C’est la production matérielle de la vie qui crée l’histoire, production entendue comme un rapport complexe entre des forces productives (l’ensemble des moyens matériels et des puissances de tous ordres dont dispose la société humaine à une période historique déterminée) et des rapports de production (relations sociales nouées dans le processus de production).

Idée donc que ce sont les conditions matérielles d’existence – les rapports de production économique et le développement des forces productives – qui forment la « base réelle « (l’infrastructure économique) déterminant la conscience des hommes, leurs représentations, les superstructures idéologiques, juridiques et politiques.

Le texte donné en devoir soutient que le nerf de l’évolution historique est la contradiction entre rapports de production et forces matérielles de production. Cette contradiction suscite perpétuellement des conflits : la lutte des classes est finalement le noyau de l’histoire unitaire, c’est elle qui donne un sens global à l’évolution historique : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes « (Manifeste du parti communiste). On peut en effet se demander si cette conception matérialiste de l’histoire ne minore pas considérablement, comme celle de Hegel, le rôle des individus dans l’histoire. Or, rôle essentiel joué par la politiques sous la forme justement de la lutte des classes. Le moteur de l’histoire est le rapport social conflictuel. La temporalité historique est enracinée dans le présent et l’événement. Le communisme, qui est la société sans classes et sans Etat, est un combat, l’effet de la lutte des classes, et non un simple idéal vers lequel l’histoire tendrait.

Marx, penseur du possible, des crises, des conflits. Représentation non linéaire du développement historique. Rôle fondamental du concept de révolution. L’histoire n’a pas de fin, il n’y a pas de paradis du tout, il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré. L’avenir est par essence imprévisible. Idée d’un progrès relatif et instable. L’histoire des hommes est ce qui se construit à partir de la réalité présente.

3) La conception éthique de l’histoire : Kant

Reprise de l’articulation sens / fin : pour qu'il y ait du sens il faut qu'il y ait la fin. Dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant constate que le « tissu de folie, de vanité puérile et de soif de destruction « qui semble caractériser l’histoire humaine indique quelque chose de purement humain. En effet, le comportement des castors, abeilles et autres fourmis est tout à fait ordonné et semble suivre un plan  implacable. Kant suppose qu'à travers la déraisonnabilité des individus se manifeste malgré tout un "dessein de la nature".

S'il y a une "ruse" ici, ce n'est pas comme chez Hegel une "ruse de la raison" dans l'histoire mais une ruse de la nature. La nature place la raison dans l'homme au point que cette raison se laisse ruser par ce dessein de la nature. La nature est conçue comme cette dispensatrice qui a déposé la raison dans l'homme comme elle a déposé d'autres facultés dans d'autres espèces. La finalité de la nature, qui est le développement de la raison jusqu'à ce que l'homme accède à une condition cosmopolitique parfaite, transcende, à leur insu, les individus humains. La nature use d'un moyen pour atteindre son dessein: l'antagonisme entre les hommes, "l'insociable sociabilité" des hommes.

Cette formule kantienne exprime les tendances de chaque homme: insociabilité et sociabilité, ou plutôt la sociabilité affectée d'insociabilité. Prise au niveau de l'individu, le conflit de ces deux tendances en chacun de nous ne peut engendrer que des comportements non raisonnables; ainsi, si l'on s'en tient au niveau individuel, l'histoire ne peut avoir ni intelligibilité ni sens. Mais au niveau de l'espèce, il en va autrement: cette tension développe les facultés de l'espèce: une histoire progressive devient alors possible, à la fois intelligible (puisque dès lors les comportements individuels sont expliqués par le destin de l'espèce) et téléologique (un destin se manifeste dans le développement de la raison).

Où est donc la raison,  caractéristique de l'homme ? L'observation de la folie de la vie humaine montre aisément qu'elle n'est pas dans l'individu. Elle est dans l'espèce.  L'homme est dès lors l'espèce rationnelle. Ce qui est déraisonnable, destructeur, au niveau de l'individu, exprime au niveau de l'espèce, un dessein raisonnable constructif. Si, au niveau de l'individu, nulle histoire ne peut être perçue, au niveau de l'espèce, l'histoire est le développement de la raison. L’espèce seule est capable d’une réalisation progressive de la liberté parce qu’elle se déploie dans l’histoire. Le douloureux travail qui permet à la rationalité et à la liberté d’advenir s’effectue, dans l’espèce, à son insu.

Idée donc que le progrès de l'humanité est " pathologiquement extorqué ", c'est-à-dire arraché au conflit des passions. Kant entend dépasser l'optimisme naïf d'un progrès linéaire, sans tomber pour autant dans le pessimisme radical. Ce n'est pas pour l'amour du bien que l'homme parvient  s'élever mais par la discorde, " l'insociable sociabilité ". La finitude de l'homme, l'antagonisme immanent à la nature des passions est le facteur du perfectionnement humain. C’est la détresse que les hommes s’infligent les uns aux autres qui force l’homme à être raisonnable et faire advenir l’ordre de la loi et de la raison.

C’est antagonisme social fécond se retrouve entre les Etats sous la forme de la guerre. A force de conflits, devrait s’imposer la nécessité d’une fédération des Etats, d’un droit international, pour la paix perpétuelle ; la guerre est le moyen de la paix considérée comme la fin de l’histoire mondiale, l’idéal de ce qui devrait être.

Quelle est l'originalité de la téléologie de l'histoire développée par Kant ? Elle est à signaler sur deux plans: celui de la connaissance (plan épistémologique) et celui de la réalité (plan ontologique).

Sur le plan de la connaissance postuler un but final de l'histoire est une nécessité méthodologique: puisqu'on en peut pas déceler de but raisonnable chez les individus, il convient de rechercher si l'on ne trouve pas un "dessein de  la nature" dans le cours de l'espèce, faute de quoi l'activité humaine  serait condamnée à demeurer inintelligible. Ce qui prouve que Kant envisage le "but final" essentiellement comme un fil conducteur méthodologique, bien plus que comme une certitude transhistorique, c'est la lecture de cette phrase. Ce plan de la nature est au fond  une hypothèse. Il est méthodologiquement proche de ce qu'est "l'homme naturel" chez Rousseau: un être qui n'a jamais existé, qui n'existe pas, qui n'existera probablement jamais mais dont il est important d'avoir une idée juste pour comprendre ce qu'est l'homme civilisé.

Le but final proposé par Kant n'est pas une "fin" au sens hégélien et marxien du terme. Pour Hegel et Marx, la fin de l'histoire se réalise effectivement à travers une politique précise: pour Hegel l'histoire s'achève dans l'Etat moderne qui est "la réalisation de la liberté", tandis que pour Marx elle s'achèvera  dans la société sans classes. Kant au contraire n'envisage pas une fin de l'histoire réalisant effectivement un but final: le but final est plutôt une tendance vers un maximum qui pourrait bien demeurer tout à fait idéal. La notion de fin chez Kant désigne un dessein moral, une invitation de l’homme à maîtriser sa nature. Espérance d’un monde où les hommes vivraient selon la raison, qui permet à l’homme d’avancer et de ne pas sombrer dans le pessimisme. La notion de fin est à penser ici comme possible : l’espérance est ce dont l’impossibilité n’a pas été démontrée.

La raison ici ne désigne pas une nouvelle Providence mais l’effort d’une humanité responsable qui advient. L’histoire ne s’accomplit que par nos efforts. La vertu est le travail incessant pour la réalisation de la paix, de la liberté, de la raison. La vertu suppose les scrupule : on n’est jamais pleinement certain de bien faire mais simplement assuré de vouloir le faire, d’être de bonne volonté. La fin comme catégorie du risque, de l’action, du possible, de l’espérance, de l’exigence, du devoir, idée régulatrice unifiant la morale et la politique.

4) Conclusion : la fonction d’une téléologie de l’histoire

Au total, on peut concevoir l’idée d’un sens de l’histoire soit à partir d’une finalité transcendante (les théologies de l’histoire), soit à partir d’une finalité immanente (Hegel, Marx), voire éthique (Kant).

Contrairement au christianisme, chez Hegel et Marx,  le sens de l'histoire n'est pas donné en bloc, d'un seul coup en plein milieu de l'histoire: il n'est connu qu'à la fin, qu'au dernier acte, parce qu'il ne se dévoile que petit à petit. On l’a vu, le christianisme, bien qu’assouplit par l’argument de la pédagogie divine, suppose que Dieu vient du dehors de l'histoire au beau milieu de cette histoire nous délivrer le sens qui était préparé depuis longtemps et que les temps suivants ne feront qu'accomplir.

A l'opposé, pour Hegel et Marx , ce sens n'est pas donné du dehors: il se découvre laborieusement au dedans, au sein même de cette histoire. Dans le christianisme, le sens de l'histoire est donné à la conscience humaine par Dieu. Chez Hegel à l'inverse, l'homme découvre lui-même le sens de l'histoire parce que l'histoire devient de plus en plus consciente d'elle-même dans la raison humaine. Chez Marx, c'est l'histoire qui délivre son sens, si bien qu'au stade communiste (comme le dit Marx dans les Manuscrits de 1844) "le mouvement de l'histoire est conçu et devenu conscient dans sa totalité".

C'est pourquoi si pour le chrétien l'histoire est une attente, pour Hegel et Marx elle est plutôt un processus qu'on appelle "progrès". Pour les chrétiens, la vérité est dite, révélée, pour les philosophes de l’histoire la vérité est en progrès.

Avec Kant s’esquisse une conception éthique du sens de l’histoire où l’histoire n’est pas tant un processus que le produit d’une exigence, d’un effort de l’humanité pour se réaliser elle-même à son insu.

Quelle est finalement la fonction d'une téléologie de l'histoire ? Une téléologie de l'histoire sert à comprendre, à espérer et à agir en unissant l'humanité dans un tout. L'histoire est celle de toute l'humanité, - « l'histoire universelle « comme dit Kant.  Le Christ, en venant mourir sur la croix, signifie que Dieu donne le sens de l'histoire une fois pour toutes  et pour toute l'humanité. De même le principe de la lutte des classes posé par Marx et Engels au début du Manifeste du parti Communiste concerne toutes les sociétés sans exception: ce principe, téléologique dans son essence, assure l'unité de l'humanité.

Unifier l'humanité sous le sens de l'histoire permet une intelligibilité universelle systématique: aucun cas particulier ne demeurera sans explication en rapport avec ce sens de l'histoire. Il n'y aura rien d'énigmatique dans l'histoire. Les téléologies de l'histoire permettent donc d'évacuer toute zone d'ombre de l'histoire. Permettant de comprendre, la téléologie de l'histoire permet d'espérer et d'agir: "Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir" disait Aug. Comte. Savoir, c'est-à-dire comprendre; prévoir, c'est-à-dire espérer; pouvoir, c'est-à-dire agir.

Or, n’est-ce pas cette prétention à l’unité, à l’universalité et à la totalisation qui pose problème et rend les philosophies de l’histoire tout à fait contestable ?

D) CRITIQUES DES PHILOSOPHIES DE L’HISTOIRE

Postuler que l’histoire a un sens et une fin semble problématique pour bien des auteurs contemporains. Cette idée d’un sens de l’histoire n’est-elle pas illusoire, voire dangereuse et porteuse d’une logique totalitaire ? N’est-ce pas finalement la définition du sens de l’histoire comme fin qui pose problème ? Et si tel est le cas, n’est-il pas alors possible de déconnecter le sens et la fin pour conserver à la notion de sens de l'histoire son aspect fécond et régulateur ?

1.     Une histoire ou des histoires ?

Nous avons que les téléologies historiques supposent que l'humanité et l'histoire soient unes, bref qu'existe une histoire universelle de l'homme. Qu'est-ce qui nous dit pourtant qu'il y a une humanité et non pas des humanités ? Qu'il y a une histoire et non pas des histoires ? La plus grande faiblesse peut-être des théories du sens de l’histoire, c’est d‘avoir présupposé un sens, comme s’il n’y en avait qu’un, de l’Histoire, comme s’il n’y en avait qu’une.

Lévi-Strauss fait observer, dans Race et Histoire que, spontanément, nous bornons l'humanité aux limites de notre village. Au-delà vivent les non-hommes, les barbares.  Bergson, dans Les deux sources de la Morale et de la Religion, le dit également: « nous aimons naturellement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est acquis «. Pourquoi cet amour est-il acquis et non pas naturel ? Parce que l'humanité n'est pas une évidence donnée par la sensibilité chaque jour, mais qu'elle est un concept construit, une idée abstraite et artificielle, parce que son contenu est fait essentiellement d'invisible (nul jamais n'a vu l'humanité), d'impalpable, d'immatériel. Invisible, immatérielle: telle est l'humanité (une idée,un concept, une valeur).

D’autre part, depuis que l’homme a colonisé la Terre jusqu’à notre siècle, des milliers de société ont vécu dans une totale ignorance les unes des autres. Rien ne nous autorise à penser que ces cultures ont suivi des chemins parallèles, encore moins convergents. L’Histoire universelle des philosophies de l’histoire est une histoire européocentriste oublieuse des autres cultures. Or, les sociétés différentes constituent des histoires différentes, qui ne vont pas au même rythme ; au sein de chaque société, il est possible de distinguer des plans différents (cf. Braudel).

Il faut toutefois préciser que l’histoire tend aujourd’hui à devenir universelle, dans la mesure où, avec la mondialisation des échanges et de la technique, la Terre voit son histoire unifiée. Cette mondialisation est-elle pour autant une véritable universalité, respectueuse des diversités culturelles ou bien n’est-elle qu’une uniformisation autour des valeurs et du mode de vie occidental. Problème de l’articulation de l’universel et du relatif qui est un des grands enjeux du millénaire. L’histoire de l’humanité : unité biologique de l’espèce humaine (tronc commun, origine commune en Afrique), puis civilisation de la Terre, éparpillement, diversité culturelle ; enfin (nous y voilà !), la réunification culturelle et politique. C’est ce que Kant appelle le cosmopolitisme qui donne rétrospectivement à l’histoire son sens. Sous quelle forme et autour de quelles valeurs (les droits de l’homme, la démocratie…) ? 

Signalons également le caractère ambigu et relatif de la notion de progrès, entendu comme évolution positive. Si le progrès est indiscutable en science, il n’a aucun sens en art ; tous les domaines de la civilisation et de l’histoire présentent un mélange de progrès, de stagnations et de régressions. Le progrès ne peut être considéré comme le sens de l’histoire, la décadence non plus. L’appréciation du progrès dépend des critères choisis. Idée d’un progrès non pas linéaire, constant, absolu, mais relatif, discontinu, multiforme.

Enfin, pour la plupart des historiens contemporains, la philosophie de l’histoire est récusée ; il n’y a pas une histoire dans laquelle se fondent les événements enchaînés par un sens, mais des histoires. La volonté d’intégrer tous les faits essentiels dans un système cohérent conduit à délaisser l’étude des événements de la vie quotidienne, jugés de faible intérêt dans cette perspective. Notre époque voit s’épanouir des études historiques isolées qui prennent pour objets d’études systématiquement isolés l’histoire de groupes locaux ou l’évolution des usages de la vie quotidienne.

Au total, c’est l’idée qu’il y aurait un sens, une fin, une humanité qui semble le plus poser de difficultés dans l’idée d’un sens de l’histoire.

2)  Totalitarisme et philosophie de l’histoire

Postuler que l’histoire a un sens peut mener directement, selon certains auteurs, à la terreur politique et à l’arbitraire. Les origines du totalitarisme serait ainsi à chercher dans ces visions téléologiques et totalisantes de l’histoire.

CONCLUSION GENERALE : LA FAILLITE DU SENS ET LE NIHILISME CONTEMPORAIN

Faut-il pour autant renoncer à l’idée d’un sens de l’histoire ? Il convient, pour conserver à cette idée sa dimension régulatrice,  de dissocier le sens et la fin ou bien de donner au concept de fin un autre sens que celui de cessation, de terme ou d’arrêt des événements. Il y a sans doute de fort bonnes raisons d'abandonner la notion de « fin de l'histoire « et tout le discours téléologique qui l'accompagne (cf. Les critiques précédemment évoquées). Mais le discrédit de la notion de sens de l'histoire doit être lu comme symptôme politique d'une époque.

Plusieurs facteurs caractérisent notre époque : la faillite du sens (politique, religieux, historique…), la retombée des idéologies et utopies que d’aucuns ont enterrées, le triomphe de l’individualisme. Notre univers contemporain est marqué par une crise des fondements : c’est ce que Nietzsche nomme le « nihilisme «, lequel désigne le phénomène spirituel lié à la mort de Dieu et des idéaux suprasensibles, à l’effacement du sens. La mort des grands récits totalisants (ce qu’on appelle le « postmodernisme «) – la pensée des Lumières, le marxisme, les grandes utopies du XIXe siècle, etc.-, des idéologies n’est qu’une dimension de ce nihilisme. C’est le triomphe, signalé par Lipovetsky dans L’ère du vide, de l’individu narcissique, postmoderne, et, avec lui, des valeurs hédonistes et consuméristes (« style cool «, décontracté…).

 Nous n'avons pas encore les moyens intellectuels capables de surmonter la crise du sens de l'histoire et de nous mettre en état de répondre à notre question initiale. C’est pourquoi il convient de revisiter les grandes philosophies de l’histoire pour y trouver peut-être de quoi rendre intelligible notre époque (ainsi a-t-on pu parler, après la guerre du Golfe, d’un retour de Marx).

Il ne paraît pas légitime de répudier toute notion de sens et de fin de l’histoire, notion dynamique et régulatrice. La fin ne signifie pas l’arrêt du temps (au sein de la démocratie libérale, par exemple, dans la version qu’en donne Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire ou le dernier homme), dans la mesure où l’histoire est le lieu de l’existence exposée et dramatique : l’homme, comme l’a bien montré Hegel, est négativité, travail spirituel, effort. L’existence humaine est tout entière dramatique et dialectique, ne se laissant pas enfermer dans quelque système que ce soit ; l’avenir de l’homme est précisément a-venir, aléatoire, problématique. Notre transcendance ne peut connaître de fin. La conscience humaine voudrait en vain s’apaiser, se fixer dans une inertie sans pensée. Or, l’histoire est précisément une dialectique de la négativité et de l’inquiétude humaine qui conduit à mettre totalement en question la notion d’une transparence totale.

Pour conserver à la notion de sens de l’histoire toute sa portée, il faut l’articuler sur celle de fin entendue comme but, dessein, «  ce que l’homme, ceque l’humanité visent, ce qu’ils attendent ou ce qu’ils veulent atteindre « (Eric Weil). Par « fin de l’histoire «, il faut concevoir un dessein éthique, une finalité tentant d’informer et de maîtriser l’action humaine. Fin et sens de l’histoire désignent une idée régulatrice unifiant le cours dynamique des événements.

La fin de l’histoire ne signifie donc pas qu’il n’y aura ou n’y aurait plus d’événements, de crises, d’antinomies. Elle ne signifie pas que « les hommes ne mourraient plus, ou que les amoureux seraient nécessairement heureux, tous les enfants doués, tous les humains bons et beaux. Elle ne signifie pas, non plus, qu’après la fin de l’histoire, il ne puisse plus y avoir de tragédies et de souffrances de l’individu « (Eric Weil). La fin de l’histoire n’est ni l’âge d’or ni la vie au paradis terrestre mettant fin aux vrais conflits, mais un projet dynamique et moral informant la pratique politique authentique. 

 

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